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Décision n° 2012-649 DC du 15 mars 2012 - Saisine par 60 sénateurs

Loi relative à la simplification du droit et à l'allègement des démarches administratives
Non conformité partielle

Monsieur le Président du Conseil constitutionnel, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel,
Nous avons l'honneur de vous déférer, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi relative à la simplification du droit et à l'allègement des démarches administratives.
Comme les sénateurs requérants l'ont exprimé en séance publique, notamment par le soutien d'une motion de rejet préalable le 29 février 2012, ils ne sauraient admettre ni la procédure suivie, ni la méthode employée.
Ils considèrent ainsi que le recours à la procédure accélérée n'était justifiée par aucune urgence. En privant •le Parlement de la possibilité de procéder à deux lectures d'un texte contenant pas moins de 150 articles, modifiant 24 codes et 17 lois, et en l'absence de toute contrainte temporelle, c'est le principe même de la clarté et de la sincérité des débats dont vous êtes les gardiens qui est manifestement méconnu (1).
Vous relèverez utilement à cet égard que les trois lois de simplification adoptées précédemment au cours de cette législature l'avaient été sans recourir à la procédure accélérée, alors même que leur teneur ne différait pas substantiellement de la présente loi (2).
Quant à la méthode qui consiste à agir via une sorte de patchwork législatif : les requérants continuent à considérer, nonobstant votre décision n° 2011 -629 DC du 12 mai 2011, que, de par son ampleur et l'absence de liens avec l'objectif de simplification affichée, cette loi méconnait en tant que telle l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques.
A tout le moins les sénateurs auteurs de la saisine vous demanderont-ils d'expurger le texte comme vous le faites avec constance et d'office de l'ensemble de ses « cavaliers législatifs » (3).
Ils vous demanderont également de requalifier d'office comme relevant du domaine réglementaire toutes les dispositions qui ne relèvent pas du domaine de la loi tel que défini à l'article 34 de la Constitution, ainsi que vous l'aviez fait dans votre décision n° 2005-512 DC du 21 avril 2005 (4). C'est le cas par exemple de la disposition inscrite à l'article 92 de la loi qui insère dans le code de la route un article L. 312-1 au terme duquel : « Sauf exceptions prévues par voie réglementaire, la norme maximale en termes de poids total autorisé en charge d'un véhicule articulé, d'un train double ou d'un ensemble composé d'un véhicule à moteur et d'une remorque est fixée à 44 tonnes pour cinq essieux ». Or il est manifeste, comme en attestent les articles R. 312-1 ct suivant du code de la route, que les normes concernant le poids total autorisé en charge des véhicules roulants relèvent du domaine réglementaire et non de la loi.
Ils attirent en outre votre attention particulière sur l'article 45 de la loi qui insère dans le code du travail un article L. 3122-6 ainsi rédigé : « La mise en place d'une répartition des horaires sur une période supérieure à la semaine et au plus égale à l'année prévue par un accord collectif ne constitue pas une modification du contrat de travail ».
En effet, cette disposition porte une atteinte manifeste à la liberté contractuelle dont vous êtes les gardiens.
Depuis votre décision n° 98-401 DC du 20 juin 1998, vous considérez ainsi que « le législateur ne saurait porter à l'économie des conventions et contrats légalement conclus une atteinte d'une gravité telle qu'elle méconnaisse manifestement la liberté découlant de l'article 4 de la Déclaration de 1789 » (5).
Or en prévoyant qu'un accord collectif d'entreprise peut moduler la répartition du temps de travail, et ce, sans modification du contrat de travail, c'est à dire sans l'accord de la personne concernée, le législateur porte nécessairement et manifestement atteinte à la liberté contractuelle de ces dernières. En effet, la Cour de cassation a jugé que « l'instauration d'une modulation du temps de travail constitue une modification du contrat de travail qui requiert l'accord exprès du salarié » (6).
Il ressort en outre de votre jurisprudence que seul un « motif d'intérêt général suffisant » aurait autorisé le législateur à porter une telle entorse à la liberté contractuelle des travailleurs (7).
Pourtant, comme il en ressort clairement des travaux préparatoires de la loi, le seul objectif poursuivi par le législateur était ici de faire échec à la décision de la Cour de cassation précitée. Selon les termes même du Rapporteur de la Commission des Lois de l'Assemblée nationale : à « l'origine de cette mesure, se trouve la volonté de dissiper les incertitudes qu'ont pu créer certains arrêts récemment rendus par la Cour de cassation suivant lesquels une modulation de la durée du temps de travail, même réduite, s'analyse une modification d'un élément substantiel du contrat de travail et suppose donc d'obtenir l'accord du salarié dès lors que la possibilité d'une modulation du temps travaillé ne figure pas expressément dans les stipulations du contrat » (8).
Or la jurisprudence de la Cour de cassation, confirmée par la suite, loin de créer une incertitude, a eu justement, et au contraire, pour effet de lever l'incertitude qui, elle, résultait des termes de la loi n° 2008-789 du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail.
Une jurisprudence bien établie de la cour de Cassation ne pouvant être nullement considérée comme porteuse d'incertitude, le législateur a entaché son choix d'une erreur manifeste d'appréciation qui commande votre censure.
Les requérants tiennent néanmoins à préciser qu'ils ne font aucunement de la liberté contractuelle l'alpha et l'oméga des relations de travail, mais que, à tout le moins, cette dernière devrait primer sur l'accord collectif lorsque celui-ci est moins favorable au salarié que le contrat de travail. Ils sont ainsi particulièrement attachés au principe dit de faveur qui, sans que vous le lui ayez conféré de valeur constitutionnelle, ne constitue pas moins, selon vos propres termes, « un principe fondamental du droit du travail » (9).

Notes :
(1) Cf. notamment votre décision n° 2009-581 DC du 25 juin 2009, cons. 3
(2) Loi n° 2007-1787 du 20 décembre 2007 ; loi n° 2009-526 du 12 mai 2009 ; et loi n° 2011-525 du 17 mai 2011.
(3) Cf. notamment voter décision n° 2011-640 DC du 04 août 2011.
(4) Cons. 23.
(5) Cons. 29. Vous avez par la suite considéré que la 1iberté contractuelle découlait également de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme. V. notamment votre décision n° 2008-568 DC du 07 août 2008.
(6) Arrêt n° 1774 du 28 septembre 2010 (08-43.161) - Chambre sociale.
(7) V. notamment votre décision n° 99-423 DC du 13 janvier 2000, cons. 42.
(8) Cf. le rapport de la Commission des Lois de l'Assemblée nationale n° 3787 du 5 octobre 2011, p. 198.
(9) Votre décision n° 2004-494 DC du 29 avril 2004, cons. 9.