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Décision n° 2014-709 DC du 15 janvier 2015 - Saisine par 60 députés

Loi relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral
Non conformité partielle

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les conseillers,
Nous avons l'honneur, en application des dispositions de l'article 61, alinéa 2 de la Constitution, de déférer au Conseil Constitutionnel la loi relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral.

En préambule, il convient de rappeler, bien que le Conseil constitutionnel ne soit pas juge de l'opportunité, qu'il a été exigé du législateur de légiférer sur un nouveau découpage des régions avant qu'il n'ait à déterminer les nouvelles compétences qui seraient assignées à ces territoires, et avant même qu'il n'ait à connaître du sort qui serait réservé au département.

Jamais réforme territoriale n'avait été préparée dans une telle précipitation, menée avec une telle absence de concertation, et n'avait abouti à de telles incohérences.

Les postulats de départ, que le Gouvernement a brandi comme justificatifs de la réforme, sont erronés. Non, les régions françaises ne peuvent pas être pointées comme trop petites, attendu qu'elles sont plus grandes que la moyenne des régions européennes, et même que plusieurs Etats européens. Non, la taille d'une région ne saurait être, à elle seule, la clé de la réussite économique. Rien ne vient prouver davantage que l'augmentation des budgets des régions, par transfert des compétences des départements, leur donnerait plus de vigueur. Et non, la fusion des régions ne générera pas d'économies. Il n'y a qu'à voir les chiffres à géométrie variable fournis par le Gouvernement : entre 12 et 25 milliards d'économies sur le moyen et long terme, -quelle précision !-, sachant qu'à court terme, on s'accorde à dire que la fusion génèrera nécessairement des coûts de structures.

En outre, au-delà du principe de la fusion des régions, il y a le découpage lui-même. Or ce découpage final, en 13 régions métropolitaines, imposé par une assez courte Majorité parlementaire à l'Assemblée nationale, ne répond à aucun critère objectif. Ni la superficie, ni la démographie, ni la densité, ni l'Histoire, ne rendent intelligible le choix finalement opéré par le législateur, et qui correspond au découpage voté par l'Assemblée nationale dès sa première lecture. Pourquoi Nord- Pas-de-Calais et Picardie ensemble plutôt que séparément, comme le prévoyait le projet de loi présenté en Conseil des Ministres ? Pourquoi Alsace-Lorraine-Champagne-Ardennes ensemble, alors que la Bretagne, Pays-de-Loire et le Centre restent à l'identique ? Pourquoi se retrouve-t-on avec des régions immenses comme Aquitaine-Poitou-Charentes-Limousin, et d'autres qui demeurent à périmètre constant ? C'est en vain qu'on convoquerait l'intérêt général.

De sorte qu'entre la première lecture du texte par l'Assemblée nationale en juillet 2014, où le législateur était censé anticiper la suppression pure et simple du département à horizon 2017, la deuxième lecture, en octobre 2014, où l'Assemblée nationale aurait dû prendre en compte la disparition de certains départements seulement, et la lecture définitive du projet de loi le 17 décembre de la même année, où les parlementaires ont obtenu confirmation que le département avait de beaux jours devant lui, à tout le moins jusqu'en 2021, cette carte des régions n'a pas évolué.

Voilà pour la précipitation et les incohérences. Reste l'absence de concertation, et la non-consultation des régions, sans même évoquer celle des citoyens. En l'espèce, l'absence de consultation des régions est avérée. Aucune demande ne leur a été adressée, et les contacts qui ont pu avoir lieu avec des présidents de région ou des groupes politiques ne peuvent d'aucune manière s'assimiler à la consultation des collectivités concernées, qui aurait dû être formelle, générale et uniforme.

Les requérants considèrent en effet que le Gouvernement aurait dû recueillir l'avis consultatif préalable des collectivités concernées, et plus particulièrement celui des régions. Cette formalité substantielle n'ayant pas été remplie, la loi déférée porte une atteinte manifestement disproportionnée au principe de libre administration des collectivités territoriales. L'ensemble de la loi déférée est donc entachée d'inconstitutionnalité.

1. En l'espèce, l'objet principal de la loi déférée est de modifier l'aire géographique et par là la taille de certaines régions. Pour ce faire, elle supprime les limites territoriales existant entre plusieurs collectivités actuelles, afin d'en créer parfois de nouvelles, agrandies.

Il serait donc absurde de prétendre que l'on n'a pas changé les limites des régions actuelles au motif que dans ses frontières extérieures, la nouvelle région conserve celles des anciennes, ou parce que le nom des anciennes régions figure éventuellement dans la dénomination de la nouvelle entité. Au sein du nouvel ensemble, les limites sont bien abolies : c'est l'objet et l'effet de la réforme.

Or pour toute collectivité, sa délimitation territoriale constitue une, pour ne pas dire « la » composante essentielle. Le principe de libre administration d'une collectivité n'a de sens qu'à l'intérieur de cette frontière, au sein de laquelle la collectivité, par le biais d'un conseil élu, peut lever l'impôt, et dispose du pouvoir réglementaire pour l'exercice de ses compétences. Le territoire détermine, par suite, une circonscription électorale. Il définit la taille et les caractéristiques physiques et économiques de la collectivité. Il lui donne généralement son nom, le plus souvent issu de la topographie.

2. Du fait du caractère fondamental du périmètre des collectivités territoriales, la loi prévoit de longue date, à tout le moins depuis le XIXème siècle, et sans exception, qu'une modification des limites géographiques d'une collectivité doit être précédée d'une consultation de ses organes, parfois même d'une enquête publique.

A prendre en premier lieu l'exemple de la commune, on constate que les dispositions actuellement en vigueur, à savoir les articles L2112-2 à L2112-6 du code général des collectivités territoriales, et qui prévoient la consultation des conseils municipaux et des conseils généraux en cas de modifications territoriales, sont très anciennes. Elles remontent notamment à la loi du 5 avril 1884 sur l'organisation municipale, qui reprend elle-même des dispositions plus anciennes, comme la loi d'attributions municipales du 18 juillet 1837 dont l'article 2 précisait qu'en cas de réunion de communes ou de « distraction » d'une section de commune, « le préfet prescrira préalablement, dans les communes intéressées, une enquête tant sur le projet en lui-même que sur ses conditions. Les conseils municipaux, (…), les conseils d'arrondissement et le conseil général donneront leur avis »

S'agissant en deuxième lieu du département et de la région, les dispositions actuellement en vigueur, respectivement les articles L3112-1 et L4122-1 du code général des collectivités territoriales, prévoient également une consultation préalable desdites collectivités, en cas de modification de leurs limites territoriales. D'une part, « Les limites territoriales des départements sont modifiées par la loi après consultation des conseils généraux intéressés, le Conseil d'Etat entendu. Toutefois, lorsque les conseils généraux sont d'accord sur les modifications envisagées, celles-ci sont décidées par décret en Conseil d'Etat. » D'autre part, « Les limites territoriales des régions sont modifiées par la loi après consultation des conseils régionaux et des conseils généraux intéressés. La modification des limites territoriales des régions peut être demandée par les conseils régionaux et les conseils généraux intéressés. Toutefois, lorsqu'un décret en Conseil d'Etat modifie les limites territoriales de départements limitrophes n'appartenant pas à la même région, et qu'un avis favorable a été émis par les conseils généraux et par les conseils régionaux, ce décret entraîne la modification des limites de la région. »

Plus récemment, les dispositions de la loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles confirment cette exigence au sein du code général des collectivités territoriales : « Art. L. 3621-1. - Les limites territoriales de la métropole de Lyon fixées à l'article L. 3611-1 sont modifiées par la loi, après consultation du conseil de la métropole, des conseils municipaux des communes intéressées et du conseil général intéressé, le Conseil d'Etat entendu. Toutefois, lorsque le conseil de la métropole, les conseils municipaux des communes intéressées et le conseil général ont approuvé par délibération les modifications envisagées, ces limites territoriales sont modifiées par décret en Conseil d'Etat. »

3. Au surplus, le principe de la consultation préalable figure aussi dans une formulation dénuée d'ambiguïté dans notre système juridique, à valeur supra-législative, grâce à la Charte européenne de l'autonomie locale, dont l'article 5 stipule : « - Protection des limites territoriales des collectivités locales. Pour toute modification des limites territoriales locales, les collectivités locales concernées doivent être consultées préalablement, éventuellement par voie de référendum là où la loi le permet. » Le rapport explicatif qui accompagne la Charte est encore plus explicite. Le commentaire de l'article 5 est sans équivoque applicable à la loi déférée : « Les propositions tendant à modifier ses limites territoriales - dont les projets de fusion avec d'autres collectivités représentent le cas extrême - revêtent évidemment une importance fondamentale pour une collectivité locale et ses citoyens. Si, dans la plupart des pays, il est considéré comme irréaliste de s'attendre à ce que la communauté locale ait un droit de veto à l'égard de telles modifications, sa consultation préalable, directe ou indirecte, est indispensable. Le référendum est, éventuellement, une procédure adéquate pour ce type de consultation, mais cette possibilité n'est pas prévue dans la législation d'un certain nombre de pays. Là où les dispositions législatives ne rendent pas obligatoire le recours au référendum, on peut prévoir d'autres modes de consultation. » Ce traité international, signé par la France le jour même de son ouverture à la signature, le 15 octobre 1985, est en vigueur depuis le 1er mai 2007. Au regard de l'article 55 de la Constitution, il a une autorité supérieure à celle des lois, même s'il n'est pas directement invocable devant le juge constitutionnel.

Au final, cette procédure généralisée des consultations, qui concerne toutes les catégories de collectivités, atteste de l'importance cardinale que l'on a toujours accordée à la dimension territoriale des collectivités, c'est à dire à l'assise géographique et humaine de ces institutions publiques.

4. D'autant que le droit en vigueur précise que donne également lieu à consultation préalable la modification des chefs-lieux des cantons, de ceux des départements et de ceux régions. A ce titre, la loi déférée cède à la tradition, puisque son article 2 prévoit cette exigence de consultation préalable pour la détermination de 6 des 7 chefs-lieux des régions métropolitaines concernées par un regroupement. Comment comprendre alors que ce qui vaut pour la détermination du chef-lieu, ou bien encore, toujours à l'article 2 de la loi déférée, pour la détermination du nom de la nouvelle région, ne vaille pas pour la délimitation de la collectivité, élément primordial de la définition d'une collectivité ?

5. Pour preuve supplémentaire, l'article 3 de la loi déférée prévoit que les départements pourront, dans une période donnée, changer de région, faisant fi de la carte établie par le législateur, expression de la volonté générale quelques mois plus tôt. De janvier 2016 à mars 2019, les départements pourront ainsi exercer ce qu'on a appelé au cours des débats parlementaires leur « droit d'option », à la condition de réunir l'accord aux trois cinquièmes des trois assemblées délibérantes concernées : celui du département, et celui des deux régions concernées. Alors que plusieurs parlementaires auraient voulu assouplir les conditions d'accord des collectivités, en particulier celles retenues s'agissant de la région de départ, il a été décidé d'exiger des conditions symétriques de majorité pour les trois collectivités. Ce niveau de contrainte en cas de modification de limites territoriales à l'initiative d'une collectivité n'a de sens qu'à l'aune de son pendant, le principe de consultation préalable des collectivités en cas de modification par la loi, auquel il ne saurait être porté atteinte que de manière proportionnée, dans un but d'intérêt général qui n'a manifestement pas pu être démontré au cours des débats parlementaires.

6. Incontestablement, l'autorité compétente, qu'il s'agisse du Parlement, du Gouvernement ou du Préfet selon le cas, garde la liberté de décision, une fois que cette formalité substantielle aura été accomplie. D'ailleurs, les requérants n'attendent pas du juge constitutionnel qu'il revienne sur sa jurisprudence, lorsque ce dernier a admis qu'une fusion ou une intégration puisse être imposée à une collectivité, dans la mesure où les collectivités territoriales s'administrent certes librement, mais chacune dans les conditions prévues par la loi (Décision n°83-168 DC du 20 janvier 1984, Loi portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale, considérant n°4). Jamais les auteurs de la saisine n'ont contesté que la loi puisse prévoir un redécoupage des régions.

En revanche, les députés requérants considèrent qu'en l'espèce, aucun intérêt général ne justifie l'absence de consultation préalable de collectivités concernées, et qu'une telle carence constitue une atteinte excessive au principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales, que le juge constitutionnel doit sanctionner. Cette censure s'inscrirait dans la continuité de sa décision n°2014-391 QPC du 25 avril 2014, Commune de Thonon-les-Bains et autre, où le Conseil constitutionnel a relevé que « les dispositions contestées ne prévoient aucune consultation des conseils municipaux des communes intéressées par ce rattachement et, en particulier, du conseil municipal de la commune dont le rattachement est envisagé ». Si par suite, il a admis que ne portait pas atteinte au principe de la libre administration des collectivités territoriales l'obligation faite à ces dernières d'adhérer à un établissement public, il a cependant considéré que le fait d'imposer une telle adhésion sans même consulter la collectivité concernée « porte à la libre administration des communes une atteinte manifestement disproportionnée ».

7. On objectera que, pourtant, la Constitution paraît muette sur ce type de consultation préalable des collectivités, tandis qu'elle dispose explicitement de la faculté de consulter les électeurs en cas de modifications des limites d'une collectivité ou de création d'une collectivité : « Article 72-1, alinéa 3 : Lorsqu'il est envisagé de créer une collectivité territoriale dotée d'un statut particulier ou de modifier son organisation, il peut être décidé par la loi de consulter les électeurs inscrits dans les collectivités intéressées. La modification des limites des collectivités territoriales peut également donner lieu à la consultation des électeurs dans les conditions prévues par la loi. »

Pour les députés auteurs de la saisine, cette procédure ne fait que s'ajouter à celles qui existaient jusque-là dans la législation. Si la consultation des électeurs a été inscrite dans la Constitution en 2003, et pas simplement dans la loi simple, c'est pour faire pendant à la traditionnelle procédure de consultation des assemblées locales, qu'on estimait déjà fondée sur un principe constitutionnel.

Ainsi, lorsque le Constituant, par la loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 relative à l'organisation décentralisée de la République a décidé d'ajouter la consultation des électeurs, plusieurs amendements, présentés alors à l'article 5 du projet de loi constitutionnelle, proposaient que cette consultation soit obligatoire. Le rapporteur du texte à l'Assemblée nationale avait alors écarté cette proposition, en objectant qu'il ne faudrait pas que la consultation des électeurs vienne contredire celles des collectivités territoriales concernées : « Le rapporteur a contesté ces interprétations, considérant que le fait d'introduire un avis concurrent des assemblées locales n'allait pas nécessairement dans le sens d'une démocratie participative renforcée, d'autant que lesdites assemblées étaient rarement favorables à la perspective d'une fusion. M. Émile Zuccarelli a objecté qu'un projet de fusion devait nécessairement émaner des élus concernés et a jugé souhaitable qu'il soit approuvé par l'assemblée locale dans son ensemble, afin d'éviter tout risque de « despotisme éclairé ». Le président a observé que l'amendement ne précisait pas la portée respective des consultations concurrentes ainsi organisées et a, par ailleurs, estimé que des précisions utiles sur la consultation des assemblées locales pourraient être apportées dans la loi organique. La Commission a rejeté cet amendement. » (Compte-rendu de la commission des Lois de l'assemblée nationale du 13 novembre 2002, Projet de loi constitutionnelle, adopté par le Sénat, relatif à l'organisation décentralisée de la République, n°369). Le législateur considérait donc l'avis préalable des collectivités comme allant de soi, mais aussi comme étant de rang constitutionnel.

La précision et la constance des dispositions précitées doivent nécessairement se comprendre comme la mise en œuvre d'un authentique et ferme principe constitutionnel. Ainsi, à titre principal, les requérants estiment que la consultation préalable à une modification des limites territoriales d'une collectivité est une composante inhérente au principe constitutif de la décentralisation : celui de libre administration des collectivités territoriales. A titre subsidiaire, le juge constitutionnel pourrait dégager un principe fondamental reconnu par les lois de la République.

Le principe de consultation, en tant que les limites territoriales sont une composante déterminante de la collectivité, constitue une garantie fondamentale de la libre administration, et un élément constitutif d'un Etat décentralisé, au sens de l'article 1er de la Constitution. Il s'agit seulement d'en déclarer expressément la force constitutionnelle.

Le législateur a toujours exigé, qu'avant toute modification des limites territoriales des collectivités locales, celles-ci soient consultées par l'intermédiaire de leurs organes représentatifs. Ainsi, la netteté et l'invariabilité de la législation en la matière remplirait, le cas échéant, toutes les conditions pour être constitutive d'un « principe fondamental reconnu par les lois de la République » au sens du préambule de la Constitution de 1946, tel qu'interprété par le Conseil constitutionnel.

Car s'il n'y a pas eu de loi sur les régions avant la promulgation de la Constitution de 1946, à cette date-là, le principe était déjà fixé pour toutes les collectivités territoriales existantes. Il vaut donc pour la catégorie, et non pas de façon différenciée pour chacune de ses composantes. Il a, par conséquent, vocation à s'appliquer aussi aux régions.

La conclusion est simple : au vu du bouleversement de long terme induit par un redécoupage régional de la France, l'absence de toute étude, même sommaire, de tout critère, même limité dans sa portée, qui puisse démontrer le bien-fondé des nouvelles limites, des regroupements et des statu quo, laisse le résultat final à des jeux de construction et de déconstruction, à d'évanescentes considérations partisanes.

A l'évidence, la loi déférée a souffert, et continuera de pâtir de l'absence de consultation formelle des collectivités concernées. Elle apparaît, de ce point de vue, comme un acte politiquement grave. Elle doit aussi être censurée à sa juste mesure par le juge constitutionnel, garant du principe de libre administration des collectivités territoriales et de l'organisation décentralisée de la République.

***
Souhaitant que ces questions soient tranchées en droit, les députés auteurs de la présente saisine demandent donc au Conseil Constitutionnel de se prononcer sur ces points et tous ceux qu'il estimera pertinents eu égard à la compétence et la fonction que lui confère la Constitution.