Décision n° 2015-713 DC du 23 juillet 2015 - Saisine par Président du Sénat
Monsieur le Président,
La loi relative au renseignement vient d'être votée par le Parlement. Elle entend donner un cadre légal aux activités des services de renseignement et, plus particulièrement, fixer les limites des techniques de recueil des renseignements nécessaires à la sécurité nationale.
Cet encadrement doit concilier l'efficacité des services de renseignement, nécessaire à notre sécurité et à notre souveraineté, avec les exigences de 1'État de droit et de nos règles constitutionnelles, au premier rang desquelles figure la protection des libertés fondamentales. Plusieurs de ces libertés fondamentales sont susceptibles d'être affectées par la loi votée : la liberté d'opinion, le secret de la vie privée, l'inviolabilité du domicile, la confidentialité des correspondances, la liberté de la presse, les secrets professionnels.
A bien des égards, les questions posées par le cadre légal des activités de renseignement sont inédites, en raison notamment de la nature et de la gravité des menaces auxquelles sont exposés aujourd'hui nos intérêts nationaux et nos concitoyens mais aussi, bien sûr, de l'évolution des technologies de surveillance et de captation des données personnelles.
Concernant ces nouvelles technologies, peu de références juridiques pertinentes permettent d'apprécier la constitutionnalité du cadre légal. Le Conseil Constitutionnel n'a été saisi ni de la loi du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des communications électroniques, ni de la loi de programmation militaire pour les années 2014 à 2019 du 19 décembre 2013. Il aura en revanche à se prononcer prochainement sur la question prioritaire de constitutionnalité, transmise le 5 juin 2015 par le Conseil d'État, relative à l'accès des autorités administratives aux données de connexion.
Autant les limites de l'action judiciaire répressive sont connues, autant celles de l'action administrative de prévention pour la sauvegarde de la sécurité nationale demeurent imprécises. Certes, la décision du Conseil Constitutionnel du 19janvier 2006 sur la loi relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers a validé un régime de réquisitions administratives de « données de trafic », auprès d'opérateurs, sans l'aval d'un magistrat judiciaire, par des agents individuellement désignés et dûment habilités des services de la police et de la gendarmerie nationales, mais en limitant ces réquisitions à la seule prévention des actes de terrorisme. Les questions posées par la loi relative au renseignement sont plus larges.
Face à l'importance des enjeux, le Sénat, qui s'est toujours attaché à être un garant des libertés, s'est efforcé d'inscrire la définition des techniques modernes de renseignement dans le cadre primordial de la protection des droits des citoyens. Le président de la commission des lois et le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, ont assumé personnellement les fonctions de rapporteur et de rapporteur pour avis.
Le processus législatif a permis d'améliorer substantiellement le projet de loi. Il a néanmoins été contraint par la décision du gouvernement de recourir à la procédure accélérée, alors que 1'importance et les difficultés des questions posées auraient justifié que les deux assemblées aient le temps nécessaire, par la navette parlementaire, de parvenir à un équilibre plus éclairé entre les nécessités de la sécurité et les garanties des libertés.
Animé par la volonté de soumettre les activités de renseignement aux principes juridiques fondateurs de notre État de droit et d'apporter les garanties indispensables à des procédures qui affectent potentiellement chaque citoyen et de nombreuses personnes morales, le Sénat a défini un « cahier des charges » de la légalité des autorisations de mise en œuvre des techniques de renseignement, placées sous le contrôle du Conseil d'État. Cet article (créant un nouvel article
L.80 1-1 du code de la sécurité intérieure) permettra à la nouvelle Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNTCR), autorité administrative indépendante, et au juge de l'excès de pouvoir d'exercer un contrôle rigoureux du bon usage des techniques de renseignement, dans le respect du principe cardinal de proportionnalité des moyens utilisés aux fins poursuivies.
Sans revenir sur le détail des modifications apportées au projet de loi, le Sénat s'est attaché à mieux définir les finalités du renseignement et à encadrer les techniques de recueil de renseignement à l'aune du principe selon lequel plus les techniques sont intrusives, plus les garanties doivent être exigeantes. Il a tenu à cet égard à renforcer l'encadrement des procédures d'urgence, à étendre les pouvoirs de contrôle de la CNCTR, à faciliter la saisine du Conseil d'État et à garantir l'effectivité de son contrôle juridictionnel. Il s'est également attaché à cantonner l'usage des algorithmes de surveillance, à fiabiliser les modalités de recueil des données de connexion ou des interceptions de sécurité, à apporter des garanties particulières à l'exercice de mandats ou de professions le justifiant, à réduire la durée des autorisations portant sur la sonorisation ou la captation d'images dans les lieux privés et à réduire également la durée de conservation des données collectées.
Les pouvoirs de la délégation parlementaire au renseignement ont été renforcés, de façon à conforter le contrôle démocratique exercé par le Parlement. Le Sénat a enfin tenu à ce que la loi fasse l'objet d'un nouvel examen par le Parlement dans un délai maximal de cinq ans, à l'issue d'un bilan d'application réalisé par la délégation parlementaire au renseignement.
Pour l'essentiel, la volonté du Sénat de mieux inscrire la politique publique du renseignement dans le cadre de l'État de droit a prévalu en commission mixte paritaire où la majeure partie des amendements ayant trait aux points qui viennent d'être mentionnés a été reprise.
Néanmoins, eu égard à la portée de ce texte, aux nombreuses interrogations qu'il a suscitées et à la brièveté des délais laissés au Parlement pour l'examiner, j'estime devoir le soumettre à l'examen du Conseil constitutionnel, sur le fondement du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, afin qu'il puisse être garanti que, dès sa promulgation, le dispositif adopté répondra pleinement aux exigences, en matière de protection des libertés, du bloc de constitutionnalité.
Je vous prie d'agréer, Monsieur le Président, l'assurance de mes sentiments les meilleurs.
Signé : Gérard Larcher