Décision n° 2010-607 DC du 10 juin 2010 - Saisine par 60 députés
Paris, le 17 mai 2010
Monsieur le Président,
Madame et Messieurs les membres
du Conseil constitutionnel,
2, rue Montpensier
75001 PARIS
Monsieur le Président, Madame et Messieurs les membres du Conseil Constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi relative à l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée.
Plusieurs dispositions de ce texte paraissent contraires à la Constitution.
Les requérants attirent particulièrement votre attention sur les articles 6 bis A et 8 bis du texte qui vous est ici soumis, en ce qu'ils ont été introduits par voie d'amendement, le premier d'origine parlementaire, le second d'origine gouvernementale.
Si les auteurs de la saisine sont particulièrement attachés à l'exercice du droit d'amendement, il n'en demeure pas moins que vous serez amenés à constater que les amendements ici visés ont été adoptés, alors même que selon les termes de l'article 45 de la Constitution, ils ne présentaient aucun « lien, même indirect, avec le texte déposé » sur le Bureau de l'Assemblée nationale.
I . Sur l'article 6 bis A
Cette disposition a pour objet la mise en place du statut de la banque OSEO, en organisant notamment les modalités de son organisation et en prévoyant la fusion de ses trois entités.
Elle résulte d'un amendement adopté en première lecture par le Sénat à l'initiative de la Commission de l'économie.
Cet amendement insère dans le projet de loi cinq articles réorganisant l'ensemble des structures d'OSEO en une société anonyme. Cette rénovation de l'institution aurait nécessité un examen à part entière, notamment au vu des enjeux en termes de soutien à l'innovation.
Or comme vous l'avez rappelé dans votre décision du 19 janvier 2006, s'il « résulte de la combinaison des dispositions [de l'article 6 de la Déclaration de 1789, du premier alinéa de l'article 34, du premier alinéa de son article 39, sous les réserves prévues par les articles 40, 41, 44, 45, 47 et 47-1 de la Constitution] que le droit d'amendement qui appartient aux membres du Parlement et au Gouvernement doit pouvoir s'exercer pleinement au cours de la première lecture des projets et des propositions de loi par chacune des deux assemblées », c'est sous réserve du « respect des exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire », et de « la nécessité, pour un amendement, de ne pas être dépourvu de tout lien avec l'objet du texte déposé sur le bureau de la première assemblée saisie » (2005-532 DC, cs 25).
Ayant considéré que ce motif d'irrecevabilité était d'une telle importance, c'est d'office que vous êtes amené à le soulever, même quand les requérants ne vous y invitent pas. Ainsi dans votre décision du 16 mars 2006 relative à la Loi pour le retour à l'emploi et sur les droits et les devoirs des bénéficiaires de minima sociaux, vous avez relevé d'office que l'amendement qui fixait le régime des heures supplémentaires dans les entreprises de vingt salariés au plus était « dépourvu de tout lien avec le projet de loi », et qu'il suivait de là qu'il avait « été adopté selon une procédure contraire à la Constitution » (2006-534 DC, cs 14).
La révision constitutionnelle adoptée le 21 juillet 2008 dont résulte l'actuel article 45 de la Constitution, loin d'avoir eu pour effet de mettre en cause votre jurisprudence, lui a au contraire conféré un caractère constitutionnel. La Commission des Lois du Sénat s'était même alors « interrogée sur la nécessité de rappeler dans le texte constitutionnel la recevabilité en première lecture, d'un amendement présentant un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis alors même que ce principe [était] garanti, sous une forme peut-être plus satisfaisante, par la jurisprudence désormais bien établie du Conseil constitutionnel » (Rapport n° 387, 11 juin 2008, p. 142).
Depuis lors, vous avez été amenés à censurer des dispositions adoptées par voie d'amendement qui ne présentaient « aucun lien, même indirect, avec celles qui figuraient dans le projet de loi » initial, sans que l'on ait pu y une déceler une différence avec votre jurisprudence précédente relatives aux amendements « dépourvus de tout lien avec le projet de loi ».
C'est ainsi que dans votre décision du 16 juillet 2009, vous avez censuré d'office la disposition visant à modifier la dénomination de l'École nationale supérieure de sécurité sociale, au motif qu'elle ne présentait « aucun lien, même indirect, avec celles qui figuraient dans le projet de loi portant réforme de l'hôpital et relatif aux patients, à la santé et aux territoires » et qu'elle avait dès lors « été adoptée selon une procédure contraire à la Constitution » (2009-584 DC, 16 juillet 2009, cs 43). Vous l'aviez fait après avoir constaté que « le projet de loi comportait trente-trois articles lors de son dépôt sur le bureau de l'Assemblée nationale, première assemblée saisie ; que, comme le précise l'intitulé des quatre titres de la loi, ces dispositions tendaient à moderniser les établissements de santé, à faciliter l'accès de tous à des soins de qualité, à favoriser la prévention et la santé publique et, enfin, à modifier l'organisation territoriale du système de santé » (cs 41).
C'est pour le même motif que vous avez censuré deux dispositions de la Loi tendant à favoriser l'accès au crédit des petites et moyennes entreprises et à améliorer le fonctionnement des marchés financiers dans votre décision du 14 octobre 2009, l'une modifiant le code monétaire et financier en faveur des experts-comptables, l'autre complétant l'article 2011 du code civil (2009-589 DC, cs 3).
Aussi, il ressort clairement de votre jurisprudence que le simple fait qu'un amendement porte sur une matière identique, en l'occurrence la santé publique et la matière économique, ne suffit pas à établir l'existence d'un lien même indirect avec le projet de texte initial. Il faut au contraire qu'il existe au moins un lien indirect avec l'objet du projet initial, et les dispositions spécifiques qu'il comporte.
Or ici, les six articles du projet de loi initial tel que déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale, et de par de leur objet, et de par leurs dispositions, ne comportaient aucun lien, fut-il indirect, avec la refonte du statut de la banque OSEO. Arguer comme le fait le gouvernement que le « rôle joué par OSEO auprès des entreprises individuelles et des PME » (cf. le compte rendu intégral des débats du 8 avril 2010) suffirait à établir ce lien méconnait votre jurisprudence qui s'intéresse, comme il vient de l'être rappelé, moins à la matière visée, qu'à l'objet et aux dispositions stricto sensu du texte initial concerné, en l'occurrence la responsabilité des entrepreneurs individuels.
A ce titre, parce que cet amendement a été adopté selon une procédure contraire à la Constitution, il encourt votre censure.
II . Sur l'article 8 bis
Cette disposition, adoptée par voie d'amendement d'origine gouvernementale en première lecture au Sénat, a pour objet d'autoriser le gouvernement à prendre, par voie d'ordonnance sur le fondement de l'article 38, les dispositions législatives nécessaires à la transposition d'une directive du Parlement européen et du Conseil, du 11 juillet 2007, concernant l'exercice de certains droits des actionnaires des sociétés cotées.
Les amendements visant à autoriser le gouvernement à agir par voie d'ordonnance obéissent au même régime que les autres amendements, à ceci près que le « Gouvernement peut seul demander au Parlement l'autorisation de prendre de telles ordonnances » (2006-534 DC, 16 mars 2006, cs 5). Comme les autres amendements en revanche, ils ne doivent pas être dépourvus « de tout lien avec l'objet du texte déposé sur le bureau de la première assemblée saisie » (ibid., cs 7).
Or comme l'a lui-même fait remarquer le Président de la Commission des Lois du Sénat, par ailleurs rapporteur sur le texte, « le lien de cet amendement avec le projet de loi n'est pas évident : par définition, une entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée n'a pas d'actionnaires » (cf. le compte rendu intégral des débats du 8 avril 2010).
Le gouvernement fait valoir pour justifier l'insertion de cette disposition qu'elle permettra que l'ordonnance soit prise rapidement, afin d'éviter une condamnation de la France pour retard dans la transposition de la directive. Les requérants n'ignorent pas que vous avez considéré que « la transposition en droit interne d'une directive communautaire résult[ait] d'une exigence constitutionnelle » (2006-540, 27 juillet 2006, cs 17). Mais si vous en avez jugé ainsi, c'est uniquement pour vous déclarer compétent pour censurer une « disposition législative manifestement incompatible avec la directive qu'elle a pour objet de transposer » (ibid., cs 20).
En aucun cas cette exigence ne saurait aboutir à autoriser le dépôt de tout amendement, y compris s'il ne possède pas même de lien indirect avec le texte initial, au seul prétexte qu'il aurait pour objet de transposer une directive communautaire. Il s'agirait ni plus ni moins de constitutionnaliser la pratique du « cavalier législatif », par ailleurs explicitement condamnée par le pouvoir constituant dans la version révisée qu'il a adoptée de l'article 45 de la Constitution.
Mais quand bien même votre haute juridiction choisirait cette voie, elle n'en devrait pas moins en l'occurrence censurer la disposition contestée. Car en effet, un amendement identique à l'article 8 bis ici visé a déjà été adopté à l'initiative du gouvernement par l'Assemblée nationale, et fait désormais partie intégrante de la proposition de loi de simplification et d'amélioration de la qualité du droit, dont est déjà saisie la Commission des Lois du Sénat. Dès lors, rien ici ne justifierait que soit méconnu le principe selon lequel un amendement qui ne possède aucun lien, même indirect, avec le projet de loi initial est contraire à la constitution.
Pour ces motifs, les députés requérants vous prient de censurer ces deux dispositions.