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Décision n° 2012-654 DC du 9 août 2012 - Saisine par 60 sénateurs

Loi de finances rectificative pour 2012 (II)
Non conformité partielle

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Conseillers,
Les Sénateurs soussignés 1 ont l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, le deuxième projet de loi de finances rectificative pour 2012 aux fins de déclarer contraires à la Constitution certaines de ses dispositions.

I- Sur l'article 3 relatif à la suppression des allègements sociaux attachés aux heures supplémentaires et complémentaires de travail
1. L'article 3 abroge à partir du 1 er septembre 2012 les exonérations de cotisations sociales salariales et, à partir du 1 er août 2012, les exonérations d'impôt sur le revenu attachées aux heures supplémentaires et complémentaires de travail mises en place par la loi n°2007-1223 du 21 août 2007 en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat (loi « Tepa »). Cette disposition est contraire à la Constitution pour deux raisons.
2. D'une part, cette abrogation revêt un caractère rétroactif dans la mesure où elle s'applique aux rémunérations perçues à raison des heures supplémentaires et complémentaires de travail effectuées à compter du 1er août alors que la loi de finances rectificative pour 2012 ne sera promulguée au Journal Officiel qu'après cette date.
3. D'autre part, cette disposition crée une rupture du principe d'égalité entre salariés selon qu'ils aient effectué les heures supplémentaires avant ou après le 1er août et avant ou après le 1er septembre puisque, selon le cas, les dites heures supplémentaires seront ou non fiscalisées.
4. Pour ces raisons, il appartient à votre Conseil de censurer cet article.

II- Sur l'article 4 portant contribution exceptionnelle sur la fortune au titre de l'année 2012
1. Cet article instaure à la charge des personnes redevables de l'Impôt de Solidarité sur la Fortune (ISF), au titre de l'année 2012, une contribution exceptionnelle sur la fortune calculée sur la base d'un barème progressif identique à celui appliqué pour le calcul de l'ISF dû au titre de 2011.
2. Ce dispositif, parce qu'il ne prévoit aucun plafonnement qui limite l'imposition globale constituée par le cumul de l'ISF, de l'impôt sur le revenu, des impôts locaux, de la CSG et de la CRDS à une fraction des revenus imposables du contribuable, revêt un caractère confiscatoire et fait peser sur certains contribuables une charge excessive au regard de leurs facultés contributives, contraires à l'article 13 de la Déclaration des Droits de l'Homme de 1989 et attentatoires au droit de propriété (dans la mesure où certains contribuables devront se séparer de biens immobiliers pour acquitter leurs impôts).
3. Par ailleurs, l'article 4 contient un élément de rétroactivité pour les contribuables dont la valeur nette imposable du patrimoine est supérieure à 800 000 euros et inférieure ou égale à 1 310000 euros, qui ne sont pas soumis à l'ISF et n'ont donc pas établi de déclaration, mais qui sont soumis à la contribution exceptionnelle sur la fortune au titre de l'année 2012.
4. Pour ces raisons, il appartient à votre Conseil de censurer cet article.

III- Sur l'article 10 fixant une contribution exceptionnelle sur la valeur des stocks de produits pétroliers
1. Cet article instaure une contribution exceptionnelle due au titre de l'année 2012 par les entreprises détentrices de stocks de produits pétroliers.
2. D'une part, s'agissant d'une contribution spécifique applicable aux seules entreprises de négoce de produits pétroliers, qui s'ajoute au régime de l'impôt sur les sociétés, il en résulte une rupture de l'égalité devant les charges publiques, tout comme le fait que l'impôt ne saurait être fondé sur la question de savoir si le contribuable est ou non concrètement en état de le payer au moment de son recouvrement, mais seulement sur celle de savoir s'il y est assujetti au moment du fait générateur. En excluant de son champ, sans justification appropriée, les entreprises qui, postérieurement au fait générateur, auraient totalement interrompu leur activité pendant une durée continue supérieure à trois mois au cours du premier semestre 2012, le législateur introduit une rupture caractérisée de l'égalité devant l'impôt.
3. D'autre part, le système de contribution exceptionnelle prévu se présente comme une imposition assise sur la détention révolue de produits. L'impôt n'est donc pas dû à raison de l'activité économique des bénéfices réalisés, mais dû à raison de la possession de stocks de produits pétroliers au cours des trois derniers mois de l'année 2011, par des entreprises présentes sur le marché au 4 juillet 2012.
4. Enfin, la contribution porte partiellement sur une détention à caractère obligatoire de stocks stratégiques. De ce fait, elle aboutit à une imposition arbitraire et obligée.
L'impôt ne saurait donc s'appliquer à une obligation légale de détention d'un bien.
5. Pour ces raisons, il appartient à votre Conseil de censurer cet article.

IV - Sur l'article 20 portant réforme de la contribution de France Télécom à l'Etat pour la prise en charge de la retraite de ses fonctionnaires
1. Par décision du 20 décembre 2011, la Commission européenne a considéré que France Télécom doit, pour respecter le taux d'équité concurrentielle, acquitter à l'Etat une contribution assise sur les risques dits « non communs » de ses salariés qui sont fonctionnaires. Cette décision fait actuellement l'objet d'un recours de la part du gouvernement français.
L'article 20 opère au profit de l'Etat un prélèvement nouveau dans lequel seraient incorporés des « risques non communs », tels le chômage, qui, compte-tenu de ses caractéristiques, est contraire à la Constitution pour plusieurs raisons.
3. Premièrement, ce prélèvement opéré au profit de l'État s'analyse comme « une imposition de toute nature » au sens de l'article 34 de la Constitution (il peut d'autant moins s'agir d'une cotisation sociale que, notamment, son versement ne donnera lieu à l'ouverture d'aucun droit qui en serait la contrepartie). Mais, s'il est vrai qu'une imposition peut poursuivre des finalités variées, il est non moins vrai qu'elle demeure un « prélèvement obligatoire, perçu à titre définitif et sans contrepartie directe, en vue de couvrir les charges publiques ». Or, au cas présent, ce prélèvement ne saurait en aucun cas être perçu à titre définitif ne serait-ce que parce qu'il n'est destiné qu'à mettre en oeuvre une décision de la Commission européenne, les sommes en question devant retourner à l'entreprise si cette décision est annulée. En d'autres termes, l'utilisation de l'article 34 de la Constitution en l'espèce est en contradiction avec celle-ci.
4. Deuxièmement, du point de vue du droit interne, les mesures prises dans la loi n° 96-660 du 26 juillet 1996 avaient justement eu pour objet et pour effet d'établir de manière définitive l'égalité entre France Télécom et ses concurrents. Le montant des sommes que l'entreprise avait dû acquitter avait été précisément calculé pour prendre en considération toutes les différences pertinentes, les chiffrer et contraindre France Télécom à en supporter la charge financière, au demeurant très élevée. Dans ces conditions, l'institution du nouveau prélèvement conduirait l'entreprise à payer une seconde fois, ce qui est contraire à l'égalité des citoyens devant l'impôt.
5. Troisièmement, serait manifestement contraire à l'égalité devant les charges publiques la situation dans laquelle une contribution spécifique serait versée pour les fonctionnaires de France Télécom quand elle n'aurait pas à l'être pour ceux de La Poste, alors que les uns comme les autres sont issus du même corps et exposés, ou non, aux mêmes risques.
6. Cette disposition, manifestement contraire à la Constitution, est d'autant moins justifiée que le compte séquestre suffit, dans des conditions juridiquement et matériellement indiscutables, à garantir les droits de tous, européens comme nationaux, de même qu'à éviter un conflit, inévitable sinon, entre le droit de l'Union européenne et la Constitution.
7. Pour ces raisons, il appartient à votre Conseil de censurer cet article.

v - Sur l'article 29 assujettissant aux prélèvements sociaux le capital des revenus immobiliers de source française (revenus fonciers et plus-values immobilières) perçus par les non-résidents
1. Cette disposition consiste à élargir l'assiette actuelle des prélèvements sociaux aux revenus de nature immobilière de source française perçus par les personnes physiques qui ne sont pas fiscalement domiciliées en France.
2. Cette disposition est contraire aux conventions internationales de non double imposition qui lient la France à de nombreux autres pays et dont le principe est d'attribuer à l'Etat de résidence de la personne physique l'imposition de ses revenus.
3. En l'état actuel des conventions internationales, elle risque de générer des doubles impositions.
Pour cette raison, il appartient à votre Conseil de censurer cet article qui porte atteinte au principe constitutionnel selon lequel les traités ratifiés ont une valeur supérieure à celle de la loi.

VI- Sur l'article 42 supprimant la prise en charge des frais de scolarité des enfants français scolarisés dans un établissement d'enseignement français à l'étranger
1. Cet article vise à supprimer la prise en charge pour frais de scolarité des enfants français scolarisés dans un établissement français à l'étranger, créée à la rentrée 2007- 2008 par instruction générale, puis dernièrement modifiée, par la mise en place d'un plafonnement, par l'article 141 de la loi de finances pour 2011.
2. Cet article rompt avec le principe de gratuité de l'enseignement public, posé dès 1881 pour le premier degré et inscrit à l'alinéa 13 du préambule de la Constitution de 1946, qui implique que les activités d'enseignement qui se déroulent à l'école ne soient pas à la charge des parents d'élèves et ceci pour toute la durée de la scolarité, depuis la maternelle jusqu'aux classes de lycée. Or, le système de bourses proposé pour remplacer la prise en charge pour frais de scolarité des enfants français scolarisés dans un établissement français à l'étranger implique des critères d'attribution (notamment de revenus des parents) qui créent une rupture manifeste du principe de gratuité. Cet article rompt donc avec le principe constitutionnel de gratuité de l'enseignement public. De surcroît, le système de bourses coexiste avec la gratuité dans les lycées français en France ce qui n'est pas le cas dans les lycées français hors de France.
3. Pour cette raison, il appartient à votre Conseil de censurer cet article.

VII- Sur différents articles
1. Différents articles du deuxième projet de loi de finances pour 2012 méconnaissent le domaine de la loi de finances et constituent en fait des « cavaliers ».
2. Comme votre Conseil l'a indiqué, les dispositions qui sont étrangères au domaine des lois de finances tel qu'il résulte de la loi organique du 1 er août 2001 relative aux lois de finances sont celles qui ne concernent ni les ressources, ni les charges, ni la trésorerie, ni les emprunts, ni la dette, ni les garanties ou la comptabilité de l'Etat, qui n'ont pas trait à des impositions de toute nature affectées à des personnes morales autres que l'Etat, qui n'ont pas pour objet de répartir des dotations aux collectivités territoriales ou d'approuver des conventions financières, qui ne sont pas relatives au régime de responsabilité pécuniaire des agents des services publics ou à l'information et au contrôle du Parlement sur la gestion des finances publiques.
3. Dans cette perspective, l'article 29, comme souligné ci-dessus, assujettissant aux prélèvements sociaux sur le capital les revenus immobiliers de source française perçus par les non-résidents est étranger au domaine des lois de finances et doit donc être censuré comme tel - cet article relevant d'un projet de loi de financement de la Sécurité sociale.
4. L'article 31 portant hausse du prélèvement social sur les « stock options » et attributions gratuites d'actions est étranger au domaine des lois de finances et doit donc être censuré comme tel - cet article relevant d'un projet de loi de financement de la Sécurité sociale.
L'article 33 augmentant le forfait social est étranger au domaine des lois de finances et doit donc être censuré comme tel - cet article relevant d'un projet de loi de financement de la Sécurité sociale.
6. L'article 41 facilitant l'accès aux soins des bénéficiaires de l'aide médicale d'Etat est étranger au domaine des lois de finances et doit donc être censuré comme tel.
7. L'article 44 sur le report de l'accession aux responsabilités et compétences élargies (RCE) des universités d'Antilles-Guyane et de la Réunion au 1er janvier 2013 est étranger au domaine des lois de finances et doit donc être censuré comme tel - cet article relevant d'une loi simple.
8. L'article 45 relatif au taux de cotisation au Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) est étranger au domaine des lois de finances et doit donc être censuré comme tel- cet article relevant d'une loi simple.
Les Sénateurs soussignés complèteront, le cas échéant, cette demande dans des délais raisonnables.