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Décision n° 2014-691 DC du 20 mars 2014 - Saisine par 60 sénateurs

Loi pour l'accès au logement et un urbanisme rénové
Non conformité partielle

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Conseillers,

Les Sénateurs soussignés ont l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, les articles 3, 6ter, 9 et 70 quater de la loi pour l'accès au logement et un urbanisme rénové qui contreviennent à plusieurs principes constitutionnels et à valeur constitutionnelle.

I. S'agissant de l'article 3 :

Les requérants estiment que l'article 3 contrevient au principe constitutionnel du droit de propriété énoncé aux articles 2 et 17 de la Déclaration des Droits de l'homme et du Citoyen de 1789.

Ces articles disposent en effet que : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression », et que « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité ».

Cependant, ce n'est qu'à partir de la décision du 16 janvier 1982 sur la loi de nationalisation, que votre Conseil a rattaché le principe constitutionnel de droit de propriété à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Dans cette même décision, votre Conseil a relevé l'évolution notable de ce principe, mais a également explicité la manière dont il entend mener ce contrôle de constitutionnalité : « les finalités et les conditions d'exercice du droit de propriété ont subi une évolution caractérisée à la fois par une notable extension de son champ d'application à des domaines individuels nouveaux et par des limitations exigées par l'intérêt général » (1).

Il ressort de cette jurisprudence mainte fois renouvelée, que le droit de propriété est un principe constitutionnel au caractère élémentaire, mais que toutefois des limitations peuvent être introduites par la poursuite de l'intérêt général. Cette précision n'est cependant pas propre au principe de propriété privée puisque bon nombre d'atteintes à des principes constitutionnels doivent s'apprécier à l'aune de la proportionnalité avec l'objectif recherché, et donc avec l'intérêt général.

La jurisprudence de votre Conseil peut cependant être analysée plus finement comme le fait Jean-François de Montgolfier dans les cahiers du Conseil Constitutionnel où celui-ci explique que le Conseil Constitutionnel assure une protection différenciée du principe de propriété selon que l'atteinte constitue une privation du droit de propriété ou une limitation des conditions de son exercice, dans ce dernier cas : « le Conseil examine si l'atteinte portée aux conditions d'exercice du droit de propriété est justifiée par des motifs d'intérêt général ».

Or, les requérants considèrent que l'article 3 du projet de loi déféré, porte une atteinte au droit de la propriété qui ne peut être regardé comme justifié par l'intérêt général.

En effet, l'article 3 vise à introduire un système d'encadrement des loyers dans les zones définies à l'alinéa 10 du même article, à savoir « les zones d'urbanisation continue de plus de 50 000 habitants où il existe un déséquilibre marqué entre l'offre et la demande de logements, entraînant des difficultés sérieuses d'accès au logement sur l'ensemble du parc résidentiel existant ». En effet, ces zones seront dotées d'un observatoire local des loyers, dont les travaux serviront de base pour le représentant de l'État dans le département qui fixera chaque année un loyer de référence, un loyer de référence majoré et un loyer de référence minoré.

Les alinéas 16 et 17 précisent ensuite dans quelles fourchettes peuvent évoluer les loyers de référence majoré et minoré précités. Ainsi, le loyer de référence majoré ne peut être fixé à un montant supérieur de 20 % au loyer de référence, et le loyer de référence minoré ne peut être fixé à un montant supérieur au loyer de référence diminué de 30 %.

Par ailleurs, l'article 3 prévoit aux alinéas 19 à 27, les modalités d'application du complément de loyer exceptionnel « pour des logements présentant des caractéristiques de localisation ou de confort exceptionnelles par leur nature et leur ampleur par comparaison avec les logements de la même catégorie situés dans le même secteur géographique ». Dans ce cas, si contestation de la part du locataire il y a, l'alinéa 24 dispose que : « il appartient au bailleur de démontrer que le logement présente des caractéristiques de localisation ou de confort exceptionnelles par leur nature et leur ampleur par comparaison avec les logements de la même catégorie situés dans le même secteur géographique ».

Il ressort de ces dispositions présentes à l'article 3 que le propriétaire d'un bien immobilier présent dans les zones mentionnées à l'alinéa 10 du même article ne sera pas libre d'établir le loyer qui lui convient le mieux ou qu'il estime nécessaire à la pérennisation de sa situation financière puisque la perception des loyers est pour la plupart des propriétaires un complément de revenu indispensable.

Face à l'atteinte manifeste au droit de la propriété que génère cet article 3, il peut être répondu que le droit du propriétaire à demander le loyer qu'il désire est déjà limité par la loi. Effectivement, il existe des limites à la détermination par le propriétaire du loyer du bien qu'il met en location, mais ces limitations se réduisent à des dispositifs de défiscalisation comme les dispositifs « Scellier » ou « Borloo » qui prévoient des plafonds de loyer en échange d'une réduction d'impôt, ou aux limitations qui concernent les habitations déjà occupées.

Mais dans ces deux cas, la limitation des conditions d'exercice du droit de propriété est soit consécutive d'une décision du propriétaire, soit consécutive de l'occupation du bien immobilier, et dans ce dernier cas, le propriétaire reste libre de demander le loyer qui lui convient.

En d'autres termes, les requérants estiment que l'atteinte au droit de propriété, et plus particulièrement aux conditions d'exercice de ce droit, est, dans le cadre de cet article 3, sans commune mesure avec les dispositions précédemment invoquées. (3)

Bien-sûr, l'atteinte au droit de la propriété à l'article 3 relève de la limitation des conditions de son exercice et non d'une privation du droit de propriété.

Cependant, la limitation des conditions d'exercice du droit de propriété présent à l'article 3, par la privation du droit du propriétaire à demander le loyer qu'il souhaite doit être étudiée à l'aune de l'objectif poursuivi par la loi et donc à l'aune de l'intérêt général.

Encore une fois, la limitation des conditions d'exercice du droit de propriété est envisageable si elle proportionnée à l'objectif poursuivi par la loi et motivée par l'intérêt général.

De ce fait, il convient de s'interroger sur les raisons qui ont conduit le législateur à introduire une telle disposition.

L'exposé des motifs présent dans la version initiale du texte ne fait que présenter techniquement les dispositions de l'article 3, sans les justifier.

L'étude d'impact apporte pour seules justifications que : « Ce mécanisme d'encadrement des loyers doit à court terme permettre de contenir la progression des loyers et à long terme favoriser une baisse du montant du loyer ».

Cependant, la discussion générale en première lecture au Sénat a permis à la Ministre de l'Egalité des territoires et du Logement d'apporter davantage de précisions : « Cette mesure repose avant tout sur un constat unanime : dans certaines zones, les loyers ont augmenté deux fois plus vite que l'indice des prix, ce qui a provoqué un véritable décrochage avec le niveau de revenu. Les locataires du parc locatif privé supportent les taux d'effort les plus élevés. Il faut noter que, en 2010, ils dépensaient en moyenne plus de 26 % de leurs revenus pour se loger ; les dépenses de logement de certains d'entre eux représentaient jusqu'à 40 % ou même 50 % de leurs revenus. Cette situation n'est pas soutenable. Elle n'est pas non plus acceptable ».

En d'autres termes, l'encadrement des loyers à l'article 3 est motivé par une volonté d'arrêter la hausse continue des loyers de ces dernières années, et de participer à une baisse des loyers à plus long terme.

En effet, comme le précise la documentation du Conseil Général de l'Environnement et du Développement durable : « Au cours des quarante dernières années, l'indice des loyers de l'INSEE a augmenté comme le revenu moyen de l'ensemble des ménages mais le poids du loyer dans le revenu des locataires a doublé » (2). Il ressort de cette réalité que la hausse des loyers devient insupportable pour nombre de nos concitoyens.

Cependant, l'analyse du marché immobilier de ces dernières années aurait dû inciter le législateur a davantage de patience puisque comme le montre les études de l'INSEE sur l'évolution des valeurs de l'indice de référence des loyers, la variation annuelle en % de l'indice de référence des loyers a été pour les 3ème et 4ème trimestres de 2013 respectivement de 0,90 % et de 0,69 %3. De fait, depuis 2006 les loyers de marché augmentent moins vite que l'inflation comme l'explique Michel Mouillart, Professeur d'Economie à l'Université Paris Ouest. (4)

Par conséquent, les requérants rejettent la justification apportée à cette limitation des conditions d'exercice du droit de propriété selon laquelle il s'agirait de contenir la progression des loyers, puisque la progression des loyers s'est justement arrêtée.

Plus inquiétant encore, la justification apportée à cette limitation des conditions d'exercice du droit de propriété selon laquelle il s'agirait d'encourager une baisse des loyers.

En effet, encadrer les loyers va revenir à geler le marché locatif. La réévaluation annuelle des loyers de référence n'apporte aucune garantie sur la capacité du dispositif à traduire la réalité du marché locatif, et donc à traduire une éventuelle baisse des loyers.

Le législateur ne peut pas garantir que le Préfet dans le département, sur la base des travaux des observatoires locaux des loyers, sera en mesure de suivre très précisément les évolutions du marché locatif pour chaque « catégorie de logement et par secteur géographique » comme cela est prévu à l'alinéa 11.

Il ressort de cette difficulté que l'encadrement des loyers est contraire à l'objectif poursuivi par le législateur qui est de participer à la baisse des loyers.

De plus, il ressort de l'analyse du marché locatif qu'en premier lieu, celui-ci n'a jamais été aussi élevé, et qu'en second lieu, les prix du marché ne peuvent plus que descendre désormais, ce qu'ils ont déjà commencé à faire dans certaines villes.

Ainsi, le dispositif proposé à l'article 3 va se traduire par le gel des loyers au moment où ils ont atteint leur niveau historiquement le plus élevé et s'avèrera être un obstacle à une diminution future des loyers.

Par conséquent, les requérants considèrent que l'encadrement des loyers prévu à l'article 3 entraine une limitation des conditions d'exercice du droit de propriété qui ne peut être regardé comme proportionné à l'objectif poursuivi par la loi et qui ne peut être regardé comme conforme à l'intérêt général.

Pour ces raisons, les requérants estiment que l'article 3 est contraire au principe constitutionnel du droit de propriété et doit donc être regardé comme contraire à la Constitution.

II. S'agissant de l'article 6 ter :

Cet article prévoit l'application du régime d'autorisation préalable de changement d'usage à la location de meublés de courte durée et la mise en place d'un régime d'autorisation temporaire pour ce type de location.

II.1 Or, selon les requérants, le dispositif fait peser sur les propriétaires une contrainte excessive et disproportionnée en regard des motifs d'intérêt général poursuivis. En effet l'article 6 ter impose aux particuliers ayant un pied à terre ou une résidence secondaire meublé de procéder à un changement d'usage pour louer leur bien à titre occasionnel. Le législateur, qui poursuit l'objectif de limiter les effets spéculatifs liés à des investissements démultipliés dans l'immobilier destinés aux seules locations temporaires, restreint ainsi l'exercice du droit de propriété de manière totalement disproportionnée. 5

Le droit de propriété de ces détenteurs immobiliers est, au mieux amputé, au pire dénaturé. Il en va de même lorsque l'exercice de ce droit est subordonné à l'existence d'une autorisation administrative préalable.

La disproportion est manifeste, le droit constitutionnel de propriété est bafoué, au regard des articles 2 et 17 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.

Comme votre Conseil l'a d'ailleurs jugé à plusieurs reprises, même en l'absence de privation de la propriété, le législateur ne peut réglementer l'usage des biens qu'en respectant un impératif de mesure (5).

II.2 De plus, selon les requérants, le dispositif envisagé par cet article fait peser sur les propriétaires une contrainte irrationnelle au regard des motifs d'intérêt général poursuivis.

Comme votre Conseil l'a précisé, encore dernièrement dans sa décision n°365 QPC du 6 février 2014 (6), le législateur contrevient au principe d'égalité lorsqu'il choisit un moyen rationnellement inadapté aux finalités qu'il prétend poursuivre.

En l'espèce, au nom de la subsidiarité, le législateur permet aux collectivités locales d'autoriser la location temporaire des résidences secondaires ou des pieds à terre. Encore faut-il que, dans les communes visées de plus de 200 000 habitants, les délibérations des municipalités adoptées dans le cadre de l'application de la loi ALUR interviennent pour autoriser explicitement ces locations temporaires. Dans l'intervalle, elles restent interdites. Plusieurs mois vont donc s'écouler entre la promulgation de la loi et la publication de ces délibérations. Cela signifie - une fois passées les prochaines élections municipales - que, les propriétaires, qui tirent de la location temporaire de ces biens un revenu de complément, vont en être privés, et ce durant plusieurs mois. Ils seront, au surplus, suspendus à l'incertitude relative au contenu de délibérations municipales à venir.

Les objectifs poursuivis par le législateur ne justifient aucunement l'ouverture d'une telle période de latence, ni a fortiori la genèse d'une telle insécurité juridique. On ne voit pas comment ni pourquoi la volonté de lutter contre les effets spéculatifs des acquisitions menées aux seules fins de pratiquer des locations temporaires pourrait justifier que l'on congèle ainsi, sine die l'exercice normal du droit de propriété. On ne voit surtout pas comment ils pourraient posséder cet effet sur des personnes qui sont déjà propriétaires des biens dont il s'agit.

II.3 Enfin, les requérants estiment que l'application dans le temps du dispositif retenu porte à l'exigence de garantie des droits posée à l'article 16 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, et ce pour trois raisons. V
Le législateur aurait dû mettre en place un système de droit transitoire qui évite de manière effective aux propriétaires de subir les dommages excessifs que leur causerait l'application immédiate d'un dispositif aussi contraignant. En ne le faisant pas, il a manqué à l'exigence de sécurité juridique.

De plus, l'absence d'un dispositif transitoire approprié manque aussi à l'impératif de garantie des droits en ce qu'il expose les propriétaires à commettre des infractions, réprimées par une amende. Pourtant, votre Conseil juge que l'infliction d'une amende, parce que « punitive », fait entrer le dispositif dans le registre pénal (7).

Or on ne saurait imaginer que le législateur puisse lui-même contribuer aussi gravement à fragiliser la condition juridique des citoyens. En effet, le dispositif de cet article aboutit à ce que, dès la promulgation de la loi, le propriétaire d'une résidence secondaire dont une location temporaire est en cours, se trouve passible d'une amende de 25000 euros.

Enfin, considérant ce qui précède, les requérants estiment que, du fait de cette absence de dispositif transitoire approprié, certains propriétaires de résidences secondaires actuellement louées de façon temporaire seraient contraints, lors de l'entrée en vigueur de la loi, de remettre en cause des contrats déjà souscrits. Or il n'est aucunement démontré que le motif d'intérêt général retenu par le législateur soit « suffisant » pour justifier sans disproportion une telle atteinte aux contrats en cours et aux situations légalement constituées.

II.4 Les requérants estiment enfin que l'article 6 ter est contraire à l'objectif à valeur constitutionnelle d'intelligibilité de la loi.

Cet objectif est lui-même issu du principe constitutionnel de garantie des droits requis par l'article 16 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen comme le précise François Luchaire dans sa contribution sur la sécurité juridique en droit constitutionnel français (8). Ce-dernier donne en complément un des sens que doit prendre l'intelligibilité de la loi : « Pour satisfaire l'exigence d'intelligibilité, la loi doit être claire ». V
Or, il ressort de l'analyse des dispositions sur le nouveau régime d'autorisation temporaire de changement d'usage, défini au 5ème alinéa de l'article 6 ter, que celles-ci sont contraires à ce principe d'intelligibilité.

En effet, si l'alinéa 6 du même article fixe « les conditions de délivrance de cette autorisation temporaire », l'article 6 ignore les conditions dans lesquelles ce régime d'autorisation temporaire de changement d'usage cesse de produire ses effets.

Cet oubli est d'autant plus dommageable, que le régime actuel de l'autorisation de changement d'usage est complété au deuxième alinéa de l'article L. 631-7-1 du Code de la construction et de l'habitation par une précision sur les conditions dans lesquelles ce régime cesse de produire effet.

Par ailleurs, l'alinéa 8 dispose que : « Le local à usage d'habitation bénéficiant de cette autorisation temporaire ne change pas de destination ». En d'autres termes, cette autorisation temporaire de changement d'usage doit être dissociée de la procédure existante de changement d'usage, et ne pourrait, selon les requérants, se voir appliquer les mêmes règles en ce qui concerne la cessation des effets que celles existantes au 2ème alinéa de l'article L. 631-7-1 du Code de la construction et de l'habitation.

Ainsi, les bénéficiaires de ce nouveau régime d'autorisation temporaire de changement d'usage défini au 5ème alinéa de l'article 6 ter ne sont pas informés sur la procédure qui doit leur permettre de quitter ce statut d'autorisation temporaire de changement d'usage.

III. S'agissant de l'article 9 :

Les requérants estiment que les alinéas 54 et 55 de l'article 9 contreviennent au principe constitutionnel de liberté d'entreprendre énoncé à l'article 4 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.

Ce principe constitutionnel peut se décliner sous de nombreuses formes parmi lesquelles le principe de libre concurrence. Bien que ce principe de libre concurrence ne soit pas un principe constitutionnel à part entière, comme l'explique Guylain Clamour, Docteur en droit à l'université Montpellier I, dans la documentation du Conseil Constitutionnel : « la jurisprudence constitutionnelle montre avec une certaine équivoque que le juge de la loi comprend pourtant le versant objectif de la concurrence à l'occasion de l'examen des objectifs du législateur » (9).

Selon le même auteur, il existe bel et bien un intérêt général concurrentiel que certaines décisions sont venues étayées, comme la décision du 15 janvier 1992 sur la loi renforçant la protection des consommateurs (10), ou la décision du 20 janvier 1993 sur la loi relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques (11).

Mais c'est surtout la décision du 11 juillet 2001 sur la loi portant diverses dispositions d'ordre social, éducatif et culturel qui fait émerger une exigence constitutionnelle relative à la libre concurrence : « il appartiendra tant aux autorités de contrôle qu'au juge compétent saisi par toute personne intéressée de veiller au respect du principe d'égalité qui, en l'espèce, implique la libre concurrence » (12).

Bien-sûr, le respect de ce principe ne saurait ignorer l'équilibre nécessaire que le législateur doit trouver entre les différents objectifs constitutionnels ou entre un de ces principes et l'intérêt général.

Il convient donc de s'interroger pour savoir si les alinéas 54 et 55 de l'article 9 portent atteinte à la libre concurrence et donc à la liberté d'entreprendre, et si tel est le cas, si cette atteinte est justifiée.

Or l'alinéa 55 dispose que dans le cadre d'une convention conclue entre une agence de liste (puisque l'alinéa 55 évoque : « la personne qui se livre à l'activité mentionnée au 7 ° de l'article 1er ») et le bailleur, celle-ci : « comporte une clause d'exclusivité d'une durée limitée aux termes de laquelle ce dernier s'engage, d'une part, à ne pas confier la location ou la vente de son bien à une autre personne exerçant une activité mentionnée à l'article 1er et, d'autre part, à ne pas publier d'annonce par voie de presse ».

Cette disposition vise donc à créer une obligation d'exclusivité entre les teneurs de biens et lesdites agences de liste. En d'autres termes, le bailleur ne pourra avoir recours à aucun autre professionnel issu des agences immobilières traditionnelles, et n'aura pas le droit non plus de publier concomitamment d'annonces par voie de presse.

Or, l'alinéa 55 prévoit que cette disposition ne s'applique qu'aux agences de listes mentionnées au 7 ° de l'article 1er de la loi n° 70-9 du 2 janvier 1970 réglementant les conditions d'exercice des activités relatives à certaines opérations portant sur les immeubles et les fonds de commerce, et non à l'ensemble des agents économiques qui se proposent de réaliser la location ou la vente du bien du bailleur.

Il ressort donc de la lecture de l'alinéa 55, que celui-ci introduit une atteinte à la libre concurrence entre les agences mentionnées à l'article 1er de la loi n° 70-9 du 2 janvier 1970 réglementant les conditions d'exercice des activités relatives à certaines opérations portant sur les immeubles et les fonds de commerce.

Il convient alors de s'interroger sur l'objectif de la disposition contestée, et donc sur la justification qui pourrait être apportée à cette limitation de la liberté d'entreprendre.

L'exposé des motifs nous indique alors que ces alinéas visent à apporter : « un encadrement de la convention qui lie les marchands de listes aux propriétaires des biens inscrits sur les listes ».

Les requérants estiment alors que le législateur n'a pas seulement encadré ladite convention, mais a surtout limité l'exercice d'une activité économique.

Limitation de l'activité des agences qui ne pourront plus proposer la vente ou la location de biens dont les propriétaires auront déjà confié la location ou la vente à une autre personne exerçant une activité mentionnée à l'article 1er de la loi n° 70-9 du 2 janvier 1970.

Et limitation contractuelle pour les propriétaires qui ont déjà confié la location ou la vente de leur bien à une autre personne exerçant une activité mentionnée à l'article 1er de la loi n° 70-9 du 2 janvier 1970, d'avoir recours à une agence de liste.

Outre le fait que le législateur va bien au-delà d'un simple encadrement de la convention qui lie les marchands de listes aux propriétaires des biens inscrits sur les listes, il convient de déterminer si cette limitation de la liberté d'entreprendre (tant sur la libre concurrence que sur la liberté contractuelle), peut être justifiée par la poursuite de l'intérêt général.

Il faut alors rappeler que les agences de location dites « agences de listes » font partie d'une profession réglementée par la loi n° 70-9 du 2 janvier 1970 réglementant les conditions d'exercice des activités relatives à certaines opérations portant sur les immeubles et les fonds de commerce, dite loi « Hoguet ».

Par ailleurs, ces agences se sont spécialisées dans la location entre particuliers depuis plus de 40 ans avec un modèle économique qui a permis la pérennisation de la profession, en faisant se rencontrer des centaines de milliers de propriétaires et de locataires.

Ce modèle économique, à savoir un service gratuit pour le propriétaire et peu couteux pour le locataire, est le service optimal pour de nombreux propriétaires et locataires, lorsque d'autres se tourneront vers les agences traditionnelles.

En d'autres termes, l'atteinte à la liberté d'entreprendre présente aux alinéas 54 et 55 de l'article 9 de la loi déférée ne peut pas être justifiée par la poursuite de l'intérêt général, de telle manière que les alinéas 54 et 55 doivent être déclarés contraires à la Constitution.

IV. S'agissant de l'article 70 quater

Cet article entend confier la rédaction des cessions de parts de sociétés civiles immobilières aux notaires, par acte authentique, aux avocats, par acte contresigné, mais également aux professionnels de l'expertise comptable, sous la forme « d'un acte sous seing privé contresigné (…) dans les conditions prévues au chapitre Ier bis du titre II de la loi n°71-1130 du 31 décembre 1971 (…) ».

IV.1 Les requérants considèrent que cet article contrevient au principe d'intelligibilité de la loi et, ainsi, à la sécurité juridique de la loi déférée.

Il convient de rappeler, comme l'a exposé d'Olivier Dutheillet de Lamothe, alors membre de votre Conseil en 2005, « que l'exigence de sécurité juridique apparaît comme une référence implicite majeure du contrôle de constitutionnalité des lois aujourd'hui. Le Conseil constitutionnel se réfère implicitement à cette notion, qu'il a rattachée à l'article 16 de la Déclaration de 1789, dans de très nombreuses décisions. De façon plus précise, le Conseil Constitutionnel (…) utilise cette exigence pour tenter de sauvegarder la qualité de la loi. »

La clarté de la loi est un élément fondamental de la sécurité juridique des dispositions législatives votées par le Parlement. Pourtant, force est de constater que l'article 8 de la loi déférée crée un nouvel acte juridique à disposition des experts comptables, en violation de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 qui définit le principe de séparation du chiffre et du droit.

En effet, la loi du 31 décembre 1971 a marqué une première étape dans l'évolution des missions de l'avocat et dans la précision des principes de séparation des professions du chiffre et du droit. Puis, la loi du 31 décembre 1990 a franchi une deuxième étape en fusionnant les professions d'avocat et de conseil juridique. Une nouvelle profession a donc émergé au sein de laquelle coexistent deux métiers différents, d'une part, la défense en justice, d'autre part, le conseil. Depuis lors, l'avocat a vocation à remplir des fonctions extra-juridictionnelles et n'est plus engagé sur le seul terrain judiciaire.

On rappellera brièvement qu'à côté de l'exercice du droit extrajudiciaire réservé, à titre principal, à certaines professions juridiques, la réforme de 1990 a également reconnu, à titre accessoire, sous certaines conditions, à certains professionnels n'appartenant pas aux professions judiciaires ou juridiques réglementées, le droit de donner des consultations ou de rédiger des actes juridiques. La réglementation posée par la loi de 1990 repose ainsi sur la distinction entre l'exercice du droit extrajudiciaire à titre principal et à titre accessoire.

Cette distinction, entre professions du droit à titre principal et professions du chiffre, pouvant exercer une activité de droit à titre accessoire, a ressurgi lors de la discussion de la loi n° 2011-331 du 28 mars 2011 relative à la modernisation des professions judiciaires ou juridiques et certaines professions réglementées. Le législateur, à l'époque, a volontairement exclu l'expert-comptable du dispositif de la loi du 28 mars 2011 pour réserver aux seuls actes contresignés par les avocats une reconnaissance particulière, considérant ainsi que seuls les avocats apportent la garantie de compétence juridique nécessaire.

L'Autorité de la concurrence avait d'ailleurs, dans son avis du 27 mai 2010, validé l'exclusion des experts comptables de ce dispositif précisant que « le choix de réserver le contreseing aux avocats pourrait, en tout état de cause, se réclamer de justifications objectives ».

Ainsi l'Autorité de la concurrence rappelait que « l'introduction du contreseing d'avocat des actes sous seing privé visait à renforcer la sécurité juridique des actes des entreprises et à prévenir les contentieux. L'objectif de sécurité juridique accrue attribué au contreseing pourrait justifier que ce dernier soit réservé à des professionnels du droit, dont la matière juridique constitue l'activité principale et la formation initiale et continue, à l'exclusion d'opérateurs qui n'exercent des activités juridiques qu'à titre accessoire, à l'instar des experts comptables ».

Cet avis se situe dans la lignée de la jurisprudence de votre Conseil qui ne considère pas que constitue une rupture du principe d'égalité le fait de traiter différemment des personnes placées dans une situation différente, pourvu que cette différence de traitement soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'institue (13). Or la situation particulière des avocats et les obligations auxquelles ils répondent justifient que la faculté d'apposer leur contreseing leur soit réservée.

La rédaction d'acte sous seing privé est certes une activité commune à plusieurs professions juridiques. Cependant, la compétence reconnue aux avocats en la matière se distingue de celle des autres praticiens en ce qu'elle est générale. Ils exercent cette activité à titre principal non seulement d'un point de vue juridique, mais aussi d'un point de vue économique.

Les avocats sont ainsi soumis à des exigences particulières tenant à leur indépendance, à la prévention des conflits d'intérêts, à l'obligation d'assurer le plein effet de l'acte selon l'ensemble des prévisions des parties et de veiller à l'équilibre des intérêts des parties, ainsi qu'à celle de les conseiller. En outre, ces professionnels sont soumis à une formation initiale en droit et à une obligation de formation continue strictement encadrée, qui en font des spécialistes du droit.

Ainsi, les avocats semblent, selon les requérants, plus particulièrement en mesure de participer au renforcement de la sécurité juridique que doit permettre de réaliser l'acte contresigné. Le législateur a donc dans la loi déférée remis en cause la place même du droit et a nié les spécificités des professions réglementées.

IV.2 Les requérants estiment, par ailleurs, que le législateur n'a pas pleinement utilisé les pouvoirs que la Constitution lui confère pour définir le nouvel acte juridique ainsi mentionné à l'article 70 quater contesté.

Alors que l'acte sous seing privé contresigné, défini par la loi du 28 mars 2011 précitée, donne une nouvelle compétence juridique à un avocat de contresigner un acte sous seing privé et de lui conférer ainsi, entre les parties, une force probante renforcée, qui ne serait cependant pas celle d'un acte authentique (puisque cet acte contresigné demeure, juridiquement, un acte sous seing privé), l'article 70 quater que nous soumettons au contrôle de votre Conseil, « l'acte sous seing privé contresigné par un avocat ou par un professionnel de l'expertise comptable » n'est pas défini au regard de la loi du 28 mars 2011 l'instituant.

C'est pourquoi, au regard du principe d'incompétence négative développé à plusieurs reprises par votre Conseil14, les requérants considèrent que ce nouvel acte juridique ouvert aux professionnels de l'expertise comptable doit être invalidé.

(1) Décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982 sur la loi de nationalisation, considérant 16.
(2) http://www.cgedd.developpement-durable.gouv.fr/prix-immobilier-evolution-1200-a1048.html
Prix immobilier, Evolution 1200 2014, février 2014.
(3) http://www.insee.fr/fr/themes/conjoncture/indice_loyer.asp
Historique de l'indice de référence des loyers.
(4) http://www.clameur.fr/lmsp.htm
La conjoncture du marché locatif privé : les loyers de marché à fin août 2013
(5) « Considérant, […] que la propriété figure au nombre des droits de l'homme consacrés par les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789 ; qu'aux termes de son article 17 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité » ; qu'en l'absence de privation du droit de propriété au sens de l'article 17, il résulte néanmoins de l'article 2 de la Déclaration de 1789 que les atteintes portées à ce droit doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi ». (Considérant de principe ; en tout dernier lieu, la décision n° 2013-682 DC du 19 décembre 2013, LFSS pour 2014, cons. N° 79.)
(6) Le principe d'égalité ne s'oppose pas « à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit » (Considérant de principe répété à maintes reprises, en tout dernier lieu, la décision n° 365 QPC du 6 février 2014, indemnités journalières de sécurité sociale, cons. N° 4). Le législateur doit impérativement « fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se propose » (cf. dernièrement, parmi de nombreuses autres, la décision n° 2013-666 DC du 11 avril 2013, transition énergétique, cons. N° 9).
(7) Décision n° 85 QPC du 13 janvier 2011, Ets Darty et fils.
(8) François LUCHAIRE, La sécurité juridique en droit constitutionnel français, page 2.
(9) La « Concurrence » dans la jurisprudence du Conseil Constitutionnel, Guylain Clamour, page 3.
(10) Décision n° 91-303 DC du 15 janvier 1992 sur la loi renforçant la protection des consommateurs.
(11) Décision n° 92-316 DC du 20 janvier 1993 sur la loi relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques.
(12) Décision n° 2001-450 DC du 11 juillet 2001 sur la loi portant diverses dispositions d'ordre social, éducatif et culturel, considérant n°10.
(13) Décision DC 2001-456 du 27 décembre 2001
(14) Depuis la décision n° 67-31 DC du 26 janvier 1967 portant sur la loi organique modifiant l'ordonnance du 22 décembre 1958.