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Décision n° 2012-656 DC du 24 octobre 2012 - Saisine par 60 députés

Loi portant création des emplois d'avenir
Conformité - réserve

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs les Conseillers,

Nous avons l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, le projet de loi portant création des emplois d'avenir, définitivement adopté par l'Assemblée nationale le 09 octobre 2012.

A l'appui de cette saisine, nous développons les griefs suivants, relatifs à l'article 2.

Art L.5134-118

Les députés auteurs de la présente saisine contestent en particulier, en premier lieu, les dispositions de l'article L. 5134-118 du code du travail, ajouté à ce code par l'article 2, qui visent à accorder aux étudiants titulaires de bourses de l'enseignement supérieur relevant du chapitre 1er du titre II du livre VIII de la troisième partie du code de l'éducation le monopole du bénéfice des emplois d'avenir professeur par ailleurs institués par ce texte.

Il ressort, au préalable, que, quel que soit l'évolution sémantique du texte déféré (du projet de loi n° 146 énonçant que « L'emploi d'avenir professeur s'adresse à des étudiants titulaires de bourses... » au texte adopté selon lequel « L'emploi d'avenir professeur est destiné à des étudiants titulaires de bourses... », il s'agit, comme l'énonce plus sincèrement l'exposé des motifs, d'un « dispositif [qui] est réservé aux étudiants boursiers ». En d'autres termes, la loi confère un monopole d'accès à ces contrats exclusivement à cette catégorie d'étudiants.

Les députés auteurs de la présente saisine soutiennent que les dispositions déférées ne respectent ni le principe d'égalité ni la liberté contractuelle.

L'accès au contrat d'emploi d'avenir professeur n'a, en effet, rien de commun avec certains dispositifs sociaux soumis à condition de ressources, mais pour lesquels il est dans la nature et la logique des choses d'être soumis à des conditions de ressources - telles les allocations logement. Il convient de relever, d'une part, que, selon les termes mêmes de la loi déférée, ces emplois d'avenir professeur obéissent à la liberté contractuelle des parties, sont financés exclusivement par le contribuable et servent à l'exécution d'une mission de service public administratif (cf. art. L.5134-19-1 ; L.5134-120 ; L. 5134-123). Ils doivent être rangés, d'autre part, parmi les « emplois publics » au sens de l'article 6 de la Déclaration de 1789.

L'interdiction qui est ainsi faite à un employeur de recruter un jeune, motivé pour les métiers du professorat, correspondant au profil de son établissement et à son choix, comme la discrimination faite à l'égard des étudiants non-boursiers se destinant aux métiers du professorat, ne sont justifiées par aucune raison d'intérêt général - l'étude d'impact n'apporte aucun argument sérieux et crédibles à cet égard -, et font apparaitre une inégalité de traitement disproportionnée avec le but poursuivi par le législateur, qui est de faciliter l'insertion professionnelle dans les métiers du professorat subissant une désaffection de vocations liée à la baisse d'attractivité de l'enseignement et aux perspectives de carrière.

Une priorité de recrutement ouverte aux étudiants boursiers aurait constitué, en terme de proportionnalité par rapport au but poursuivi, une atteinte moindre au principe d'égalité et à la liberté contractuelle, plus raisonnable et tout aussi efficace, au lieu d'un monopole discriminant à l'égard de tous les autres étudiants inscrits en deuxième, troisième année de licence ou première année de master, âgés de vingt-cinq ans au plus et se destinant aux métiers du professorat (cf décision n°2003-471 DC « Assistants d'éducation »).

Par ailleurs, l'ambigüité qui subsiste sur la véritable vocation des emplois d'avenir professeur renforce encore le risque de création d'un monopole dans l'accès aux emplois publics par la création d'une filière de pré-recrutement. La Rapporteur pour avis de la commission des Affaires culturelles et de l'Education de l'Assemblée nationale mentionne bien dans son rapport un dispositif qui « s'apparente à un pré-recrutement » (page 21), les emplois d'avenir professeur constituant le « premier pilier- celui du pré-recrutement- d'un système entièrement rénové de formation initiale et de prise de fonction des maîtres » (page 25). De même, le Rapporteur de la commission des Affaires sociales de l'Assemblée nationale saisie au fond considère que le volet professorat des emplois d'avenir constitue une première réponse aux engagements du président de la République « par l'organisation d'une forme de « pré-recrutement » de futurs enseignants » (page 94). Interpellé sur ce sujet en séance publique, le ministre de l'Education n'a pas levé l'ambigüité estimant simplement que les emplois d'avenir professeur ne correspondaient pas à une filière de pré-recrutement au seul motif que « les jeunes pourront sortir quand ils le souhaitent de ce dispositif » (2ème séance du mercredi 12 septembre). A aucun moment il n'a été précisé par le Ministre de l'Education que les emplois d'avenir professeur ne donneraient lieu à l'avenir à aucune facilité d'accès aux concours. La marge d'interprétation démontrée précédemment et la possible assimilation des emplois d'avenir professeur à un dispositif de pré-recrutement confirme le risque de rupture d'égalité, en remettant notamment en cause l'égale admissibilité « aux emplois publics » et l'égal accès « aux fonctions publiques » garantis par l'article 6 de la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen de 1789 et l'article 18 du Préambule de la Constitution du27 octobre 1946.

Art L. 5143-123

Les députés auteurs de la présente saisine contestent, en second lieu, les dispositions de l'article L. 5134-123 du code du travail, ajouté à ce code par l'article 2, qui visent à prévoir que l'emploi d'avenir professeur est conclu sous la forme d'un contrat d'accompagnement dans l'emploi régi par la section 2 du chapitre IV du titre III du livre 1, à savoir, selon l'article L. 5134-24 auquel il est implicitement renvoyé, un contrat « de droit privé ». Le texte transmis par le gouvernement aux partenaires sociaux avait d'ailleurs la vertu de la sincérité en mentionnant explicitement la notion de « contrat de droit privé ».

Les députés auteurs de la présente saisine soutiennent que les dispositions déférées ne respectent pas la dernière phrase du 13ème alinéa du Préambule de 1946 selon laquelle « (…) l'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'État, » le principe à valeur constitutionnel selon lequel les personnes physiques, collaborateurs des personnes morales de droit public, sont des agents publics ; le principe de même valeur selon lequel les actes d'une personne morale publique sont des actes administratifs relevant du droit administratif ; et enfin le principe de même valeur selon lequel les personnels non statutaires travaillant pour le compte d'un service public à caractère administratif géré par une personne publique sont des agents contractuels de droit public, quel que soit leur emploi.

Il ressort, au préalable, gue le projet de loi transmis aux partenaires sociaux avait la vertu de la sincérité puisque la première version de l'article déféré énonçait clairement « Le contrat de travail associé à une aide à la formation et à l'insertion professionnelle au titre d'un emploi d'avenir professeur est un contrat de travail de droit privé d'une durée d'un an, renouvelable dans la limite d'une durée totale de trente-six mois. ».

Il convient de relever, d'une part, que, selon les termes mêmes de la loi déférée, ces emplois d'avenir professeur sont recrutés sur décision administrative (art. L. 5134-121 et L. 5134-19-1), principalement par des personnes morales de droit public (art. L. 5134-118 : établissements publics locaux d'enseignement et les établissements publics locaux d'enseignement et de formation professionnelle agricoles), et, accessoirement, par d'autres gestionnaires du service public de l'enseignement (art. L. 5134-127 : établissements d'enseignement privés ayant passé un contrat avec l'État). D'autre part, cet emploi d'avenir « professeur », est, toujours selon les termes mêmes de la loi déférée, très explicitement destiné à participer au service public de l'enseignement, y exerçant une activité d'appui éducatif au sein de la mission pédagogique qui est dévolu à ce service (art. L. 111-1du code de l'Education), en vue de présenter un des concours de recrutement d'enseignants du premier et du second degrés organisés par l'Etat (cf. art. L. 5134-118 ; art. L, 5134-121 ; art. L. 5134-123 ; art. L. 5134-125).

Les emplois d'avenir professeur dérogent pourtant aux principes qui régissent la collaboration d'agents au service public de l'enseignement, parmi lesquels, aux côtés des titulaires de la fonction publique enseignante, on ne rencontre que des agents, qui, tous, sont qualifiées de droit public ou sont unis par un lien de droit public :

-les enseignants stagiaires au cours de leur année de pré-titularisation, les enseignants vacataires ;

-les titulaires de « contrats d'association à l'école » (art L. 911-7 C. Educ) ;

-les maîtres des établissements privés d'enseignements sous contrat d'association (loi n° 2005-5 du 5 janvier 2005) ;

- les assistants d'éducation {loi n° 2003-400 du 30 avril 2003, art L. 916-1 C. Educ). Ce dernier statut a mis fin d'ailleurs aux errements dans l'abus qui a été fait des « emploi jeunes » de la loi n° 97-940 du 16 octobre 1997, (jamais examinée par le Conseil constitutionnel) dont aucune des dispositions ne visaient sincèrement et explicitement le recrutement au sein du service public de l'enseignement, et alors que l'article 8 de cette loi prenait soin au contraire de qualifier de « droit public » des emplois-jeunes expressément dédiés à servir au sein d'un service public régalien.

Si les députés auteurs de la saisine n'ignorent pas que des dispositions législatives ont pu déroger aux principes rappelés plus haut que méconnait l'article déféré, et qui énoncent tous le fondement d'un droit public au sein du droit français, aucune des dérogations, motivées par des raisons impérieuses d'intérêt général, autorisant exceptionnellement que des agents travaillant pour le compte d'un service public à caractère administratif géré par une personne publique ne soient pas de droit public, n'est ici réunie.

En premier lieu, le choix de qualifier de « droit privé » ces emplois d'avenir professeur ne relève pas de la nécessité de maintenir une dualité de statuts des personnels à raison d'un changement de statut de la personne employeur ou d'un changement dans la nature de sa mission de service public (comme par ex. dans le cas La Poste -art 29 loi n°90-568 modifiée- ou de Pôle Emploi -art. 1.5312.9 du code du travail-…),

En deuxième lieu, ce choix ne relève pas non plus de la nécessité, en consacrant l'autonomie à des entités spécialisées et techniques, comme peuvent l'être des agences ou autorités administratives indépendantes, d'introduire la faculté de recruter des contractuels de droit privé pour répondre aux particularismes de leurs missions.

En troisième lieu, ce choix ne relève pas davantage de la nécessité de maintenir la continuité d'une relation contractuelle de droit privé préexistante à l'exercice d'une tâche occasionnelle au sein d'un service public administratif (comme, par ex. dans le cas de art 3 bis loi n°84-16, introduite par la loi n°2009-972).

Si bien qu'aucune raison impérieuse d'intérêt général ne vient pouvoir justifier la dérogation aux principes constitutionnels mentionnés plus haut qui impliquent au contraire que ces emplois d'avenir professeur soient qualifiés d' « emplois publics » ou « agents publics » au sens des articles 6 et 15 de la Déclaration de 1789, nécessaire pour concourir au « devoir de l'État » prescrit par le 13ème alinéa du Préambule de 1946 tendant à mettre en œuvre - c'est-à-dire matériellement, concrètement - un service public administratif de « l'enseignement public » en le dotant, pour y parvenir, de moyens juridiques, humains et budgétaires gouvernés par le droit public. Sauf à démontrer que ces mêmes principes n'impliquent pas qu'un service public garanti par la Constitution ne passe pas nécessairement par l'emploi de personnels recrutés par la puissance publique, unis par un lien de droit public, relevant du juge administratif.

Par suite, l'article déféré semble inconstitutionnel aux auteurs de la saisine du Conseil constitutionnel.

Souhaitant que ces questions soient tranchées en droit, les députés auteurs de la présente saisine demandent donc au Conseil Constitutionnel de se prononcer sur ces points et tous ceux qu'il estimera pertinents eu égard à la compétence et la fonction que lui confère la Constitution.