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Décision n° 2010-614 DC du 4 novembre 2010 - Saisine par 60 députés

Loi autorisant l'approbation de l'accord entre la France et la Roumanie relatif à une coopération en vue de la protection des mineurs roumains isolés sur le territoire français
Non conformité totale

Monsieur le Président,
Conformément au second alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnelle projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Roumanie relatif à une coopération en vue de la protection des mineurs roumains isolés sur le territoire de la République française et à leur retour dans leur pays d'origine ainsi qu'à la lutte contre les réseaux d'exploitation concernant les mineurs.

A cet effet, vous voudrez bien trouver, ci-joint, la liste des signataires de ce recours ainsi qu'un mémoire développant les motifs de la saisine.

Je vous prie de croire, Monsieur le Président, à l'assurance de ma considération distinguée.

Nous avons l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Roumanie relatif à une coopération en vue de la protection des mineurs roumains isolés sur le territoire de la République française et à leur retour dans leur pays d'origine ainsi qu 'à la lutte contre les réseaux d 'exploitation concernant les mineurs.

Par une jurisprudence constante vous avez rappelé au législateur qu'il lui appartient « de respecter les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République » et qu'à ce titre, les étrangers - y compris en situation irrégulière - « doivent bénéficier de l'exercice de recours assurant la garantie de ces droits et libertés » (voir notamment vos décisions 89-269 DC, 93-325 DC et 97-389 DC).

Les auteurs de la présente saisine soutiennent qu'en autorisant l'approbation d'un accord international manifestement contraire à des principes fondamentaux ayant valeur constitutionnelle, ce projet de loi méconnaît lui-même lesdits principes et encourt à ce titre la censure de votre juridiction.

Sur l'atteinte caractérisée au principe d'égalité
Vous rappelez de manière constante que si « le principe d'égalité ne fait pas obstacle à ce qu'une loi établisse des règles non identiques à l'égard de personne se trouvant dans des situations différentes (. . .) il ne peut en être ainsi que lorsque cette non-identité est justifiée, compte-tenu de l'objet de la loi, par la différence de situation » (voir notamment votre décision 86-209 DC).
Or, cet accord a pour objet d'instituer une procédure spécifique dérogatoire au droit commun et concernant exclusivement les mineurs de nationalité roumaine. La coexistence de ce régime d'exception moins protecteur et du régime de droit commun va induire incontestablement une différence de traitement entre les mineurs isolés de nationalité roumaine et tous les autres mineurs isolés. Une telle discrimination apparaît manifestement contraire au principe d'égalité dès lors qu'aucune différence objective de situation entre ces deux catégories de mineurs étranger ne la justifie(1). La situation des mineurs isolés sur le territoire de la République française nécessite une égale protection de leurs droits fondamentaux. Il n'existe au surplus aucun lien nécessaire, aucun rapport logique entre la différence de traitement instaurée et l'objectif précisément poursuivi par le législateur.
Ainsi, par son objet même, cet accord apparaît manifestement contraire au principe d'égalité.

Sur l'atteinte manifeste aux droits de la défense
L'article 4 de cet accord stipule . « Si le Parquet des mineurs ne saisit pas le juge des enfants, il peut, dès réception de la demande roumaine de raccompagne ment, la mettre à exécution, s'il estime, eu égard notamment aux données fournies par la partie roumaine, que toutes les garanties sont réunies pour assurer la protection du mineur ».

Cet article permet de contourner le juge des enfants et ainsi d'organiser le retour des mineurs roumains en l'absence de toute procédure contradictoire. Cette interprétation n'est nullement contestée par Chantal Bourragué, députée et rapporteure du texte à l'Assemblée nationale : « La nouveauté réside dans le fait que le Parquet des mineurs pourra décider de ne pas saisir le juge des enfants et mettre lui-même à exécution cette demande dès sa réception » (rapport n02839, p.22).
Cet article porte ce faisant atteinte aux droits de la défense, et notamment au procès équitable en mettant en cause les « garanties juridictionnelles de droit commun » applicable à la procédure organisant le retour des mineurs isolés de nationalité étrangère. Dans votre décision 93-325 DC, vous avez affirmé que les étrangers doivent être mis en situation « d'exercer effectivement les droits de la défense qui constituent pour toutes les personnes, qu 'elles soient de nationalité française, de nationalité étrangère ou apatrides, un droit fondamental à caractère constitutionnel ».

Le droit de chacun à défendre sa cause devant un juge indépendant dans le cadre d'une telle procédure constitue une garantie procédurale essentielle dont seront seuls privés les mineurs isolés de nationalité roumaine. Cette procédure dérogatoire les privera d'un débat contradictoire qui constitue également une garantie juridictionnelle élémentaire. Faute d'avoir institué des garanties équivalentes, cet article prive de ses garanties légales une exigence de caractère constitutionnel.

Au demeurant, en ne définissant pas clairement les critères permettant au parquet de décider de saisir ou non le juge des enfants, cet article méconnaît le principe d'égalité puisqu' il autorise potentiellement des différences de traitement injustifiées entre des mineurs isolés de nationalité roumaine placés dans une même situation. L'accord se borne en effet à évoquer la réunion des garanties « pour assurer la protection du mineur » sans définir aucunement la nature de ces garanties. Cette lacune était à ce point manifeste que Mme Garriaud-Maylam, rapporteure au Sénat, émettait un voeu à l'adresse des autorités d'application : « il serait souhaitable que le ministre de la justice veille, lors de la mise en oeuvre de cet accord, à ce que les procureurs généraux et les procureurs de la République incitent les Parquets à saisir systématiquement le juge des enfants, dès lors que l'intérêt supérieur de l'enfant le demande. » (cité dans le rapport n02839, p.27). En omettant d' édicter lui-même cette garantie le législateur s'en est aveuglément remis au Parquet et a ainsi méconnu l'étendue de la compétence qu'il tient de la Constitution (voir singulièrement votre décision 85-191 DC).

Sur la méconnaissance du principe de protection de l'intérêt supérieur de
l'enfant protégé par les lOe et Ile alinéas du Préambule de la Constitution
de 1946
Parce que la sauvegarde de l' intérêt supérieur de l'enfant constitue une exigence de valeur constitutionnelle, le législateur ne peut intervenir qu'en vue de renforcer la protection des mineurs isolés mais certainement pas pour les restreindre.

Cet accord constitue une dérogation à tous les standards de protection de l'enfance. Il remet en cause la philosophie du système existant qui vise à garantir la sauvegarde de l'intérêt supérieur de l'enfant sous le contrôle du juge et dans le respect des droits de la défense.

En autorisant l'approbation de cet accord, le législateur remet en cause une des finalités de la protection de l'enfance rappelée par la loi nO 2007-293 du 5 mars 2007 : « prévenir les difficultés que peuvent rencontrer les mineurs privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille et d 'assurer leur prise en charge » (article L112-3 du code de l' action sociale).

En autorisant l'approbation de cet accord, le législateur confère au Parquet un pouvoir spécifique qui était l'apanage du juge pour enfant. Jamais le Parquet n'a disposé du pouvoir de prendre une décision en matière de protection de l'enfance, hormis lorsqu'il s'agit de prendre une décision provisoire « en cas d 'urgence » et « à charge de saisir dans les huit jours le juge compétent, qui maintiendra, modifiera ou rapportera la mesure » (art. 375-5 du code civil).

En autorisant l'approbation de cet accord, le législateur permet d'exécuter une demande de raccompagnement des autorités roumaines sans que soit acquis devant le juge des enfants le consentement du mineur visé. Il autorise ainsi potentiellement des mesures d'éloignement pourtant interdites jusqu'alors dans notre droit positif (L511-4 et L521-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers en France) et porte atteinte à la vie privée protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de 1789 (votre décision 2008-562 DC).

Cet accord supprime également de nombreuses garanties posées par le précédent accord France Roumanie datant de 2002 destinées à assurer la protection de l' intérêt supérieur du mineur isolé. Outre le contournement du juge des enfants en matière de protection et d' assistance éducative des mineurs isolés, la réduction des garanties exigées de la partie roumaine par le nouvel accord ne permet en rien d' assurer la sauvegarde de l'intérêt supérieur de l'enfant. La comparaison des accords de 2002 et de 2007 permet de constater que de nombreuses garanties ont disparu dans cet intervalle.

Ainsi, par exemple, il n' est plus fait mention de la réalisation d'une enquête sociale et de la communication aux autorités roumaines des informations relatives aux mesures de protection. De même, la partie roumaine n'est pas tenue de communiquer le consentement des parents de l'enfant à son retour et la partie française n'est pas tenue de recueillir le consentement du mineur.

Sous couvert d'assurer une protection accrue des mineurs de nationalité roumaine cet accord affaiblit en réalité les garanties légales qui encadrent le retour dans leur pays d'origine. Alors que la mise en oeuvre du précédent accord s'est révélée défaillante - s'agissant en particulier de l'évaluation préalable et du suivi socio-éducatif - il y a fort à craindre que ce nouvel accord aggrave davantage encore la situation des mineurs isolés de nationalité roumaine. Faute d'une préparation adéquate du retour des mineurs, l'application de cet accord aboutira concrètement à aggraver les risques pour ces derniers de tomber sous la coupe des réseaux d' exploitation contre lesquels cet accord prétend lutter. In fine , les modalités retenues par l'accord sont manifestement inappropriées à l'objectif poursuivi, ce qui justifie, en vertu de votre jurisprudence, la censure du projet autorisant sa ratification (votre décision 99-416 DC).

Pour l'ensemble de ces raisons, les députés auteurs de la présente saisine demandent qu' il plaise au Conseil de censurer le projet qui lui est déféré en tant qu' il autorise la ratification d'un accord manifestement contraire à la Constitution.

(1) Le phénomène des mineurs roumains isolés ne se distingue nullement de celui plus général des mineurs isolés de nationalité étrangère sur le territoire de la République française. En effet, les études les plus récentes tendent à montrer que le nombre des mineurs roumains isolés sur le territoire français a connu une nette décrue depuis 2002 en volume, les populations de mineurs isolés étant aujourd'hui majoritairement afghane, kurde, chinoise ou africaine.