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Décision n° 2013-667 DC du 16 mai 2013 - Saisine par 60 députés

Loi relative à l'élection des conseillers départementaux, des conseillers municipaux et des conseillers communautaires, et modifiant le calendrier électoral
Non conformité partielle

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les conseillers,

Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi relative à l'élection des conseillers départementaux, des conseillers municipaux et des conseillers communautaires, et modifiant le calendrier électoral adoptée par le Parlement le 17 avril 2013.

1. Sur la procédure

La loi déférée a été adoptée selon une procédure contraire à la Constitution. Elle encourt la censure au titre des exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire. Les irrégularités commises ont « un caractère substantiel de nature à entacher de nullité la procédure législative » (1).

A. Sur le respect du principe de sincérité des débats parlementaires, tel que dégagé par la décision n° 2005-512 DC du 21 avril 2005 (2), il a pu être manifestement constaté une irrégularité de la procédure parlementaire ayant conduit au vote de la loi déférée, en première ainsi qu'en deuxième lecture à l'Assemblée nationale.

1. Lors de l'examen en première lecture à l'Assemblée nationale, le mardi 19 février 2013, le vote par scrutin public de l'article 1er de la loi déférée a été interrompu par une demande de suspension de séance du président de la commission des Lois, Jean-Jacques URVOAS, alors que le scrutin public avait été annoncé dans l'enceinte de 1'Assemblée nationale, pour le seul motif que le Groupe majoritaire, c'est-à dire le Groupe Socialiste Républicain et Citoyen (SRC), se trouvait en minorité. L'article 1er n'aurait donc pas dû être adopté, faute de majorité, si le vote avait été mené à son terme, conformément aux exigences constitutionnelles.

En effet, si le Conseil constitutionnel estime que le Règlement de l'Assemblée nationale « n'a pas en lui-même, valeur constitutionnelle » (Décision 78-97 DC), il n'en demeure pas moins que le respect de certaines dispositions de ce Règlement conditionne la constitutionnalité de la procédure législative. A ce titre, l'interprétation dévoyée qui en est actuellement faite ne garantit ni la règle énoncée par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, aux termes duquel « La loi est l'expression de la volonté générale. . . », ni celle résultant du premier alinéa de l'article 3 de la Constitution, en vertu duquel : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants. . . ».

Le président de l'Assemblée nationale, Claude BARTOLONE, a eu l'occasion de se prononcer sur l'interprétation qui devait être faite du Règlement de l'Assemblée nationale en matière de suspension de séance en cours d'opération de vote. Ainsi, le matin du 6 novembre 2012, lors de l'examen en séance publique de la mission budgétaire « Agriculture », à la suite de l'interruption, par une demande de suspension de séance, d'un vote par scrutin public, pour le seul motif que le Groupe majoritaire se trouvait minoritaire, le président de l'Assemblée nationale avait déclaré, à la reprise de la séance, dans des propos que l'on retrouve au Journal Officiel : « Nous avons réuni la Conférence des présidents pour préciser les modalités de fonctionnement de l'Assemblée nationale. Nous n'avons pas fixé une nouvelle règle du jeu, nous avons simplement précisé l'application du règlement. (. . .) Dorénavant, il est acquis que, dès lors que l'ouverture du scrutin aura été annoncée, il ne sera plus possible d'interrompre la procédure de vote par une suspension de séance. » Le président de l'Assemblée nationale valida par là le principe selon lequel cette pratique d'interruption en cours de scrutin public faussait le résultat du vote et l'expression de la souveraineté nationale.

Pourtant, l'après-midi-même du 6 novembre 2012, une deuxième réunion de la Conférence des présidents venait contredire les propos prononcés pat le président de l'Assemblée, et préciser qu'il pouvait être fait droit à une demande de suspension de séance tant que la phrase « Nous allons maintenant procéder au scrutin » n'aurait pas été prononcée. Cette interprétation des conditions dans lesquelles il peut être fait droit à une suspension de séance, lorsqu'un scrutin public a été annoncé, permet à la majorité parlementaire de reporter les votes toutes les fois qu'elle se trouve en minorité. Par conséquent, non seulement l'article 1er de la loi déférée n'aurait pas du être adopté en première lecture, mais, plus encore, et de manière plus générale, cette interprétation du Règlement de l'Assemblée nationale contrevient à l' expression sincère des représentants du peuple.

2. En deuxième lecture, le mardi 26 mars 2013, forts de l'application du Règlement de l'Assemblée nationale qui avait été faite en première lecture quant aux suspensions de séance lors d'un scrutin public, les députés de l'opposition, se trouvant à nouveau majoritaires au moment du vote de la motion de rejet préalable sur l'ensemble de la loi déférée, n'ont pas demandé de scrutin public. Le président de séance, Laurence DUMONT, ayant émis un doute sur le résultat du vote à main levée, conformément à l'article 64 du Règlement, il était possible de procéder à un vote par assis levé. Cependant, le président de séance a procédé à deux votes assis levé, laissant, par ces trois votes successifs, le temps à la majorité parlementaire de devenir effectivement majoritaire dans l'hémicycle. Là encore, la sincérité des débats parlementaires n'a pas été respectée.

B. Sur le respect du principe de clarté des débats parlementaires, les députés comme les sénateurs n'ont pu être suffisamment éclairés sur la portée du texte qui leur a été soumis. En effet, l'indigence de l'étude d'impact annexée au projet de la loi déférée constitue un grief d'inconstitutionnalité, et méconnaît les exigences de « précision » posées par l'article 8 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution.

1. D'une part, l'article 14 du projet initial de la loi déférée comportait une disposition modifiant le seuil d'accès au second tour des candidats aux élections départementales. Or cette modification substantielle de la règle électorale a fait l'objet, dans l'étude d'impact, d'une justification indigente, puisque cette dernière se limite à préciser : « Afin de renforcer le pluralisme, il revient par ailleurs sur une disposition de la loi de 2010 relative au maintien des candidats au second tour des élections territoriales ; en prévoyant que les candidats ayant obtenu 10 % des inscrits - et non 12,5 % des inscrits, seuil en vigueur depuis la loi du 16 décembre 2010 - puissent se maintenir au second tour de l'élection. » L'étude d'impact aurait dû, a minima, indiquer l'incidence qu'aurait eue une telle modification législative si elle avait été appliquée lors des dernières élections cantonales, afin que les parlementaires soient précisément informés, par le gouvernement, des conséquences de la réforme proposée.

2. D'autre part, l'étude d'impact a sciemment négligé d'évaluer les difficultés qui ne manqueront pas d'apparaître, au sein des petites communes, pour constituer des listes, et trouver des candidats et candidates, à la suite de l'abaissement du seuil de population municipale à partir duquel les conseillers municipaux sont élus au scrutin majoritaire de liste paritaire avec représentation proportionnelle, établi par les articles 24 et suivants de la loi déférée. L'étude d'impact conclut simplement : « Dans les communes concernées par le nouveau régime de candidature, notamment celles qui doivent désormais constituer des listes complètes, c'est-à-dire les communes de 1000 à 2500 habitants, la constitution de listes pourrait être rendue plus complexe par la nécessité de trouver des candidats et des candidates en nombre suffisant. (. . .) Il est toutefois difficile d'en évaluer la difficulté puisque les candidatures dans les communes de moins de 3500 habitants ne font pas l'objet d'une déclaration en préfecture ».

3. Enfin, s'agissant de l'article 47 de la loi déférée qui modifie le calendrier électoral, en prévoyant le report des élections départementales et régionales à 2015, il ressort de l'étude d'impact que « L'aménagement du calendrier des élections locales est destiné à favoriser la participation électorale » Or le Gouvernement ne s'attache à fournir aucun élément, ne serait ce que statistique, propre à démontrer les deux postulats c1ui motivent le report des élections : premièrement que l'espacement dans le temps des élections renforce le taux de participation, deuxièmement que si l'espacement dans le temps favorise la participation, il convient de décaler les élections départementales et régionales.

II. Sur le fond

A. Sur les articles 3, 15, 16, 17, 18 et 19 relatifs au fonctionnement du binôme départemental tel qu'instauré par la loi déférée, les députés requérants considèrent que, bien que le nouveau mode de scrutin binominal poursuive l'objectif constitutionnel d'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives inscrit à l'article 1er de la Constitution, ces articles portent atteinte de manière disproportionnée à la libre administration des collectivités territoriales, aux principes de nécessité et de proportionnalité des peines, ainsi que de sincérité du scrutin. Ils méconnaissent, en outre, le principe d'intelligibilité de la loi.

L'article 3 de la loi déférée introduit en droit électoral français un mode de scrutin inédit, avec la présentation de deux candidats, en binôme, de sexe opposé, aux élections au conseil départemental. Dans cc scrutin binominal, l'électeur est amené à élire deux conseillers départementaux, dont les deux candidatures sont solidaires l'une de l'autre.

Comme a pu l'écrire le rapporteur sénatorial du texte, Michel DELEBARRE, dans son rapport n °250, « L'innovation principale de ce nouveau mode de scrutin ne réside pas dans l'élection de deux élus mais dans leur solidarité devant le scrutin. L'élection de l'un entraîne obligatoirement l'élection de l'autre. »

1. L'article 15 de la loi déférée définit les conditions de remplacement d'un conseiller départemental, ainsi que les causes qui peuvent conduire à l'organisation d'élections partielles.

Il prévoit notamment, eu égard à la solidarité du binôme dans l'élection, que, si faute de pouvoir être pourvu par un remplaçant, un seul des deux sièges se trouve vacant, « le siège concerné demeure vacant » (nouvelle rédaction de l'article L. 221 du code électoral).

Par voie de conséquence, en cas de démission d'un suppléant devenu titulaire, le siège restera vacant jusqu'à la fin du mandat, qui dure six ans. La vacance pourrait ainsi presque coïncider avec la durée totale du mandat, à la différence de la vacance de siège limitée à une durée d'un an, avant un renouvellement général, telle que prévue par le code électoral s'agissant des députés ou des conseillers municipaux. L'article 15 ne conduit à rien de moins qu'organiser la possibilité que le département soit administré par un conseil d'élus tronqué, sans limitation dans le temps.

Et la loi déférée d'institutionnaliser, dans certaines situations, l'obligation, pour les électeurs d'un canton, de n'être durablement représentés que par 50 % des élus qu'ils sont censés désigner.

Le ministre des Relations avec le Parlement, Alain VIDALIES, en nouvelle lecture à l'Assemblée nationale, s'est d'ailleurs trouvé empêché de produire une justification convaincante de cette institutionnalisation des vacances de sièges : « dans le cas, (. . .) où l'un des deux éléments du binôme ne siège pas car le titulaire et le suppléant sont tous les deux empêchés, pour rester cohérent avec le reste du projet de loi, il faudrait prévoir l'organisation d'une élection partielle sexuée. C'est évidemment impossible du point de vue constitutionnel. »

Cela constitue la démonstration, par le gouvernement lui-même, de l'extrême fragilité constitutionnelle inhérente au principe du binôme. Car pour être « cohérent » avec le binôme paritaire, expose le gouvernement, il « faudrait » « une élection partielle sexuée » qui est, explicite le ministre, « évidemment impossible du point de vue constitutionnel »

Pour contourner cette difficulté, en réalité incontournable, la loi déférée prive l'électeur du droit d'être représenté par son ou ses élus.

Ces vacances institutionnalisées sont, en outre, susceptibles d'affecter l'administration même du département : aux termes de la loi déférée, un conseil départemental pourra ne compter que 50 % de ses membres.

Plus encore, ces vacances pourront faire basculer la majorité de l'Assemblée délibérante, ne serait-ce que d'un siège de conseiller départemental, de sorte que la nouvelle majorité de sièges pourra être contraire à celle choisie initialement par les électeurs.

En portant atteinte au bon fonctionnement et à la gouvernance des conseils départementaux, cette disposition remet donc non seulement en cause la liberté des collectivités territoriales, dont l'autonomie à la fois institutionnelle et fonctionnelle est une composante, mais aussi la sincérité du scrutin.

Enfin, l'article 15 de la loi déférée est d'autant plus contraire à alinéa 2 de l'article 72 de la Constitution, qui dispose que les « collectivités s'administrent librement par des conseils élus » que l'on envisage l'hypothèse dans laquelle il doit être procédé à une nouvelle élection du président du conseil départemental. L'article L. 3122-2 du code général des collectivités territoriales, relatif au remplacement du président du conseil général, impose en effet que le conseil général soit au complet- pour l'élection du président. La loi déférée implique ainsi nécessairement l'impossibilité, dans certains cas, d'élire légalement le président du conseil départemental.

2. Les articles 16, 17, 18, et 19 tirent la conséquence de la solidarité du binôme posée par l'article 3 de la loi déférée à la fois en matière contentieuse, en matière de financement et de plafonnement des dépenses électorales, ainsi qu'en matière de contentieux des comptes de campagne :

- L'article 16 prévoit que la contestation de l'élection de l'un des deux candidats pourra entraîner l'annulation de l'élection des deux conseillers ;
- L'article 17 tire les conséc1ucnccs du scrutin binon : 1inal en matière de financement des campagnes électorales, y compris pour les dépenses engagées avant même la constitution du binôme ;
- L'article 18 permet au juge de prononcer l'inéligibilité de candidats ayant méconnu certaines règles de financement des campagnes électorales, de sorte que dans tous les cas où le juge prononcera l'inéligibilité pour violation des règles de financement, celle-ci s'appliquera systématiquement aux deux candidats du binôme.
- L'article 19, de coordination, tire les conséquences des articles précédemment cités.

Ces articles sont contraires à l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, aux termes duquel « La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires » dans la mesure où la loi déférée instaure une solidarité excessive en matière financière et en matière contentieuse. Si l'un des membres du binôme est invalidé, le second membre le sera également, même s'il n'est en rien responsable de la cause de l'invalidation du premier membre. Un membre du binôme pourra être tenu responsable, et être puni, pour une infraction commise par une personne sur laquelle il n'a aucune responsabilité. Et si le principe de solidarité du binôme pouvait conduire le législateur à imaginer une annulation solidaire de l'élection de ce binôme, l'assortir d'une peine automatique d'inéligibilité pour les deux membres du binôme ne saurait satisfaire aux exigences constitutionnelles de nécessité, d'individualisation, et de proportionnalité des peines.

3. Enfin, la loi déférée, tout en instituant la solidarité du binôme au moment de l'élection et pour le contentieux, organise un exercice totalement indépendant des mandats des deux membres du binôme une fois ce dernier élu. Ainsi, les députés requérants considèrent que le principe du scrutin binominal posé à l'article 3 ne garantit pas la sincérité du scrutin, ni en termes d'intelligibilité, ni de clarté, ni de loyauté du mode de scrutin.

Le Conseil constitutionnel a clairement reconnu, dans sa décision 2003-468 DC du 3 avril 2003, que « l'objectif constitutionnel d'intelligibilité de la loi » était applicable aux modes de scrutin. Le commentaire de cette décision dans Les Cahiers a précisé « qu'en définissant un mode de scrutin, le législateur ne doit pas s'écarter sans motif d'intérêt général de l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité de la loi, lequel revêt une importance particulière en matière électorale afin d'assurer la sincérité du scrutin et l'authenticité de la représentation ».

Les futurs bulletins de vote des candidats aux élections cantonales, qui devront désormais comporter quatre noms, à la fois ceux des deux candidats ct ceux de leurs suppléants, ne devraient pas améliorer la clarté du scrutin pour l'électeur.

Le mode de scrutin choisi renforce les risques d'avoir des majorités en sièges ne correspondant pas aux majorités en voix, puisqu'avec une seule voix d'avance, le binôme constitué en « ticket » emportera deux sièges, alors qu'une juste répartition des voix supposerait une attribution différente.

Surtout, les requérants souhaitent souligner la confusion qui sera celle de l'électeur, face à des binômes de candidats gui n'auront pas nécessairement la même tendance politique, que ces candidats assument leurs divergences dès leur campagne électorale, ou qu'ils choisissent de les révéler postérieurement à l'élection. La nature de l'association du binôme pourra, à terme, ne recouvrir, pour tout programme commun, que le respect de l'obligation de parité.

Les auteurs de la saisine relèvent l'impossibilité qu'aura l'électeur de sanctionner un seul des élus du binôrne par son vote, lors du renouvellem.ent du conseil départemental. Car ce mode de scrutin rend l'électeur, quoiqu'on en dise, incapable d'exprimer sa souveraineté par la voie de ses représentants. Ce mode de scrutin diluera, dans le même temps, la responsabilité des élus devant leurs électeurs. Or « la sincérité du scrutin ne peut être attestée que si l'on peut connaître clairement le choix, et donc la volonté de l'électeur » (3) En effet, les élections locales, au même titre que les élections nationales, constituent « un suffrage politique » (4) auxquelles s'appliquent donc les règles à valeur constitutionnelle applicables au droit de suffrage. Et le droit de suffrage a pour corollaire la liberté de vote, à savoir la « liberté de choix de l'électeur » (5), manifestement méconnu par le mode de scrutin proposé à l'article 3 de la loi déférée.

B. Sur l'article 4 de la loi déférée, qui prévoit, dans chaque département, de réduire de moitié le nombre de cantons, les requérants considèrent qu'il est contraire aux articles 34 et 37 de la Constitution, et qu'il méconnaît l'exigence selon laquelle la répartition des sièges doit être établie sur des bases essentiellement démographiques, au risque de porter manifestement atteinte à l'égalité devant le suffrage.

L'article 4 de la loi déférée modifie les circonscriptions électorales au sein desquelles les nouveaux conseillers départementaux seront• élus. Il érige en règle, à l'article 191-1 nouveau du code électoral, la division par deux du nombre de cantons par département

l. Ainsi, alors qu'il avait le devoir de s'affranchir de la contrainte constituée par le nombre de cantons existants, le législateur a choisi d'en faire, dans chaque département, la norme absolue de référence, portant atteinte de manière disproportionnée à l'égalité devant le suffrage.

Le législateur a ainsi imposé au pouvoir réglementaire, chargé de procéder aux modifications des limites des cantons, une norme arithmétique arbitraire qui expose le pouvoir réglementaire à de plus grandes difficultés dans l'exercice de sa mission de respect du principe d'égalité devant le suffrage. En contraignant le pouvoir réglementaire à se fonder sur le « nombre de cantons existants au 1er janvier 2013 », dans chaque département, le législateur empêche le pouvoir réglementaire de réduire les inégalités du nombre de cantons, et par suite du nombre de conseillers départementaux, qui peuvent exister entre départements, eu égard à leur population.

A titre d'exemple, les départements de la Savoie et de la Dordogne comptent aujourd'hui chacun environ 416 000 habitants, alors que la Savoie a 37 cantons, la Dordogne en a 50. De même, la Meurthe-et-Moselle et le Haut-Rhin comptent respectivement environ 738 000 habitants et 750 000 habitants, mais 44 et 31 cantons.

Pourtant, le Conseil constitutionnel a eu l'occasion de rappeler à de nombreuses reprises depuis 1986 (6), que l'élection « sur des bases essentiellement démographiques », était une des composantes de l'égalité devant le suffrage. Ainsi, par ses deux décisions n°2008-572 DC et 2008-573 DC du 8 janvier 2009, le Conseil constitutionnel a renforcé les garanties du redécoupage électoral à venir, en limitant les exceptions à la règle fondamentale selon laquelle l'Assemblée nationale doit être élue sur des bases essentiellement démographiques. Il y a affirmé qu'il résultait des dispositions des articles 1er, 3 et 24 de la Constitution « que l'Assemblée nationale, désignée au suffrage universel direct, doit être élue sur des bases essentiellement démographiques », et que, « si le législateur peut tenir compte d'impératifs d'intérêt général susceptibles s'atténuer la portée de cette règle fondamentale, il ne saurait le faire que dans une mesure limitée ». Or cette exigence d'asseoir les élections sut des bases essentiellement démographiques ne saurait être cantonnée aux élections législatives, et s'impose aux élections locales. C'est ce qu'il ressort de la décision 87-227 du 7 juillet 1987, à son considérant n° 5 : « l'organe délibérant d'une commune de la République doit être élu sur des bases essentiellement démographiques ».

Au surplus, les conseillers départementaux font partie du collège électoral qui élit les sénateurs (article L. 280 du code électoral). Il en résulte que les départements sont représentés au Sénat pat des sénateurs indirectement désignés par des membres de conseils départementaux. Ainsi, si le nombre de représentants d'un département s'écarte manifestement de la moyenne nationale, on retrouve cette disproportion au sein du collège électoral amené à élire les sénateurs. Là encore, la contrainte imposée à l'article 4 par le législateur au pouvoir réglementaire conduit• au gel partiel du collège électoral des sénateurs, sans permettre une prise en compte de l'évolution démographique des départements.

2. Malgré l'ajout, à ce même article 4, au cours des débats parlementaires, de plusieurs dispositions qui atténuent le caractère arithmétique de la règle de division par deux du nombre de cantons (arrondi à l'unité impaire supérieure si le nombre n'est pas entier impair ; nombre de cantons dans chaque département comptant plus de 500 000 habitants égal ou supérieur à dix-sept ; nombre de cantons dans chaque département comptant entre 150 000 et 500 000 habitants égal ou supérieur à treize), l'article 4 contraint la définition du nombre de cantons dans chaque département.

3. Enfin, le rejet récurrent au cours des différents lectures du texte, au Sénat comme à l'Assemblée nationale, d'un amendement proposant l'inscription à l'article 46 de la loi déférée de la règle selon laquelle « la délimitation des cantons doit respecter les limites des circonscriptions électorales des départements définies par le tableau n° 1 annexé au code électoral » a mis à jour la volonté du législateur de s'affranchir, pour l'avenir, de la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel s'agissant du découpage législatif, qui doit respecter les limites cantonales : « il convient, en premier lieu, de considérer que la faculté de ne pas respecter les limites cantonales dans les départements comprenant un ou plusieurs cantons non constitués par un territoire continu ou dont la population est supérieure à 40000 habitants ne vaut que pour ces seuls cantons » (Décision 86-208 DC des 1 et 2 juillet 1986, cons. 24).

Ainsi, les requérants estiment c1ue si le découpage législatif doit, sauf exceptions, respecter la délimitation des cantons, il serait inconstitutionnel de considérer que le découpage cantonal puisse ne pas respecter la délimitation des circonscriptions législatives, sauf exceptions. D'ailleurs, au cours des débats sur ce texte, le gouvernement n'a pas nié son intention, après le redécoupage cantonal, de procéder à un redécoupage législatif : « L'idée est qu'en compensation d'une part de proportionnelle pour assurer une meilleure représentation sur l'ensemble des bans, il y ait naturellement en conséquence un redécoupage, et je vous confirme que cet engagement est toujours d'actualité » (Alain VIDALIES, ministre des Relations avec le Parlement, lors de la nouvelle lecture à l'Assemblée nationale, le 9 avril 2013).

En tout état de cause, la loi déférée prévoit un mode de scrutin gui conduit au redécoupage de la quasi-totalité des cantons. Son article 4 fixe dans la loi un nombre de cantons, et lie le législateur pour l'avenir, lorsqu'il aura à connaître d'une modification des circonscriptions législatives.

Enfin, son article 4 ayant pour résultat l'augmentation mécanique, par deux, de la population moyenne par canton, la loi déférée a pour conséquence de faire de ce que le Conseil constitutionnel a considéré comme une exception jurisprudentielle (7) un principe. S'il est confirmé, comme il a pu être indiqué lors des débats sur cc texte au Sénat, que la population moyenne d'un canton devrait être de 30 000 habitants, il devient clair que la loi déférée est susceptible de contrevenir à la règle fondamentale selon laquelle l'Assemblée nationale doit être élue sur des bases essentiellement démographiques. Le nombre de cantons de moins de 40 000 habitants étant amené à très fortement diminuer, l'obligation de respect des limites cantonales existantes au moment du redécoupage législatif vaudra pour un nombre très limité de cantons.

C. Sur l'article 30 de la loi déférée, qui modifie la répartition des conseillers de Paris par secteur électoral (annexe n° 2 du code électoral), les auteurs de la saisine considèrent qu'il méconnaît le principe d'égalité devant le suffrage et le principe d'égalité devant la loi.

L'article 30 modifie la répartition des sièges de conseillers de Paris entre arrondissements :
- 3 arrondissements gagnent un siège : les 10ème ; 19ème et 20ème ;
- 3 arrondissements perdent un siège : les 7ème, 16ème et 17ème

Cette répartition est arbitraire, dans la mesure où elle ne correspond à aucun critère démographique avéré, alors même que le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2010-618 DC du 9 décembre 2010, relative à la loi de réforme des collectivités territoriales, a dégagé des articles 1er, 24 et 72 de la Constitution le principe que l'organe délibérant d'une collectivité territoriale « doit être élu sur des bases essentiellement démographiques selon une répartition des sièges et une délimitation des circonscriptions respectant au mieux l'égalité devant le suffrage ; que, s'il ne s'ensuit pas que la répartition des sièges doive être nécessairement proportionnelle à la population de chaque département ou région ni qu'il ne puisse être tenu compte d'autres impératifs d'intérêt général, ces considérations ne peuvent toutefois intervenir que dans une mesure limitée »
En effet, d'un arrondissement à l'autre, le nombre d'habitants représentés par un conseiller de Paris pourra aller du simple au triple, l'écart maximal par rapport à la moyenne étant de 57 %. A ce titre, dans son rapport n° 700 et 701, le député Pascal POPELIN reconnaît que « Le quotient électoral global pour l'élection du Conseil de Paris étant de 13 706 habitants par élu, on peut constater que le nouveau tableau proposé par le Gouvernement laisse subsister, dans les trois arrondissements les moins peuplés (1er, 2ème et 4ème), un nombre d'habitants par élu inférieur respectivement à 57 %, 45 % et 31 % de la moyenne parisienne. »

Afin de respecter l'égalité devant le suffrage, seuls deux cas de figure étaient envisageables : une nouvelle répartition a minima, afin de corriger les disparités démographiques les plus flagrantes (et alors, seul le 19ème arrondissement aurait gagné un siège, et le 7ème arrondissement en aurait perdu un) ; ou bien une répartition plus ambitieuse, visant a respecter l'ensemble des évolutions démographiques des arrondissements de Paris. La règle aurait alors dû être entièrement revue. Rien n'interdisait, en effet, au législateur, de modifier la règle plancher, c'est-à-dire le nombre minimum d'élus attribué dès le départ à chaque secteur géographique, et de le fixer à deux élus, au lieu de trois.

Au final, les requérants contestent l'absence de réduction de l'écart à la moyenne du nombre d'habitants par élu, à Paris, alors que l'article 30 de la loi déférée propose une nouvelle répartition de sièges.

D. Sur l'article 24 de la loi déférée, modifiant le calendrier électoral et prorogeant les mandats électifs en cours des conseillers généraux ct des conseillers régionaux jusqu'en 2015, les requérants estiment que les dispositions de cet article ne sont justifiées par aucun objectif d'intérêt général, et sont contraires à l'article 24 de la Constitution.

1. La jurisprudence répétée du Conseil constitutionnel en matière de modification du calendrier électoral a montré qu'il était loisible au législateur, conformément à l'article 34 de la Constitution, de procéder à une cessation anticipée comme à une prorogation de mandats électifs, « sous réserve du respect des dispositions et principes de valeur constitutionnelle » (8)

A moins de revêtir un « caractère exceptionnel et limité » (9), ce type de décision doit, à tout le moins, être motivé par un objectif d'intérêt général. A ce titre, il ressort de la jurisprudence du Conseil constitutionnel que le législateur peut justifier une modification du calendrier électoral par la poursuite d'objectifs divers : aussi bien la volonté de lutter contre l'abstentionnisme électoral (10) que celle de prévenir les difficultés de mise en œuvre de l'organisation de l'élection présidentielle (11).

Même si « le Conseil constitutionnel ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement » et s'« il ne lui appartient donc pas de rechercher si le but que s'est assigné le législateur pouvait être atteint par d'autres voies » (12), les auteurs de la saisine considèrent qu'il appartient en revanche au Conseil constitutionnel de sanctionner l'absence de tout objectif d'intérêt général lors d'une modification du calendrier électoral.

Les requérants ont à ce titre déjà souligné l'indigence de l'étude d'impact relative à l'article 47 de la loi déférée. Le Gouvernement a tenté de justifier ce report des élections départementales et régionales par deux motifs : d'une part assurer une participation accrue du corps électoral aux élections, dans la mesure où, sans modification du calendrier électoral, ct après abrogation du conseiller territorial, cela aurait conduit « à organiser cinq scrutins en 2014 : les élections municipales en mars, mes élections européennes en juin et les élections sénatoriales en juin et septembre, mais également les élections cantonales et régionales en mars », et, d'autre part « permettre de mettre fin aux mandats de tous les conseillers généraux et de tous les conseillers régionaux de manière simultanée » (13).

Les députés auteurs de la saisine considèrent que le second argument qui consiste à permettre de mettre fin aux mandats des conseillers généraux et des conseillers régionaux simultanément ne peut être valablement produit comme un objectif sérieux de report, encore moins comme un objectif d'intérêt général, alors même que la loi déférée a pour objet de supprimer le conseiller territorial, dont la finalité était de rapprocher les échelons départementaux ct régionaux.

Quant au premier argument, les requérants estiment que le fait de reporter certaines élections pour les répartir sur 2014 et 2015 n'est pas, en lui-même, gage d'une plus forte participation des électeurs aux différents scrutins.

S'il s'était effectivement agi de favoriser la participation des électeurs aux différents scrutins, les élections municipales étant, structurellement et statiquement, les élections locales les plus mobilisatrices, le législateur aurait choisi de coupler soit les élections régionales soit les élections départementales aux élections municipales, comme cela a pu être le cas pour ceux des électeurs concernés par le renouvellement par tiers de leurs conseillers généraux, appelés à voter en même temps pour les municipales.

L'objectif de limitation de l'abstentionnisme produit par le Gouvernement n'est donc pas fondé.

2. Enfin, l'article 47 de la loi déférée porte atteinte à la sincérité du scrutin sénatorial. Il est contraire à l'article 47 de la Constitution, qui dispose que «Le Sénat est élu au suffrage indirect. Il assure la représentation des collectivités territoriales de la République.

En application du calendrier électoral prévu par la loi déférée, les élections sénatoriales, qui doivent avoir lieu en septembre 2014, seront antérieures aux élections des assemblées départementales et régionales.

Jusqu'à présent, que ce soit en 1998, en 2001, en 2004, en 2008 ou en 2011, le renouvellement du Sénat a toujours fait suite au renouvellement des conseils généraux.

Dans les commentaires des Cahiers du Conseil constitutionnel relatifs à la décision du 15 décembre 2005 (14) portant sur la loi modifiant les dates des renouvellements du Sénat, il est précisé que ladite loi « assure durablement que les sénateurs ne seront pas élus par des grands électeurs en fin de mandat. Ils le seront soit par des élus locaux en début de mandat (2008, 2014 et 2020), soit par des élus locaux à mi-mandat (2011, 2017 et 2023). Au regard du principe constitutionnel selon lequel le Sénat représente les collectivités territoriales, il est préférable (. . .) de rapprocher à l'avenir l'élection des sénateurs de la désignation par les citoyens de la majeure partie du collège électoral sénatorial. »

Or, les sénateurs qui seront élus en 2014 le seront par un collège électoral d'élus en fin de mandat, et qui de surcroît, sera composé d'élus exerçant leur mandat au-delà du terme qui était défini légalement lors du dernier renouvellement par moitié du Sénat.

La part des élus prorogés, au cours des débats parlementaires, a été évaluée en moyenne à 4 %. Cela peut paraître faible, mais dans certains départements, elle portera manifesten1ent atteinte à la sincérité du scrutin. Tel est le cas en Corse, où la part des élus prorogés s'élèvera à 11,2 % pour la Corse-du-Sud et à 10,2 % pour la Haute-Corse. La Guyane, la part des élus prorogés atteindra même 11,6 % et, au demeurant, il reviendra à des conseillers régionaux ct généraux prorogés d'élire des sénateurs, alors que les Guyanais s'étaient prononcés par référendum en faveur de la suppression de ces collectivités au bénéfice de la création d'une assemblée unique en 2014.

Cette fraction d'élus prorogés dans le collège électoral du Sénat pourrait, à elle seule, inverser, dans un sens ou dans l'autre, la majorité du Sénat. A ce titre, la représentation sincère des collectivités territoriales par le Sénat ne sera plus assurée.

Le report des élections régionales et départementales, tel que prévu par la loi déférée, porte donc manifestement atteinte à la sincérité du scrutin sénatorial de septembre 2014. Il doit être déclaré contraire à la Constitution.

Pour l'ensemble des raisons évoquées, les députés requérants considèrent que la loi relative à l'élection des conseillers départementaux, des conseillers municipaux et des conseillers communautaires, et modifiant le calendrier électoral, doit être déclarée contraire à la Constitution.

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(1) 93-329 DC du 13 janvier 1994, cons. 22 et 94-334 DC du 20 janvier 1994, cons. 6
(2) Les requérants contestaient alors la régularité de l'adoption de l'article 9 de la loi d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école.
(3) Cahiers du Conseil constitutionnel n°13, janvier 2003, Dossier relatif à la sincérité du scrutin.
(4) 82-146 DC du 18 novembre 1982
(5) 2000-4260 DC du 30 mars 2000, cons. 15
(6) 86-208 DC du 1er et du 2 juillet 1986
(7) Pour mémoire : « La faculté de ne pas respecter les limites cantonales dans les départements comprennent un ou plusieurs cantons non constitués par un territoire continu ou dont la population est supérieure à 40000 habitants »
(8) Décision n° 94-341 DC du 06 juillet 1994, cons. 5
(9) Dans la Décision n° 94-341 DC du 06 juillet 1994, cons. 7, le Conseil constitutionnel a estimé que la réduction du mandat des conseillers municipaux étant limitée à trois mois, le législateur pouvait s'affranchir de la poursuite d'un objectif d'intérêt général.
(10) Décision n° 90-280 DC du 06 décembre 1990, cons. 17
(11) Décision n° 94-341 DC du 06 juillet 1994 précitée.
(12) Décision n° 2010-603 DC du 11 février 2010, cons. 13
(13) Extraits de l'exposé : des motifs du projet de loi afférant à la loi déférée
(14) La décision n° 2005-529 du 15 décembre 2005 a validé le caractère conforme à la Constitution de la prorogation des mandats électifs en cours, en l'occurrence, celle des sénateurs initialement renouvelables en 2007, 2010 et 2013, en « Considérant qu'il résulte des dispositions précitées que, dans la mesure où il assure la représentation des collectivités territoriales de la République, le Sénat doit être élu par un corps électoral qui soit lui-même l'émanation de ces collectivités ; que, par suite, c'est à juste titre que le législateur organique a estimé que le report en mars 2008 des élections locales imposait de reporter également l'élection de la série A des sénateurs afin d'éviter que cette dernière ne soit désignée par un collège en majeure partie composé d'élus exerçant leur mandat au-delà de son terme normal »