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Décision n° 2015-719 DC du 13 août 2015 - Saisine par 60 sénateurs

Loi portant adaptation de la procédure pénale au droit de l'Union européenne
Non conformité partielle

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Conseillers,

Les Sénateurs soussignés ont l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi portant adaptation de la procédure pénale au droit de l'Union européenne.

Les Sénateurs requérants considèrent que 28 dispositions, faisant chacune l'objet d'un article additionnel à la loi déférée, sont des cavaliers législatifs, contrevenant aux principes de clarté et d'intelligibilité de la loi et à l'article 45 de la Constitution.

Ces 28 dispositions additionnelles ont pour but d'apporter des modifications, substantielles pour certaines, à la législation pénale, sans qu'un texte communautaire ne contraigne l'Etat français :

- article 3 bis : exercice des fonctions dévolues au service pénitentiaire d'insertion et de probation à Saint-Pierre-et-Miquelon ;

- article 4 quater A : obligation d'informer une victime de la possibilité de saisir le fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (FGTI) ;

- article 4 quater : instauration d'une sur-amende destinée à financer l'aide aux victimes, assise sur le montant des amendes pénales et douanières recouvrées mais aussi sur le montant des sanctions pécuniaires prononcées par certaines autorités administratives indépendantes ;

- article 5 bis A : possibilité pour la juridiction de prononcer un huis clos pour le jugement des délits et crimes contre l'humanité et crimes de guerre et de faire témoigner des personnes de manière anonyme ;

- article 5 quater A : caractère exécutoire de la peine de contrainte pénale à compter de la notification à l'intéressé s'il est absent lors de l'audience ;

- article 5 quinquies : lorsque la juridiction prescrit à une personne reconnue coupable d'un délit passible d'une peine d'emprisonnement le suivi d'un stage de citoyenneté, possibilité de prononcer cette peine en l'absence du prévenu à l'audience dès lors qu'il a fait connaître par écrit son accord et qu'il est représenté par son avocat ;

- article 5 sexies : modification similaire à celle de l'article 5 quinquies quand la juridiction décide de condamner le prévenu à une peine de travail d'intérêt général ;

- article 5 septies A : lorsqu'une peine consiste dans l'obligation d'accomplir un stage, la durée de celui-ci ne peut excéder un mois et son coût, s'il est à la charge du condamné, ne peut excéder le montant de l'amende encourue pour les contraventions de la troisième classe ;

- article 5 septies B : précision juridique relative aux modalités de prononcé des peines d'emprisonnement ;

- article 5 septies C : modalités d'application des sursis avec mise à l'épreuve pour les personnes se trouvant en état de récidive légale ;

- article 5 septies : même objet que les articles 5 quinquies et 5 sexies quand la juridiction ordonne un sursis à exécution de la peine d'emprisonnement en l'assortissant d'une obligation de travail d'intérêt général ;

- article 5 octies : possibilité pour le juge de l'application des peines de convertir en contrainte pénale une peine d'emprisonnement suivant la condamnation d'un délit de droit commun comportant une peine d'emprisonnement ferme de six mois au plus ;

- article 5 nonies : possibilité d'appliquer à la phase d'instruction les dispositions simplifiant la gestion des scellés issues de la loi n° 2015-177 du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, en particulier la réduction à un mois du délai dans lequel le propriétaire d'un bien sous scellés doit le reprendre après une mise en demeure ;

- article 5 decies : encadrement des délais d'examen des appels et pourvois en cassation formés contre une ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel ;

- article 5 undecies : création d'une obligation à la chambre de l'instruction de mentionner les éléments à charge et à décharge lorsqu'elle met en accusation une personne et ordonne son renvoi devant la cour d'assises ;

- article 5 duodecies : passage de deux à six mois du délai maximum dans lequel le procureur de la République peut inviter à comparaître devant un tribunal une personne qui lui est déférée ;

- article 5 terdecies : passage de huit jours à un mois du délai d'examen des requêtes en dessaisissement d'un parquet ;

- article 5 quaterdecies : précision relative aux réductions supplémentaires de peine pouvant être accordées aux condamnés qui manifestent des efforts sérieux de réadaptation sociale ;

- article 5 quindecies : modification des conditions dans lesquelles le juge de l'application des peines peut ordonner une mesure d'aménagement de peine ou de conversion de peine d'emprisonnement ;

- article 5 sexdecies : modification des dispositions du code de procédure pénale relatives à l'emprisonnement encouru pour défaut de paiement d'un jour-amende ;

- article 5 septdecies A : modalités selon lesquelles le parquet a la faculté d'informer l'administration ou un organisme compétent de l'existence d'une enquête ou d'une instruction en cours concernant une personne dont l'activité professionnelle ou sociale est placée sous le contrôle ou l'autorité de cette administration ou de cet organisme et que la transmission de cette information paraît nécessaire à l'exercice de ce contrôle ou de cette autorité. Cet article définit également les modalités selon lesquelles le parquet informe l'autorité administrative de l'existence d'une condamnation ou d'une procédure judiciaire afférant à plusieurs types d'infractions et concernant une personne exerçant une activité professionnelle ou sociale impliquant un contact habituel avec des mineurs ;

- article 5 septdecies B : limitation dans le temps des effets d'une mesure administrative de suspension temporaire de participation à la direction et à l'encadrement d'institutions et d'organismes soumis aux dispositions législatives ou réglementaires relatives à la protection des mineurs accueillis en centre de vacances et de loisirs, ainsi que de groupements de jeunesse. Cet article étend également aux activités exercées à titre bénévole les sanctions applicables aux personnes exerçant contre rémunération l'une des fonctions de professeur, moniteur, éducateur, entraîneur ou animateur d'une activité physique ou sportive alors que cet exercice leur est interdit suite à une condamnation ou la prise d'une mesure administrative ;

- article 5 septdecies C : élargissement du régime de sanctions administratives prévu à l'article L. 914-6 du code de l'éducation aux chefs d'établissement privé d'enseignement du premier degré ;

- article 5 septdecies D : élargissement des cas d'interdiction d'exploiter ou de diriger l'un des établissements, services ou lieux de vie et d'accueil régis par le code de l'action sociale et des familles, d'y exercer une fonction à quelque titre que ce soit, ou d'être agréé au titre des dispositions du même code ;

- article 5 septdecies E : extension aux services pénitentiaires d'insertion et de probation de la faculté d'avoir directement accès au bulletin n° 1 du casier judiciaire des condamnés ;

- article 5 septdecies : suppression d'une référence dans le code de la route à une directive annulée par la Cour de justice de l'Union européenne pour faire référence aux « instruments de l'Union européenne » ;

- article 6 bis : correction d'une malfaçon de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique qui a supprimé la pénalisation des dons aux partis politiques par les personnes morales ;

- article 7 bis : entrée en vigueur différée de plusieurs articles de la loi.

Comme l'a précisé le rapporteur au Sénat, François ZOCCHETTO, « l'adjonction de ces dispositions nouvelles, dont certaines portent des modifications lourdes sur le plan juridique et politique, pose tout d'abord un problème de principe dans la mesure où le Sénat n'a pu, en sa qualité de première assemblée saisie et compte tenu de l'engagement de la procédure accélérée, les examiner dans des conditions satisfaisantes en commission et en séance publique et engager un dialogue avec l'Assemblée nationale dans le cadre de la navette parlementaire ».

Ces articles additionnels constituent des « cavaliers législatifs » au regard de l'article 45 de la Constitution et de la jurisprudence de votre Conseil en la matière (1), comme l'a d'ailleurs évoqué la Sénatrice Catherine DI FOLCO, dans son intervention en séance publique, lors de l'examen du texte au Sénat, en nouvelle lecture (2), démontrant le dévoiement de la procédure parlementaire.

Les requérants constatant que les principes jurisprudentiels sont bien établis, puisque votre Conseil vérifie que les amendements ne sont pas dépourvus de tout lien avec les dispositions figurant dans le projet de loi initial, considèrent que les 28 dispositions énumérés préalablement font figure de cavaliers législatifs, puisque le lien exigé doit être établi par rapport au contenu même des dispositions initiales. Or tel n'est pas le cas en l'espèce, car il ne suffit pas que l'amendement ait un rapport avec l'intitulé du texte initial, qui ne constitue en soi qu'un indice du contenu matériel des dispositions.

De plus, le fait d'avoir introduit, en cours de navette parlementaire, sans que le Sénat n'ait la possibilité d'examiner au fond ces dispositions, avant l'examen en commission mixte paritaire, rend cette loi illisible et inintelligible.

Pour le surplus, de nombreuses modifications introduites sous forme de cavaliers législatifs posent des problèmes de fond ; à titre d'exemple : les articles 5 quaterdecies et 5 septdecies. Ainsi l'article 5 quaterdecies inséré sur proposition du rapporteur de la commission des lois de l'Assemblée nationale, cet article modifie les dispositions du code de procédure pénale relatives aux réductions supplémentaires de peine pouvant être accordées aux condamnés qui manifestent des efforts sérieux de réadaptation sociale. Afin de lutter contre la surpopulation carcérale, ce dispositif prévoit que l'appréciation des efforts de réinsertion en vue de l'octroi de ces réductions supplémentaires doit tenir compte de l'impact sur le condamné des conditions matérielles de détention et du taux d'occupation de l'établissement pénitentiaire. Or, un tel mécanisme constitue une inégalité de traitement entre détenus selon l'établissement pénitentiaire dans lequel ils sont incarcérés.

De même, les requérants considèrent que l'article 5 septdecies A, introduit à l'initiative du Gouvernement à la suite de deux affaires récentes de pédophilie révélées dans le milieu scolaire, porte une atteinte grave au principe constitutionnel de présomption d'innocence en permettant au parquet d'informer les administrations de tutelle de l'existence de procédures judiciaires en cours quand elles concernent des personnes dont l'activité professionnelle les conduit à travailler au contact habituel de mineurs. S'il est essentiel d'assurer la protection des enfants, à plus forte raison dans le milieu scolaire, certaines affaires de pédophilie peuvent également parfois s'avérer sans fondement réel. Or, la diffusion d'informations sur l'existence d'une procédure judiciaire, au stade de l'enquête ou de l'instruction, peut causer des dommages, bien souvent irréparables, à des personnes injustement mises en cause. Les requérants considèrent, comme l'a rappelé le rapporteur au Sénat, qu'avant la décision de justice, il apparaît souhaitable que la mise à l'écart d'une personne soupçonnée ne puisse s'effectuer que dans le cadre exclusif du contrôle judiciaire assorti de l'interdiction d'exercer une activité en lien avec les mineurs.

La procédure employée nie, selon les requérants, le bicamérisme et le rôle du Sénat dans les institutions de la Vème République, confortés par la réforme constitutionnelle de 2008.
Pour l'ensemble de ces raisons, les Sénateurs requérants estiment que ces 28 dispositions additionnelles doivent être déclarées inconstitutionnelles.

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Notes
(1) Décisions 2009-584 DC, 2009-589 DC, 2010-607 DC, 2010-617 DC, 2011-629 DC, 2011-637 DC, 2011-640 DC, 2012-649 DC et 2013-679 DC.

(2) « Le dévoiement de la procédure parlementaire auquel nous devons faire face aujourd'hui, et que nous dénoncerons devant le Conseil Constitutionnel. (...) Je veux parler ici de l'ajout, en 1ere lecture, seule et unique lecture d'ailleurs, puisque la procédure accélérée a été engagée, de 28 articles additionnels par l'Assemblée nationale, qui sont ni plus ni moins des cavaliers législatifs. »