Contenu associé

Décision n° 2011-629 DC du 12 mai 2011 - Saisine par 60 députés

Loi de simplification et d'amélioration de la qualité du droit
Non conformité partielle

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Conseillers,

Nous avons l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi de simplification et d'amélioration de la qualité du droit.
D'une manière générale, les députés auteurs de la présente saisine entendent appeler l'attention du Conseil sur le caractère absolument contreproductif du texte déféré au regard de l'objectif qu'il prétend poursuivre à savoir la « simplification » et l' « amélioration de la qualité du droit ». Cette critique est au demeurant émise par de nombreux auteurs de la doctrine constatant que les démarches de simplification du droit sont des remèdes pire que le mal (1). Le texte qui vous est présentement déféré en constitue une parfaite illustration.
Particulièrement attentif à la question de la qualité des lois, le Conseil constitutionnel pourra constater non seulement que ce texte porte à l'évidence une atteinte caractérisée à l'objectif constitutionnel d'intelligibilité et d'accessibilité du droit mais encore et conséquemment qu'il a été adopté au mépris de l'exigence constitutionnelle de clarté et de sincérité des débats parlementaires.
Sur l'atteinte à l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi

Depuis votre décision 99-421 DC vous considérez de manière constante qu'« il appartient au législateur d'exercer pleinement la compétence que lui confie l'article 34 de la Constitution ; qu'à cet égard, le principe de clarté de la loi, qui découle du même article de la Constitution, et l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, lui imposent d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques ». (Décision 99-421 DC, 16 décembre 1999. Loi portant habilitation du Gouvernement à procéder, par ordonnances, à l'adoption de la partie législative de certains codes. Recueil, p. 136).

L'intelligibilité d'un texte vise avant toute autre chose à protéger les citoyens contre l'insécurité juridique générée par un système producteur d'une quantité de normes impossible à absorber et au demeurant souvent complexes.

Lorsqu'un texte législatif apparait parfaitement inintelligible c'est le principe d'égalité entre les citoyens qui se trouve in fine méconnu. En effet, ainsi que l'explique le Pr Mallaurie : « l'obscurité des lois rend le droit imprévisible, en fait un instrument de l'arbitraire, indulgent envers les habiles et les puissants, impitoyable envers les faibles et les maladroits, une source permanente de conflits, de verbalismes, de procédures judiciaires interminables ; elle est un des moyens de mettre fin à l'état de droit, le plus pitoyable parce que c'est l'inintelligence qui le fait disparaître : une loi inintelligible est une mascarade juridique » (2). Le Conseil d'Etat développe une analyse comparable dans son rapport public de 1991 : « mais si l'on n'y prend garde, il y aura demain deux catégories de citoyens : ceux qui auront les moyens de s'offrir les services des experts pour détourner ces subtilités à leur profit, et les autres, éternels égarés du labyrinthe juridique, laissés pour compte de l'État de droit » (3).

C'est enfin le principe même de la démocratie qui est mis à mal en cas d'inintelligibilité manifeste de la loi. En effet, « la législation qui, sans nécessité, est incompréhensible est une dérogation au droit démocratique du citoyen à connaître la loi qui le gouverne » (4).

Or, l'inintelligibilité du texte présentement déféré est manifeste. Quel citoyen peut en effet appréhender un texte de 46 pages composé de près de 200 articles et modifiant pas moins de 48 codes ? Ce n'est pas seulement la complexité de certaines dispositions qui est ici visée mais de manière plus fondamentale, au regard de l'exigence constitutionnelle précitée, le caractère inaccessible de ce texte dont certains articles tels que l'article 175 modifie pas moins de 39 dispositions issues d'une multitude de textes aussi divers que la loi de 1881 sur la liberté de la presse, la loi du 4 mars 1930 tendant à la répression du délit d'entrave à la navigation sur les voies de navigation intérieure ou encore le code général des impôts.

Au demeurant, l'hétérogénéité de ce texte a constitué le prétexte idéal pour y introduire des dispositions sans que celles-ci visent de près ou de loin l'objectif affiché de simplification et d'amélioration de la qualité du droit. A cet égard, les lois de simplification sont ainsi venues remplacer les lois portant diverses mesures économiques et sociales comme véhicule législatif fourre-tout. Il vous appartient ainsi de censurer les dispositions introduites dans ce texte qui ne correspondent aucunement à l'objet de la loi et méconnaissent de ce fait l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi. Ainsi par exemple de l'article 46 de la loi qui porte réforme de la loi n°49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Ainsi encore des articles 98 à 122 qui réforment en profondeur les dispositions applicables aux groupements d'intérêt public ou de l'article 156 qui modifie de manière substantielle le code de procédure pénale. Ainsi enfin de l'article 65, inséré par le Gouvernement en seconde lecture, qui ne vise nullement à simplifier le droit mais à confèrer de nouveaux pouvoirs à la Hadopi qui pourra désormais « engager toute action de sensibilisation des consommateurs et des acteurs économiques dans les domaines énumérés aux alinéas précédents et apporter son soutien à des projets innovants de recherche et d'expérimentation conduits par des personnes publiques ou privées et dont la réalisation concourt à la mise en œuvre de la mission qui lui a été assignée au 1 ° de l'article L. 331-13 ». Compte tenu de leur ampleur ces réformes ne pouvaient, sauf à méconnaitre l'objet de la loi, figurer dans le texte qui vous est déféré.
Comble de la démarche de simplification par voie de proposition de loi, les articles 197, 198 et 199 autorisent le Gouvernement à légiférer par ordonnance afin modifier le code de l'expropriation pour cause d'utilité publique, de procéder à la transposition de directives européennes ou encore de réformer les compétences des tribunaux maritimes commerciaux.
Il vous appartient à cet d'égard d'apprécier si compte tenu de son volume et des sujets hétérogènes abordés ce texte répond aux exigences résultant de l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi. Au regard de cette finalité, ce texte encourt votre censure.

Sur l'atteinte à l'exigence constitutionnelle de clarté et de sincérité des débats parlementaires

Mais au-delà l'inintelligibilité affecte les parlementaires dans le cadre de leur travail législatif et aboutit à une méconnaissance - en l'occurrence manifeste - de l'exigence constitutionnelle de clarté et de sincérité des débats parlementaires.
Ainsi lors de l'examen du texte en première lecture, la Commission des lois de l'Assemblée nationale réunie le 24 novembre a été conduite à examiner plus de 400 amendements et à adopter plus de 150 articles, certains articles tels que l'article 83 modifiant pas moins de 3 chapitres du code de l'urbanisme, le tout en 3 heures de temps (voir la séance du Mardi 24 novembre 2009, 10 h, Compte rendu n° 20). Le même constat peut être dressé s'agissant de la seconde lecture où l'examen en commission, pas plus que la discussion en séance publique, n'aura permis une discussion raisonnablement éclairée d'un texte tel que celui-ci.
Combien de parlementaires ont pu dans ces conditions cerner l'impact des modifications introduites par ce texte ?
Si vous considérez ne pas disposer d'un pouvoir d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement, il vous appartient néanmoins de condamner ce type de méthode d'élaboration des lois qui méconnait de manière manifeste les exigences constitutionnelles précédemment rappelées.

Pour toutes ces raisons, les députés auteurs de la présente saisine, demandent qu'il plaise au Conseil de censurer l'ensemble du texte déféré comme portant atteinte à l'objectif d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi et à l'exigence constitutionnelle de clarté et de sincérité des débats parlementaires.

Notes
(1) Voir notamment à cet égard M. GAST-MEYER, « La simplification du droit », RRJ, 2005-3 ; Nicolas MOLFESSIS, « Simplification du droit et déclin de la loi », RTDC, 2004, ou encore du même auteur « Combattre l'insécurité juridique ou la lutte du système contre lui-même », EDCE n°57, 2006.
(2) P.MALAURIE, « L'intelligibilité des lois », Pouvoirs, n°114, La loi, 2005, p.131.
(3) Rapport du Conseil d'État, ECDE, 1991.
(4) Lord SIMON of GLAISDALE, cité par A.VIANDIER, Recherche de légistique comparée, Springer-Verlag, 1988, p.4.