Décision n° 2013-672 DC du 13 juin 2013 - Saisine par 60 sénateurs
Loi relative à la sécurisation de l'emploi
Non conformité partielle
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Conseillers,
Les Sénateurs soussignés ont l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, le I-A-2 ° ainsi que le II-2 ° de l'article 1er de la loi relative à la sécurisation de l'emploi aux fins de déclarer contraires à la Constitution ces dispositions.
1. Le 1-A-2 ° ainsi que le 11-2 ° de l'article 1er sont contraires au principe de liberté d'entreprendre.
Ce principe constitutionnel se fonde sur l'article 4 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 qui précise que : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi ».
La consécration de ce principe constitutionnel est intervenue par la décision du 16 janvier 1982 sur la loi de nationalisation, décision qui stipula que « la liberté qui, aux termes de l'article 4 de la Déclaration, consiste à pouvoir .faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, ne saurait elle-même être préservée si des restrictions arbitraires ou abusives étaient apportées à la liberté d'entreprendre » (1). En d'autres termes, les libertés octroyées à l'article 4 de la Déclaration ne trouvent à s'exprimer que si la liberté d'entreprendre est elle aussi préservée.
Une fois le principe consacré, votre Conseil à travers diverses décisions a jugé de la conformité à la Constitution de nombreuses dispositions en s'appuyant sur ce principe de respect de la liberté d'entreprendre. Comme le montrent les travaux des services du Conseil Constitutionnel dans sa contribution du 1er octobre 2001 sur la liberté d'entreprendre dans la jurisprudence du Conseil Constitutionnel (2) le degré de protection de la liberté d'entreprendre a connu des évolutions depuis la consécration du principe en 1982.
Ainsi, la décision du 16 janvier 2001 sur la loi relative à l'archéologie préventive est venue apporter de nouvelles précisions sur la manière dont le Conseil Constitutionnel juge de la conformité d'une disposition avec le principe constitutionnel de liberté d'entreprendre en stipulant que : « Considérant qu'il est loisible au législateur d'apporter à la liberté d'entreprendre, qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi » (3). En conséquence, les atteintes au principe de liberté d'entreprendre doivent se justifier par la poursuite d'autres exigences constitutionnelles ou par la poursuite de l'intérêt général. Ces atteintes au principe de liberté d'entreprendre ne doivent donc pas aller au-delà du bénéfice que l'on peut en tirer.
Votre Conseil a ensuite renouvelé sa position dans la décision du 12 janvier 2002 sur la loi de modernisation sociale en estimant que le législateur : « peut apporter à la liberté d'entreprendre des limitations liées à cette exigence constitutionnelle, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi » (4). . Dans cette décision, le Conseil Constitutionnel admet que l'on puisse apporter des limites à la liberté d'entreprendre, mais à condition que ces limites soient liées au respect d'un autre principe constitutionnel et que les atteintes soient proportionnées à l'objectif que se fixe la loi. Dans le cas de cette décision, la poursuite de l'intérêt général n'est donc plus une justification suffisante pour admettre une limitation du principe de liberté d'entreprendre. Justification par l'intérêt général qui fera sa réapparition dans des décisions ultérieures.
Le principe constitutionnel de liberté d'entreprendre tel qu'évoqué ci-dessus trouve à s'exprimer dans des situations très diverses. Mais ce principe comporte surtout différentes expressions parmi lesquelles la liberté de concurrence. La liberté de concurrence est en effet une des expressions les plus récurrentes de la liberté d'entreprendre.
La libre concurrence, qui doit se comprendre comme le respect d'une saine et loyale concurrence entre des acteurs économiques et sociaux, trouve à s'appliquer, même lorsque les acteurs concernés sont de statuts différents. Tel est le cas avec l'arrêt du Conseil d'Etat du 30 juin 2004 (5) à l'endroit d'un contentieux opposant le département de la Vendée et la société « Vedettes Inter-Iles Vendéennes » (V.I.I.V), arrêt qui consacre les règles de concurrence en stipulant qu'il n'y a pas de circonstances exceptionnelles comme des contraintes de sécurité qui pourraient justifier des différences de traitement entre la régie départementale et des compagnies privées.
En d'autres termes, la liberté de concurrence est un principe charnière entre le principe de liberté d'entreprendre et le principe d'égalité présent aux articles 1er, 6, et 13 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789.
Aussi, s'il est loisible que le législateur puisse limiter la liberté de concurrence, et donc la liberté d'entreprendre, cette limitation doit remplir les critères que le Conseil Constitutionnel a mentionné dans sa décision du 12 janvier 2002, à savoir que ces limites soient liées au respect d'un autre principe constitutionnel, et que les atteintes soient proportionnées à l'objectif que se fixe la loi.
Or, les dispositions susmentionnées de l'article 1er de la présente loi relative à la sécurisation de l'emploi prévoient la généralisation de la couverture complémentaire collective « santé » pour les salariés. Pour ce faire, les branches professionnelles non couvertes devront lancer des négociations qui porteront principalement sur la définition du contenu et du niveau des garanties accordées, sur la répartition de la charge des cotisations entre employeur et salariés, ainsi que sur les modalités de choix du ou des organismes assurant la couverture complémentaire.
Or, la présente loi telle qu'adoptée a conduit à réintégrer la possibilité de signer des accords de branche comportant une clause de désignation.
Ainsi, comme le souligne l'Autorité de la concurrence, dans son communiqué du 29 mars 2013 sur la généralisation de l'assurance complémentaire santé (6), Autorité dont votre Conseil a récemment réaffirmé les prérogatives et reconnu l'aptitude à juger d'une situation anticoncurrentielle dans sa Décision 12 octobre 2012 (7) : « Si les clauses de désignation ne sont pas contraires, en elles-mêmes, aux règles de la concurrence, leur mise en oeuvre doit être encadrée pour maintenir la concurrence sur le marché de l'assurance complémentaire santé ». Par conséquent, il convient de s'interroger sur les limites à la libre concurrence, et donc à la liberté d'entreprendre qu'entraînent ces dispositions.
Aussi, l'application de l'article ler, II-2 ° de la présente loi, conduira à ce que : « si elle n'est pas assortie de possibilité de dispense », le recours à la désignation « entraîne l'obligation pour l'ensemble des employeurs de la branche, d'affilier leurs salariés au régime proposé, sans possibilité de choisir un autre organisme, même si celui-ci est mieux-disant » comme le précise l'Autorité de la concurrence dans son avis du 29 mars 2013 relatif aux effets sur la concurrence de la généralisation de la couverture complémentaire collective des salariés en matière de prévoyance. (8)
De la même manière, l'addition de l'article 1er II-1 °, qui impose la création d'un nouvel article L. 911-7 du code de la sécurité sociale en vertu duquel l'employeur est tenu de mettre en place, par décision unilatérale, une couverture minimale en matière de complémentaire santé ; et du I-A, du même article, qui impose aux entreprises liées par une convention de branche ou par des accords professionnels d'engager, à compter du 1er juin 2013, une négociation afin de permettre aux salariés qui n'en bénéficient pas d'accéder à une couverture collective à adhésion obligatoire en matière de complémentaire santé avant le 1er juin 2016 a amené l'autorité de la concurrence, dans ce même avis, à considérer que « l'employeur ne pourra être amené à choisir librement l'organisme d'assurance qu'à défaut de convention ou d'accord de branche préalable, ou dans l'hypothèse dans laquelle ces accords ou conventions envisagent expressément une telle liberté pour l'employeur » (9).
L'ensemble des observations a donc conduit l'autorité de la concurrence à conclure que « dans ce contexte, l'organisme ou les organismes désignés sont placés dans une position prédominante par rapport à leurs concurrents sur le marché, sur laquelle ils sont à même de se fonder pour proposer d'autres types de produits d'assurance aux salariés de la branche, tels que des services d'assurance destinés à renforcer la couverture en matière de prévoyance, ou tout autre produit d'assurance de personnes ou de bien ». Cette distorsion de concurrence étant d'autant plus problématique qu'en vertu des dispositions de l'article L. 912-l du code de la sécurité sociale, cette situation ne pourra être réexaminée que tous les cinq ans.
Aussi, l'organisation par la loi d'un marché au bénéfice d'une catégorie particulière d'opérateurs porte atteinte aux principes juridiques de la concurrence, tant français que communautaires, notamment en termes de risque d'abus de position dominante, d'absence de règles de mise en concurrence et d'atteinte au principe de libre prestation de service. En conséquence, le I-A-2 ° ainsi que le II -2 ° de l'article 1er du présent projet de loi posent de nouvelles limites au principe de libre concurrence, et donc au principe de liberté d'entreprendre. Aussi, si des limites à la liberté d'entreprendre sont envisageables comme le montre la jurisprudence constante du Conseil Constitutionnel, il convient de savoir si ces limites peuvent se justifier par le respect d'un autre principe constitutionnel, ou si ces limites ne sont pas disproportionnées eu égard à l'objectif poursuivi.
La justification de ces dispositions par le législateur se situe sur plusieurs niveaux. L'avancée sociale que constitue la généralisation de la complémentaire santé à tous les salariés peut ainsi trouver un écho dans le préambule de la Constitution de 1946, et plus précisément dans son alinéa 10 qui précise que : « La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement ». Cependant, si la généralisation de la complémentaire santé tend à poursuivre un principe constitutionnel, l'introduction des clauses de désignation n'était absolument pas un préalable indispensable à la généralisation de la complémentaire santé, puisque la présente loi prévoit elle-même des cas ou les clauses de désignation ne seront pas effectives.
De la même manière, la poursuite de l'intérêt général ne peut être invoquée puisque ce n'est pas la généralisation de la complémentaire qui est en cause, mais le recours aux clauses de désignation qui ne sont pas indispensables à la généralisation des complémentaires santé.
Autre justification apportée à l'endroit de ces clauses de désignation introduites par l'article Ier, la poursuite d'une meilleure mutualisation des risques. Or, cette affirmation est sans fondement puisque le risque de santé est un risque à grande fréquence où la mutualisation est faite à partir de quelques centaines de salariés. Mais au-delà de ces considérations mathématiques, il convient de rappeler que la mutualisation est bien mieux réalisée dans le cadre interprofessionnel qu'au sein d'une profession.
Enfin, le législateur, à travers les débats parlementaires, a maintes fois invoqué l'un des objectifs poursuivi par les clauses de désignation, à savoir qu'une telle mesure favoriserait la transparence. Or, à ce jour, 90 % des désignations se font au bénéfice des Institutions de prévoyance, sans que les raisons de ces désignations soient clairement explicitées. En conséquence, les dispositions concernées de l'article 1er iront manifestement à l'encontre de l'objectif poursuivi.
Aussi, puisque le I-A-2 ° ainsi que le Il-2 ° de l'article 1er de la présente loi relative à la sécurisation de l'emploi méconnaissent manifestement le principe de libre concurrence, et donc de liberté d'entreprendre, et que cette méconnaissance ne saurait être justifiée au regard des objectifs poursuivis, qui auraient pu être atteints par d'autres voies, ou qui ne seront pas atteints, il convient que votre Conseil déclare contraires au principe de liberté d'entreprendre les dispositions du I-A-2 ° ainsi que du II-2 ° de l'article 1er du présent projet de loi sur la sécurisation de l'emploi.
2. Le I-A-2 ° ainsi que le II-2 ° de l'article 1er sont contraires au principe d'égalité.
Ce principe d'égalité possède une place singulière dans notre ordre juridique puisqu'il fait partie des trois principes figurant dans la devise républicaine. Plus prosaïquement, ce principe tire son origine de l'article Ier de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen qui stipule que : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune ». Mais c'est surtout l'article 6 de la même Déclaration qui consacre ce principe en exposant les manifestations concrètes de ce droit fondamental : « La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». Enfin, l'article 13 de la Déclaration de 1789 qui dispose que pour les dépenses de l'administration une contribution commune est indispensable et qu'elle « doit être également répartie entre tous les citoyens en raison de leurs facultés ».
Avec la même force, le préambule de la Constitution de 1946 prévoit que : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé dans son travail ou son emploi en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances ». Cette définition de l'égalité est là encore davantage pratique, et surtout, elle n'est pas sans conséquence sur les principes constitutionnels régissant la vie économique.
Aussi, si le principe d'égalité trouve parfois à s'appliquer de manière rigoureuse, le Conseil Constitutionnel admet que : « le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit ».
Aussi, il convient de soumettre au contrôle de votre Conseil les dispositions de l'article Ier qui font obligation aux partenaires sociaux d'organiser une procédure de publicité et de mise en concurrence en amont de la désignation ou de la recommandation.
Or, les dispositions qui doivent garantir l'égalité de traitement sont fixées par décret, cc qui ne permet pas de s'assurer que la procédure sera en effet protectrice des droits des candidats. De surcroît, les différentes catégories d'organisme assureur ne sont pas soumises à la même procédure et aux mêmes règles au regard de la désignation : des dispositions davantage protectrices des droits des salariés sont applicables en cas de désignation des institutions de prévoyance et des mutuelles, alors que ce n'est pas le cas en ce qui concerne les sociétés d'assurance.
Pour cette raison, la procédure de publicité et de mise en concurrence ne peut pas être suffisante pour garantir l'égalité des chances entre les différentes catégories d'organismes assureurs.
Si une rupture d'égalité entre les organismes assureurs doit être constatée, aucune justification relative à la poursuite de l'intérêt général ne peut être invoquée puisqu'aucun élément ne permet de dire que les sociétés d'assurances offriraient de moins bonnes prestations aux salariés, affirmation qui aurait donc été injustifiée de la part du législateur.
Eu égard aux observations précédentes, les différences de traitement des organismes assureurs créent une rupture d'égalité qui doit en conséquence être dénoncée comme contraire au principe constitutionnel d'égalité.
3. Le I-A-2 ° ainsi que le II-2 ° l'article ler sont contraires au principe de liberté contractuelle.
La liberté contractuelle est un principe constitutionnel qui tire son origine de la combinaison des articles 4 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen qui précise que : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi », et de l'article 16 de la même Déclaration qui précise pour sa part que : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». Enfin, la liberté contractuelle peut aussi tirer son essence de l'article 2 de la Déclaration qui stipule que : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression ».
La consécration de ce principe constitutionnel est ensuite intervenue en 1998, avant d'être réaffirmée avec force par le Conseil Constitutionnel dans sa décision du 13 janvier 2003 sur la loi relative aux salaires, au temps de travail et au développement de l'emploi, où le Conseil précisa que : « le législateur ne saurait porter aux contrats légalement conclus une atteinte qui ne soit justifiée par un motif d'intérêt général suffisant sans méconnaître les exigences résultant des articles 4 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 » (10). Là encore, les limites que le législateur peut apporter à ce principe constitutionnel de liberté contractuelle sont subordonnées à des motifs d'intérêts généraux.
Le Conseil Constitutionnel a ensuite souhaité protéger la liberté contractuelle des personnes morales, spécialement lorsque celles-ci exercent une activité économique, ainsi que l'illustre la décision du 1er juillet 2004 sur la loi relative aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle (11).
Par la suite, votre conseil a donné corps à la liberté contractuelle des personnes morales en étendant celle-ci à la libre détermination du contenu du contrat, comme le précise la décision du 18 décembre 2003 sur la loi portant décentralisation en matière de revenu minimum d'insertion et créant un revenu minimum d'activité (12). Dans cette décision, pour justifier de la conformité avec la Constitution du contrat d'insertion tel qu'institué par le nouvel article L. 262-37 du code de l'action sociale et des familles, votre conseil a précisé que« l'intéressé a la possibilité de s'opposer à l'inclusion du contrat insertion ».
Or, les dispositions du I-A-2 ° ainsi que du II-2 ° de l'article 1er de la présente loi, en ce qu'elles permettent l'instauration de clauses de désignation dans les accords de branche, remettent en cause significativement la liberté contractuelle consacrée par votre Conseil.
En effet, les clauses de désignation excluent le libre choix du cocontractant et la libre négociation du contrat.
De cette manière, la désignation d'un organisme assureur par un accord collectif entraîne l'adhésion de plein droit de l'entreprise à cet organisme. L'entreprise adhérente n'a pas davantage la possibilité de dénoncer son adhésion ou de résilier le contrat souscrit, alors qu'un contrat peut en principe être rompu à tout moment à l'initiative de l'une ou l'autre des parties.
Pour cette raison, le législateur a porté une atteinte excessive et non justifiée à la liberté contractuelle en prescrivant aux entreprises et à ses salariés l'obligation non d'adhérer à un organisme assureur, mais de nouer une relation contractuelle imposée avec un organisme déterminé.
Or, cette atteinte à la liberté contractuelle se situe sur plusieurs niveaux :
L'entreprise est d'abord privée du droit fondamental d'entrer en pourparlers avec un organisme assureur de son choix, alors que le déroulement de la phase précontractuelle est normalement protégé au titre de la liberté de contracter. Il est constant que chacun est en principe libre de refuser d'entrer en pourparlers avec une personne intéressée qui en ferait la demande, de même que c'est la liberté contractuelle qui autorise un agent à mener des négociations parallèles ou à mettre un terme aux pourparlers engagés.
L'entreprise est ensuite privée de choisir librement son cocontractant. Elle n'a pas davantage la possibilité de déterminer le contenu du contrat qui s'impose à elle. Elle ne peut enfin librement sortir de la relation contractuelle avant son terme normal.
Cette liberté a d'ailleurs été rappelée par la Cour de justice de l'Union européenne (13), pour laquelle, la liberté contractuelle a rang de principe général du droit, et ne se compose pas seulement de la liberté de conclure des contrats (liberté contractuelle positive), « mais également la liberté de ne pas en conclure (liberté contractuelle négative) ».
Ainsi, la Cour a qualifié de restriction à la liberté d'établissement et à la libre prestation des services une législation italienne qui mettait en place une obligation de contracter pesant sur toutes les entreprises d'assurance exerçant dans le domaine de la responsabilité civile automobile, à la demande de tout client potentiel. La Cour estimant qu'une telle mesure, outre qu'elle affecte l'accès au marché des opérateurs concernés, constitue une « ingérence substantielle dans la liberté de contracter dont jouissent, en principe, les opérateurs économiques ».
De plus, lorsqu'une clause de désignation est couplée avec une clause de migration, la liberté contractuelle est également atteinte en ce qui concerne les contrats en cours, puisque le code du travail impose à l'entreprise l'adaptation de leurs stipulations (art. L. 2253-2), quand bien même cette adaptation offrirait un rapport coût/garanties moindre à l'entreprise. Ainsi, ces clauses auront pour effet de mettre fin de manière anticipée à des contrats légalement conclus, ainsi que l'a précisé la chambre sociale de la Cour de cassation dans un récent arrêt du 5 décembre 2012 (14), où elle a réitéré le principe « selon lequel l'adaptation en matière de garanties de niveau équivalent consiste nécessairement dans la mise en conformité de l'accord d'entreprise avec l'accord professionnel ou interprofessionnel de mutualisation des risques imposant l'adhésion de l'entreprise au régime géré par l'institution désignée par celui-ci ».
En conséquence, 1'addition des clauses de désignation et des clauses migratoires entraînera une exception au principe de faveur dont doit bénéficier tout salarié. L'entreprise ne pouvant plus espérer optimiser sa participation financière et obtenir, en contrepartie, les meilleures garanties possibles pour ses salariés.
Or, aucun motif d'intérêt général n'est susceptible de justifier des atteintes si substantielles à la liberté contractuelle. En effet, les clauses de désignation ne pourront pas garantir aux salariés ce niveau élevé de protection escompté, puisque la pratique de la désignation a conduit à surtaxer certaines branches au détriment des salariés dans la plupart des cas où cette pratique fut employée. Parfois même, les salariés perdront le bénéfice de contrats existants.
D'autre part, l'argument invoqué selon lequel la désignation favoriserait les petites entreprises, plus fragiles, ne semble pas opérant, puisque les TPE/PME, notamment en ce qui concerne leur capacité de négociation, souffriront davantage que les autres de cette pratique, comme l'Autorité de la concurrence, dans son avis 13-A-11, l'a souligné.
En conséquence, le I-A-2 ° ainsi que le II-2 ° de l'article 1er de la présente loi sur la sécurisation de l'emploi méconnaissent manifestement le principe constitutionnel de liberté contractuelle, sans que de réelles justifications en termes de poursuite de l'intérêt général ne puissent être mobilisées.
Les Sénateurs soussignés complèteront, le cas échéant, cette demande dans des délais raisonnables.
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1. Décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982 sur la loi de nationalisation. Considérant n° 16.
2. http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/documentation/contributions-et-discours/themes/la-protection-des-droits-et-libertes-fondamentaux/la-protection-des-droits-et-libertes-fondamentaux.4728.html#entreprendre
(contribution des services du Conseil Constitutionnel du ler octobre 200l sur la liberté d'entreprendre dans la jurisprudence du Conseil Constitutionnel)
3. Décision n° 2000-439 DC du 16 janvier 2001 sur la loi relative à l'archéologie préventive. Considérant n° 13.
4. Décision n° 2001-455 DC du 12 janvier 2002 sur la loi de modernisation sociale. Considérant n° 46.
5. Arrêt Conseil d'Etat, 30 juin 2004, n° 250 124, Département de la Vendée.
6. Autorité de la Concurrence, communiqué de presse du 29 mars 2013 sur la généralisation de l'assurance complémentaire santé.
7. Décision n°2012-280 QPC du 12 octobre 2012.
8. Autorité de la concurrence. Avis n°13-A-II du 29 mars 2013 relatif aux effets sur la concurrence de la généralisation de la couverture complémentaire collective des salariés en matière de prévoyance.
9. Ibid.
10. Décision n° 2002-465 DC du 13 janvier 2003 sur la loi relative aux salaires, au temps de travail et au développement de l'emploi. Considérant n° 4.
11. Décision n° 2004-497 DC du 01 juillet 2004 sur la loi relative aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle. Considérant n° 20.
12. Décision n° 2003-487 DC du 18 décembre 2003 sur la loi portant décentralisation en matière de revenu minimum d'insertion et créant un revenu minimum d'activité. Considérant n°27 et 28.
13. Cour de Justice des Communautés Européennes, 28 avril 2009, aff C-518/06, Commission c. Italie
14. Cour de Cassation, arrêt du 5 décembre 2005. (AG2R c/ AGEP, pourvoi n° 11-24233).