Décision n° 2010-617 DC du 9 novembre 2010 - Saisine par 60 députés
Nous avons l'honneur de vous déférer, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi portant réforme des retraites.
Le texte qui vous est déféré constitue un texte éminemment important puisqu'il affectera directement et durablement la vie de nos concitoyens. Les requérants considèrent qu'une loi aussi conséquente pour les générations actuelles et futures ne saurait être promulguée sans avoir été au préalable, et dans son ensemble, soumise au strict et entier contrôle de votre haute juridiction.
Elle le fera particulièrement au regard de la nature sociale de notre République qui est exprimée avec force dès l'article premier de notre Constitution, et de l'ensemble des principes constitutionnels qui fondent notre Etat de droit social et qui sont, à n'en pas douter, « inhérents à l'identité constitutionnelle de la France » (2006-540 DC du 27 juillet 2006, cons. 19).
Si vous rappelez par une jurisprudence constante que le Conseil constitutionnel ne dispose pas « d'un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement » (2010-605 DC), vous ne manquez pas d'affirmer que le pouvoir législatif ne saurait s'exercer au mépris des exigences constitutionnelles dont vous êtes précisément le gardien.
Or, parce que la loi dont vous êtes saisi remet en cause ce que les parlementaires, mais aussi les organisations syndicales, et plus encore une majorité importante de nos concitoyens, considèrent comme l'une des plus grandes avancées sociales de la cinquième République - à savoir la possibilité pour tous de prendre sa retraite à 60 ans - nous vous demanderons d'être particulièrement attentifs dans l'exercice de votre contrôle, tant sur la procédure que sur le fond.
I. SUR LA PROCÉDURE
Le Gouvernement et sa majorité disposent de moyens efficaces et légitimes pour accélérer les débats parlementaires. Mais en l'espèce, c'est la précipitation qui s'est imposée lors de l'examen de ce projet au mépris de plusieurs exigences constitutionnelles.
I.1 Ainsi, lors de l'examen du projet en commission à l'Assemblée nationale, le huis clos a été imposé sans aucun motif légitime empêchant de ce fait la tenue d'un débat parlementaire clair et sincère.
Or, vous avez récemment eu l'occasion de rappeler que « les exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire (…) s'appliquent aux travaux des commissions » et imposent notamment à ce titre une certaine publicité des interventions et des votes faites devant celles-ci (votre décision 2009-581 DC du 25 juin 2009). Cela se comprend d'autant mieux que la discussion en séance porte désormais sur le texte adopté par la Commission. Or, l'exigence de publicité des débats en Commission s'impose a fortiori lorsque la procédure du temps programmé est mise en œuvre puisque, dans ce cas, le constituant a entendu permettre que les amendements ne puissent être discutés que lors de l'examen du texte en commission (votre décision 2009-579 DC du 9 avril 2009).
En combinant le huis clos en Commission avec la procédure du temps programmé, le législateur a porté une atteinte manifeste au principe de clarté et de sincérité des débats parlementaires.
I.2 Par ailleurs, lors de l'examen en séance publique de ce projet, le Président de l'Assemblée nationale a refusé à 142 députés la possibilité d'exercer leur droit de prendre la parole pour une explication de vote personnelle de cinq minutes. Ce droit - expressément reconnu à tout député - est pourtant consacré par l'article 49 alinéa 13 du Règlement de l'Assemblée nationale. Ce refus ainsi opposé à l'exercice de ce droit d'expression individuelle des députés porte une atteinte manifeste à l'article 3 de la Constitution ainsi qu'aux exigences de clarté et de sincérité des débats parlementaires.
Si par une jurisprudence constante, vous estimez que le Règlement de l'Assemblée nationale « n'a pas, en lui-même, valeur constitutionnelle » (notamment votre décision 78-97 DC), il n'en demeure pas moins que le respect de certaines dispositions réglementaires conditionne la constitutionnalité de la procédure législative. Cela est incontestable dès lors que certaines dispositions des règlements des assemblées sont le soutien nécessaire de règles et principes ayant valeur constitutionnelle. Tel est le cas du « droit d'expression et d'amendement des membres du Parlement » au regard duquel vous avez apprécié la constitutionnalité de la procédure impartissant des délais (votre décision 2009-579 DC, cons. 41 et 42 ; voir également les commentaires aux Cahiers du Conseil constitutionnel n°27).
En effet, cette possibilité accordée à chaque député de prendre la parole avant le vote du dernier article constituait une des garanties au regard desquelles vous avez jugé cette nouvelle procédure conforme à la Constitution. En agissant de la sorte, le Président de l'Assemblée nationale a ainsi rompu l'équilibre élaboré par le Constituant et le législateur organique aux fins de rationaliser les débats parlementaires.
Au cas présent, non seulement l'exercice de ce droit d'expression individuelle a été empêché alors qu'il n'est en principe soumis à aucune condition, mais il l'a été au motif que 23 députés de l'opposition avaient été entendus « dont aucun n'a exprimé d'intention de vote sur le texte se démarquant de celle exprimée par son groupe. ». Or, la possibilité pour chaque député de « prendre la parole pour une explication de vote personnelle à l'issue du vote du dernier article » apparaît comme une composante du droit d'expression individuelle des députés, nécessairement indépendante des droits d'expression accordés aux groupes politiques dans le cadre de la procédure impartissant des délais. Telle était au demeurant l'intention du législateur organique lorsqu'il a créé ce droit ainsi qu'en témoignent les débats lors de la troisième séance du mardi 20 janvier 2009 . De surcroît, la condition ainsi posée par le Président de l'Assemblée nationale - en dehors de tout appui textuel - apparaît proprement aberrante puisqu'elle préjugeait des positions que les 142 députés suivants - précisément réduis au silence - n'ont pu exprimer.
Il serait vain, à cet égard, pour le Gouvernement de se hasarder à exciper de votre jurisprudence sur l'obstruction parlementaire pour tenter de justifier l'injustifiable dès lors que la procédure du temps programmé a eu pour effet de rendre impossible tout blocage du Parlement. L'invocation d'un risque d'obstruction manquerait en fait car l'expression par les parlementaires de leur opinion personnelle n'aurait pas eu pour conséquence de bloquer le travail du Parlement.
Ainsi, la violation de ce droit constitue nécessairement une atteinte au droit d'expression des représentants de la Nation et porte ce faisant atteinte à l'article 3 de la Constitution qui dispose : « La souveraineté appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum »
Pour ces raisons, les auteurs de la présente saisine demandent qu'il plaise au Conseil constitutionnel de censurer l'ensemble du projet déféré afin qu'il soit, le cas échéant, de nouveau discuté et voté conformément aux règles constitutionnelles en vigueur.
Une telle issue aurait par ailleurs l'avantage de permettre au Gouvernement de purger son projet de nombreuses inconstitutionnalités portant sur le fond.
II SUR LE FOND
La préservation du régime des retraites est au cœur du pacte républicain, puisque conformément au onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, la Nation garantit « à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence ».
De cela vous avez déduit une exigence constitutionnelle impliquant « la mise en œuvre d'une politique de solidarité nationale en faveur des travailleurs retraités ». Et s'il est « possible au législateur, pour satisfaire à cette exigence, de choisir les modalités concrètes qui lui paraissent appropriées », c'est à la condition que « l'exercice de ce pouvoir [n'aboutisse pas] à priver de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel » (2003-483 DC du 14 août 2003, cons. 7).
C'est ainsi au respect de ces garanties légales que les requérants vous demandent de veiller avec la plus grande vigilance.
I.1. Figure au premier rang des exigences constitutionnelles dont il vous incombe de faire application le principe d'égalité, ici malmené à maints égards.
Égalité entre les salariés mise en cause d'abord quand ils se verront traités différemment alors qu'ils se trouvent dans des situations identiques.
Ainsi, alors que le nombre de trimestres requis est de 166, certains salariés (ceux qui ont commencé à travailler tôt) devront en réalité cotiser plus longtemps en attendant d'atteindre l'âge légal de départ de 62 ans. C'est le cas du salarié qui a commencé à travailler à 18 ans et qui, arrivé à 59 ans demi, aura cotisé suffisamment pour normalement prétendre à une retraite à taux plein, et qui pourtant devra continuer à travailler 2 ans et demi. Tandis que celui qui aura commencé à travailler à 20 ans et demi, pourra se contenter d'une cotisation de quarante et un ans et demi pour obtenir sa retraite à taux plein à 62 ans.
Égalité entre les salariés mise en cause encore, quand cette fois-ci ils seront traités de manière identique alors qu'ils se trouveront dans des situations différentes.
C'est ainsi le cas de ceux qui se seront heurtés à la pénibilité de la tâche, et pour lesquels la loi en réalité ne dit mot, puisque seule l'invalidité est prise en compte pour la détermination de l'âge légal de la retraite. Or, vous ne pourrez ignorer que l'espérance de vie en bonne santé passée 60 ans varie très sensiblement selon que vous avez été cadre ou ouvrier. Ces derniers se voient infliger une « double peine » qui se résume ainsi : « plus d'années d'incapacité au sein d'une vie plus courte » .
Égalité entre les salariés mise en cause enfin, puisque les femmes seront particulièrement atteintes par le report de 65 à 67 ans du départ à la retraite sans décote.
Elles sont en effet les premières concernées par le travail partiel, les interruptions de carrière, et les inégalités salariales . Or ces inégalités de fait entre hommes et femmes, vous-même les prenez en considération à l'occasion de votre contrôle du respect de l'égalité de leurs droits (2003-483 DC du 14 août 2003, cons. 24-25).
Or aucune de ces différences de traitement ne saurait trouver grâce aux yeux de votre jurisprudence selon laquelle « le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que le législateur déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit » (96-375 DC du 9 avril 1996, cons. 8). Ce serait ici en vain que l'on rechercherait l'intérêt général qui a pu présider à de telles différences, et, en tout état de cause, d'y trouver le moindre rapport avec l'objectif que la loi poursuit.
I.2. L'ensemble de ces griefs doit s'apprécier à l'aune de l'inefficacité manifeste de ce texte et de l'échec annoncé de la réforme qu'il porte. Or, vous veillez toujours à ce que « les modalités retenues par la loi ne [soient] pas manifestement inappropriées » aux objectifs qu'elle poursuit (99-416 DC du 23 juillet 1999, cons. 10).
Ces objectifs, que sont la sauvegarde du système par répartition et un financement pérenne de l'assurance vieillesse sans abaissement du niveau de pension ne sont pas atteints par la loi. Il suffirait d'ailleurs pour s'en convaincre de se référer à son article 16 qui, en forme d'aveu, prévoit que : « À compter du premier semestre 2013, le Comité de pilotage des régimes de retraite organise une réflexion nationale sur les objectifs et les caractéristiques d'une réforme systémique de la prise en charge collective du risque vieillesse ».
En outre, ce texte ne manque pas de soulever des questions sur le transfert de charges qu'entrainera, sinon de jure du moins de facto, le report de l'âge de la retraite de 60 à 62 ans. En effet, alors que le taux d'emploi est de 38,3 % après 55 ans, et de 21,7 % après 60 ans , le nombre d'années supplémentaires qui seront à la charge de l'assurance chômage entraînera selon l'UNEDIC un surcoût de 1,44 milliards d'euros pour la période 2015-2017 ; et ce sans qu'aucun financement n'ait été prévu à cet effet, au risque d'entraver ou de compromettre sa mission (2001-453 DC du 18 décembre 2001, cons. 21 et 2002-463 DC du 12 décembre 2002, cons. 27).
De surcroît, ce passage par une période plus longue au chômage, suivie éventuellement d'une entrée dans le dispositif du RSA, qui lui opérera du même coup un transfert de charges vers les collectivités territoriales, ne sera pas sans incidences négatives sur le niveau de pension des retraités.
Une réforme injuste, inéquitable, et inefficace, ne saurait satisfaire aux objectifs qu'elle se donne. Les requérants n'ignorent pas, et l'ont fait savoir tout au long des débats, la nécessité de réformer notre régime de retraite pour en assurer sa viabilité. Mais pareille réforme ne peut se faire contre, ou en tout cas sans véritable concertation, avec les partenaires sociaux, et à travers eux les salariés qu'ils représentent, dont le rôle et la légitimité sont reconnus par le huitième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, qui proclame comme « particulièrement nécessaire à notre temps », le principe selon lequel « tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ».
Aussi, en vous déférant une loi qui touche au cœur de la solidarité nationale, les requérants invitent votre haute juridiction à en prononcer la censure par les moyens d'inconstitutionnalité précédemment invoqués, ainsi que par tout moyen que vous relèveriez d'office, pour vous assurer sinon de la justesse de la loi, du moins de sa constitutionnalité.