Décision n° 2015-710 DC du 12 février 2015 - Saisine par 60 sénateurs
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Conseillers,
Les Sénateurs soussignés ont l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures.
Les sénateurs requérants considèrent que l'article 3 de la loi déférée, habilitant le Gouvernement à légiférer par ordonnance en matière de droit des contrats et des obligations est contraire à l'article 34 de la Constitution, qui précise que le droit civil est de nature législative et à l'article 38 de la Constitution qui permet l'habilitation sur un sujet précis dans un délai circonscrit.
La réforme proposée à l'article 3, par son ampleur, comme par ses répercussions éventuelles, est la plus ambitieuse depuis la création du code civil. Le droit des contrats est en passe d'être remanié de fond en comble au travers d'une ordonnance.
Les requérants ne contestent pas le fait que le droit des obligations, ne répondant plus aux attentes et aux besoins des acteurs économiques et sociaux, laissant place à une jurisprudence fluctuante, n'est plus en mesure d'apporter la sécurité juridique suffisante et indispensable. Pour autant, le seul argument avancé par le Gouvernement est juridiquement étonnant et infondé puisqu'il justifie le besoin de cette habilitation sur l'urgence et donc le temps de discussion parlementaire que nécessiterait la discussion d'un projet de loi sur cette matière.
L'urgence de la réforme est reconnue par tous, mais son importance commande de la soumettre au Parlement. Les requérants ne peuvent donc accepter le choix de la voie réglementaire qui ne peut être fait au détriment des principes constitutionnels.
C'est notamment pour cela que le Sénat a d'ailleurs rejeté à l'unanimité moins une voix ce projet d'habilitation, ce qui indique le consensus politique à l'encontre de cette volonté gouvernementale.
En effet, le droit des contrats forme une partie très importante du droit des obligations qui constitue le coeur du Code civil, qualifié non sans raison, par le Doyen Jean Carbonnier, de « Constitution civile de la France ». C'est pourquoi les requérants exigent que le Parlement puisse être saisi, sur le fond, pour élaborer une réforme dans le cadre d'un débat parlementaire, ce qui, à deux exceptions près (la réforme de la filiation en 2005 et celle du droit des sûretés en 2006) a toujours été la règle pour réformer le droit civil, notamment à l'occasion des réformes conduites sous la plume du Doyen Jean Carbonnier pendant les années 60 et 70, aux réformes du droit de la famille dans les années 80 et 90, jusqu'aux réformes les plus récentes relatives à autorité parentale en 2002, au divorce en 2004 , aux droits des successions et des libéralités en 2001 et 2005, à la protection juridique des majeurs en 2007 ou à la prescription en 2008.
Si effectivement un certain nombre de points du projet de réforme font l'objet d'un consensus, sur plusieurs autres relatifs tant à la formation du contrat qu'à son exécution, de très nombreuses controverses divisent, même la jurisprudence, car elles touchent à des questions graves dont la réponse engagera durablement le droit français et les relations sociales à venir.
Comme l'a précisé le rapporteur au Sénat, Monsieur Thani Mohamed SOILIHI, « l'étendue des choix qui pourraient s'ouvrir au législateur et qui risquent de n'être tranchés que par le pouvoir réglementaire montre toute l'imprécision de l'habilitation proposée : sous couvert de clarification, l'ordonnance validera-t-elle la jurisprudence relative à la date et au lieu de formation du contrat ou, au contraire, la modifiera-t-elle ? Quelles exceptions au principe du consensualisme le pouvoir réglementaire retiendra-t-il ? Quelles limites seront données à la consécration de la théorie de l'imprévision ? Que faut-il entendre par la modernisation des règles applicables à la gestion d'affaires et au paiement de l'indu ? »
Si Votre Conseil validait l'habilitation donnée au Gouvernement sur ce sujet vaste, l'ordonnance entrerait en vigueur immédiatement après sa publication. Elle régirait donc les contrats conclus sous son empire. Puis, dans le meilleur des cas, le Parlement la ratifierait dans des délais inconnus, sans exclure d'en modifier certaines dispositions. Le Parlement créerait alors un nouveau droit des contrats, appelé à régir ceux conclus après qu'il se serait prononcé.
La ratification serait alors menacée par deux périls, que les requérants tiennent à soulever, comme l'a d'ailleurs exposé le rapporteur du texte au Sénat : « Soit elle portera sur des points importants du texte, et pourrait remettre en cause certains arbitrages. Mais alors, elle créera une grande insécurité juridique, puisque les dispositions auront déjà reçu application, que des contrats auront été conclus sous leur empire, et qu'elle les remettra en cause. Soit, au contraire, elle ne modifiera presque rien, mais alors la réforme aura totalement échappé au Parlement ».
C'est pourquoi les requérants maintiennent qu'une discussion parlementaire apporterait une plus grande sécurité juridique aux actes à venir. Compte tenu de l'ampleur de la réforme, de la multitude des sujets évoqués et de l'imprécision de la plupart des formulations, la question de la constitutionnalité de l'habilitation visée est posée.