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Décision n° 2014-708 DC du 29 décembre 2014 - Saisine par 60 députés

Loi de finances rectificative pour 2014
Non conformité partielle

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les conseillers,

Les députés soussignés ont l'honneur, en application des dispositions de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, de déférer au Conseil Constitutionnel l'ensemble de la loi de finances rectificative pour 2014, telle qu'elle a été adoptée par le Parlement le 18 décembre 2014.

Les députés auteurs de la présente saisine estiment que la loi déférée porte atteinte à plusieurs principes et libertés constitutionnels.

A l'appui de cette saisine, sont développés les griefs suivants.

***

Article 19 et article 106

L'article 19 (article 12 ter au cours des débats parlementaires), qui modifie les L. 6331-9, L. 6331-38, L. 6331-41 et L. 6331-56 du code du travail, vise à mettre en œuvre une modification de la contribution à la formation professionnelle des employeurs d'un certain nombre de secteurs, notamment du BTP et du travail temporaire, introduite par la loi du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l'emploi et à la démocratie sociale.

De son côté, l'article 106 (article 31 duovicies au cours de la discussion) modifie l'article 100 de la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 et vise à proroger de cinq ans, soit jusqu'au 31 décembre 2019, le moratoire sur l'application du principe de l'encellulement individuel qui avait été instauré par cette dernière.

Or, le dix-huitième alinéa de l'article 34 de la Constitution dispose que « les lois de finances déterminent les ressources et les charges de l'État dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique ». En application de cette disposition, l'article 34 de la Loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances détermine le domaine des lois de finances, et son article 35 définit le domaine des lois de finances rectificatives.

Conformément au considérant 103 de la décision de votre Conseil n° 2005-530 DC du 29 décembre 2005 relative à la loi de finances pour 2006, les requérants font valoir que cette disposition ne concerne ni les ressources, ni les charges, ni la trésorerie, ni les emprunts, ni la dette, ni les garanties ou la comptabilité de l'État, qu'elles n'a pas trait à des impositions de toutes natures affectées à des personnes morales autres que l'État, qu'elle n'a pas pour objet de répartir des dotations aux collectivités territoriales ou d'approuver des conventions financières et qu'elle n'est pas relative au régime de la responsabilité pécuniaire des agents des services publics ou à l'information et au contrôle du Parlement sur la gestion des finances publiques.

Ces dispositions sont, en tout état de cause, dépourvues d'impact sur l'exercice budgétaire 2014 dans la mesure où elles n'ont pas d'incidence directe sur les charges de l'Etat.

Dès lors, l'article 19 et l'article 106 sont étrangers au domaine des lois de finances tel qu'il résulte de la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances.

C'est pourquoi les requérants demandent à votre Conseil de censurer ces dispositions.

Article 31

L'article 31 (article 16 au cours de la discussion) prévoit notamment d'instituer une taxe annuelle sur les logements meublés non affectés à l'habitation principale. Cette taxe est due par les redevables de la taxe d'habitation, c'est-à-dire « les personnes qui ont, à quelque titre que ce soit, la disposition ou la jouissance des locaux imposables » (article 1408 du code général des impôts). Néanmoins, le nouvel article 1527 du CGI prévoit trois cas de dégrèvements :

les personnes « contraintes de résider dans un lieu distinct de celui de leur habitation principale », pourront bénéficier d'un dégrèvement pour leur résidence secondaire située à proximité « du lieu où elles exercent leur activité professionnelle » ;
les personnes hébergées durablement dans un établissement accueillant des personnes âgées - notamment les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), pour ce qui constituait leur résidence principale ;
les personnes « qui, pour une cause étrangère à leur volonté, ne peuvent affecter le logement à un usage d'habitation principale ».

Comme pour les dégrèvements de taxe d'habitation prévus aux articles 1414 et 1414 A du code général des impôts, le dégrèvement est accordé sur réclamation du contribuable.

Si les députés requérants ont bien conscience de la difficulté que le législateur aurait à prévoir tous les cas susceptibles de justifier un dégrèvement, ceux-ci font valoir que l'exception pour les personnes qui, « pour une cause étrangère à leur volonté, ne peuvent affecter le logement à un usage d'habitation principale » semble particulièrement large. En conséquence, ceux-ci soutiennent que le législateur a en l'espèce méconnu l'étendue de sa compétence en opérant une subdélégation légale implicite insuffisamment précise au profit de l'administration fiscale.

Ces interrogations ont d'ailleurs été relayées par l'Assemblée nationale qui, en première lecture, à l'initiative de M. Christophe CARESCHE, a adopté un amendement (n° 422 rectifié) dont l'objet était de supprimer ce cas de dégrèvement « faute de précision suffisante. »

Dans ces conditions, les requérants demandent à votre Conseil la censure de cet article.

Article 46

L'article 46 (article 20 nonies au cours de la discussion) vise à instaurer une majoration de 50 % à la taxe sur les surfaces commerciales (Tascom), pour les surfaces de vente excédant 2 500 m2, dont le produit serait affecté à l'État.

Il ressort des travaux préparatoires à l'adoption de cet article que l'objectif principal de cette majoration consiste à contrebalancer les effets positifs dont bénéficient les entreprises de la grande distribution du fait de l'application du Crédit d'Impôt pour la Compétitivité et l'Emploi (Art. 244 quater C du Code général des impôts) (1). Il est souligné notamment que les entreprises susvisées ne font pas face à une concurrence internationale.

Selon les requérants, le fait que le législateur institue une imposition aux fins de priver les contribuables du bénéfice d'autres dispositions qui lui sont par ailleurs applicables contrevient à l'exigence de sécurité juridique et, par suite, aux deux notions de sûreté et de garantie des droits inscrites respectivement aux articles 2 et 16 de la Déclaration de 1789 dont peuvent se prévaloir les redevables de cette majoration.

En effet, s'il est loisible au législateur de modifier les modalités de calcul dudit crédit d'impôt, il ne saurait procéder à la rétrocession des sommes versées au travers d'une disposition fiscale concurrente sans porter une atteinte aux redevables d'une gravité telle qu'elle méconnaisse manifestement la sécurité juridique découlant des deux articles précités.

A l'appui, les requérants font valoir que, selon les dispositions de l'article 244 quater C du CGI, le CICE bénéficie aux « entreprises imposées d'après leur bénéfice réel ou exonérées en application des articles 44 sexies, 44 sexies A, 44 septies, 44 octies, 44 octies A et 44 decies à 44 quindecies ». Dès lors, les entreprises imposées selon un régime réel, quelle que soit la nature de leur activité (industrielle, commerciale, agricole, non commerciale, etc.), peuvent bénéficier du CICE calculé sur les rémunérations versées à leurs salariés.

Pour l'ensemble de ces raisons, les requérants demandent à votre Conseil la censure de cet article.

Article 72
L'article 72 (article 30 nonies au cours de la discussion) vise à limiter le champ d'application du régime mère-fille, en prévoyant que celui-ci ne serait pas applicable, d'une part, aux dividendes qui ne seraient pas soumis à l'impôt sur les sociétés au niveau de la filiale et, d'autre part, aux dividendes qui seraient déductibles du résultat imposable de la filiale.
Le régime des sociétés mères et filiales permet d'exonérer la société mère de l'impôt sur les sociétés à raison des dividendes reçus de sa filiale, afin d'éviter une situation de double imposition successive d'un même bénéfice, au niveau de la fille, puis au niveau de la mère. L'article 216 du code général des impôts (CGI) prévoit que les produits de participations reçus par une société de l'une de ses filiales ne sont pas pris en compte dans le calcul de son résultat imposable, défalcation faite d'une « quote-part de frais et charges » fixée à 5 % du produit total des participations.
Au-delà du fait que cet article élargit le cadre de la transposition de la directive européenne 2014/86/UE du 8 juillet 2014, les requérants souhaitent attirer l'attention du Conseil sur le risque d'atteinte au principe d'égalité devant les charges publiques contenu dans la rédaction définitive de l'alinéa 5 dans la mesure où deux sociétés mères pourront se trouver soumises à des impositions différenciées à raison de dividendes provenant de l'exploitation d'un même marché soumis à un taux d'imposition identique.

Par ailleurs, ce dispositif porte atteinte à des situations légalement acquises, contrevenant ainsi à l'article 16 de la Déclaration de 1789 (2). En remettant en cause cette exonération, avec une entrée en vigueur du mécanisme aux exercices ouverts à compter du 1er janvier 2015, ce dispositif va porter sur des situations économiques existantes, en particulier sur l'effet des implantations d'une entreprise française à l'étranger, qui implique pourtant de lourdes décisions d'investissement. Cette remise en cause de situations légalement acquises n'est en outre pas motivée par un motif d'intérêt général suffisant, la seule volonté d'assurer des recettes supplémentaires ne pouvant en tenir lieu (3).

Pour ces raisons, les requérants demandent la censure de l'article ainsi déféré.

***

Souhaitant que ces questions soient tranchées en droit, les députés auteurs de la présente saisine demandent donc au Conseil constitutionnel de se prononcer sur ces points et tous ceux qu'il estimera pertinents eu égard à la fonction de contrôle de constitutionnalité de la loi que lui confère la Constitution.

(1) M. Christian ECKERT, Secrétaire d'Etat chargé du Budget, au cours de la deuxième séance du mardi 16 décembre 2014 : « J'ai tellement entendu dire que le CICE, qui est accordé par l'État, monsieur le président de la commission des finances, bénéficie exagérément à la grande distribution ! La mesure proposée ne compense même pas ce que perçoivent les grandes surfaces au titre du CICE. J'en ai déjà cité le chiffre : les surfaces excédant 2 500 m2 perçoivent aujourd'hui plus de 300 millions d'euros au titre du CICE. La mesure proposée aujourd'hui est une mesure à 200 millions d'euros. C'est mon premier point. »

(2) Le législateur « ne saurait priver de garanties légales des exigences constitutionnelles…en particulier, il méconnaîtrait la garantie des droits proclamée par l'article 16 de la Déclaration de 1789 s'il portait aux situations légalement acquises une atteinte qui ne soit justifiée par un motif d'intérêt général suffisant » (n°2012-662 DC du 29 décembre 2012, ou encore : n° 2011- 14 QPC du 24 juin 2011). Une telle exigence s'applique en particulier aux situations contractuelles ou économiques, notamment lorsque sont remis en cause« les effets qui peuvent légitimement être attendus d'une situation » (n° 2013-682 DC du 17 décembre 2013, n°2014- 386 QPC du 28 mars 2014).

(3) Décision n° 2012-662 DC 29 décembre 2012