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Décision n° 2010-603 DC du 11 février 2010 - Saisine par 60 sénateurs

Loi organisant la concomitance des renouvellements des conseils généraux et des conseils régionaux
Conformité

Nous avons l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi organisant la concomitance des renouvellements des conseils généraux et des conseils régionaux telle qu'elle a été définitivement adoptée le 26 janvier 2010.

Ce projet est composé de deux articles : l'article 1er vise à réduire la durée de mandat des conseillers généraux élus en 2011 qui passera de 6 à 3 ans. L'article 2 prévoit également une réduction du mandat des conseillers régionaux et de celui des membres de l'Assemblée de Corse, qui seront élus pour 4 ans au lieu de 6.

A priori anodin, ce projet s'inscrit dans la perspective d'une réforme globale des collectivités territoriales qui vise notamment à la création des conseillers territoriaux ; ces derniers devant remplacer à terme les conseillers généraux et régionaux. En découpant en quatre tranches cette réforme des collectivités territoriales, le Gouvernement a rendu confus l'ensemble de la procédure législative.

Le projet souffre fondamentalement de cette incohérence globale qui affecte sa constitutionnalité tant sur la procédure que sur le fond. Modifiant l'organisation des élections, ce projet ne manquera pas de susciter une vigilance accrue de votre part.

Sur la procédure

Le projet qui vous est présentement déféré a été adopté selon une procédure contraire à la Constitution. Il encourt la censure au titre des exigences constitutionnelles suivantes : une atteinte caractérisée au principe de souveraineté des assemblées parlementaires et une méconnaissance de l'exigence de clarté et de sincérité des débats parlementaires.

1. Une atteinte caractérisée au principe de souveraineté des assemblées parlementaires

Le projet soumis à votre contrôle a pu être qualifié au cours des débats de « projet engrenage », puisque son adoption n'a de sens qu'au regard des projets de loi qui sont en cours d'examen par les assemblées parlementaires ou dont l'examen n'a pas encore débuté au Parlement. La modification du calendrier électoral conduit dans ces conditions à lier le législateur pour l'avenir au mépris du principe de souveraineté des assemblées parlementaires.

La souveraineté des assemblées parlementaires aurait été pleinement respectée si le Gouvernement avait fait le choix de permettre aux représentants de la Nation de voter la concomitance des deux élections concernées dans le cadre d'un seul et même projet définissant clairement le statut, les compétences et le mode de scrutin du conseiller territorial. Une telle démarche aurait permis aux députés et sénateurs d'être éclairés sur la portée du texte qui leur était soumis. La critique ne se fonde pas seulement sur l'existence d'alternatives mais principalement sur le fait que l'option choisie par le législateur est entachée d'inconstitutionnalité. Rien ne justifie en effet la dissociation des trois projets de loi ordinaire si ce n'est peut-être l'intention dolosive du gouvernement.

L'étude d'impact déposée par le Gouvernement conformément à l'article 8 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 est à cet égard révélatrice. L'impact de chacun de ces projets étant, dans ces conditions, absolument impossible à évaluer, le Gouvernement a choisi de présenter une seule étude d'impact pour trois projets de loi ordinaire suivants : le projet de loi relatif à l'élection des conseillers territoriaux et au renforcement de la démocratie locale, le projet de loi organisant la concomitance des renouvellements des conseils généraux et des conseils régionaux, et le projet de loi organique relatif à l'élection des membres des conseils des collectivités territoriales et des établissements publics de coopération intercommunale.

Vous pourrez ainsi constater que ce projet porte atteinte manifeste au principe de souveraineté des assemblées parlementaires et encourt à ce titre votre censure.

2. Une méconnaissance des exigences de clarté et de sincérité des débats parlementaires

L'usage dévoyé de la réserve de vote et du vote bloqué par le Gouvernement l'Assemblée Nationale a contribué, une fois encore, à porter une atteinte manifeste aux exigences de clarté et de sincérité des débats parlementaires. Force est de constater que le Gouvernement use de ces moyens, non par nécessité, mais par commodité, permettant ainsi aux députés de la majorité de se dispenser d'être présents en séance publique. Dans ces conditions, la notion de séance visée par les articles 26, 28, 33, 42, 44, 47-1, 48 et 51 de la Constitution est vidée de toute substance. Le débat parlementaire est en outre tout simplement empêché au mépris des exigences de clarté et de sincérité des débats. Le présent projet, qui constitue le premier acte d'une réforme territoriale aussi importante que discutable, a été examiné par une assemblée désertée par la majorité. Le Président de l'Assemblée nationale a publiquement regretté cette dévaluation du Parlement face à laquelle vous avez la possibilité de réagir en votre qualité de juge de la procédure législative et donc des exigences constitutionnelles attachées au débat parlementaire.

Sur le fond

Ce projet encourt, sur le fond, la censure à plusieurs titres. Il suffit pour s'en convaincre de rappeler les termes de votre jurisprudence en matière de modification du calendrier électoral. Vous avez, à de nombreuses reprises, rappelé qu'il était loisible au législateur, compétent en vertu de l'article 34 de la Constitution, de procéder à de telles modifications « sous réserve du respect des dispositions et principes de valeur constitutionnelle » (notamment votre décision 94-341 DC). Trois exigences ressortent clairement de votre jurisprudence : premièrement, la décision du législateur doit être motivée par la poursuite d'un objectif ; deuxièmement, la modification du calendrier ne doit pas apparaître disproportionnée au regard dudit objectif et doit donc être « exceptionnelle et limitée » ; troisièmement, elle ne doit pas créer de « confusion dans l'esprit des électeurs avec d'autres consultations électorales ». Vous pourrez constater que ces exigences ne sont nullement respectées par le projet présentement soumis à votre contrôle et ainsi censurer cette loi sur le fondement de principes stables et clairement établis par votre jurisprudence.

1. Le caractère hypothétique de l'objectif poursuivi par le législateur

Il est loisible au législateur de justifier une modification du calendrier par la poursuite d'objectifs divers : volonté de lutter contre l'abstentionnisme électoral (décision 90-280 DC), volonté de prévenir les difficultés de mise en œuvre de l'organisation de l'élection présidentielle liées à sa proximité avec les élections municipales (décision 94-341 DC). La qualité d'objectif d'intérêt général doit en outre être caractérisée lorsque la loi est susceptible de porter atteinte à un principe de valeur constitutionnelle.

S'il apparaît que vous appréciez largement la notion d'objectif, il résulte de votre jurisprudence que celui-ci doit, à tout le moins, revêtir une réalité.

Or, dans le cas présent, cet objectif se résume, à l'exclusion de tout autre, à la création du conseiller territorial. L'exposé des motifs du projet de loi déposé au Sénat est à cet égard explicite : « Le projet de loi de réforme des collectivités territoriales prévoit qu'à l'avenir, les conseillers généraux et les conseillers régionaux formeront un ensemble unique d'élus, les conseillers territoriaux, siégeant à la fois au conseil général de leur département d'élection et au conseil régional de la région à laquelle appartient celui-ci. L'entrée en vigueur de cette réforme, prévue en mars 2014, exige qu'à cette date soit organisée l'élection de l'ensemble de ces élus, donc que le mandat de tous les conseillers généraux et celui des conseillers régionaux prennent fin simultanément. ». Vous pourrez ainsi constater que l'objectif poursuivi par le législateur est lié à l'adoption éventuelle d'autres projets de loi. Les assemblées parlementaires étant souveraines, personne ne peut aujourd'hui préjuger du contenu de textes qui ne sont pas encore votés. Rien ne garantit au demeurant que les deux autres textes, annoncés comme devant compléter celui-ci, seront votés par le Parlement. Fidèle à votre jurisprudence passée (notamment votre décision 82-142 DC ; « le législateur ne peut lui-même se lier »), vous n'aurez donc d'autre choix que de borner rigoureusement votre contrôle au texte voté par les assemblées parlementaires et ainsi constater que l'objectif de cette modification du calendrier est purement hypothétique et ne saurait satisfaire aux exigences constitutionnelles dont vous êtes le gardien.

Au minimum, la loi eût dû comporter un article final précisant qu'elle n'entrerait en application qu'à la date de promulgation de celle portant réforme des collectivités territoriales et de celle relative à l'élection des conseillers territoriaux. Faute de cela, en effet, toutes sortes de circonstances pourraient faire échec au projet gouvernemental, ou en modifier la substance, auquel cas la loi qui vous est déférée perdrait son objet même. A cela, on pourrait objecter que le Parlement, s'il y a lieu, pourrait toujours l'abroger avant qu'elle entre en application, dans une disposition finale du projet sur la réforme des collectivités territoriales ou de celui relatif à l'élection des conseillers territoriaux. Mais ceci supposerait que ces derniers soient adoptés. Si, au contraire, ils étaient repoussés, ou déclarés contraires à la Constitution, il s'ensuivrait alors que devrait s'appliquer la loi présente sans qu'elle corresponde ni à une nécessité, ni même à l'intention réelle du Parlement lui-même dans cette hypothèse. Ainsi, ne serait-ce que pour n'avoir pas pris la précaution élémentaire consistant à différer son entrée en vigueur à celle des lois futures qui seules la justifient, la loi présente est contraire à la Constitution.

Enfin, un tel morcellement de l'élaboration de la loi est de nature à rendre particulièrement délicat l'exercice de votre contrôle de constitutionnalité puisqu'il vous appartient de veiller à ce que « les modalités retenues par la loi ne [soient] pas manifestement inappropriées » aux objectifs qu'elle poursuit (notamment vos décisions 94-341 DC et 2001-444 DC). En effet, le présent texte qui définit l'une des modalités de la réforme territoriale étant séparé de ceux, à venir, qui définiront les objectifs et les autres moyens de cette même réforme, votre contrôle de l'adéquation se trouve mécaniquement contourné puisqu'il est dès lors impossible d'apprécier la proportionnalité des moyens au regard des fins poursuivies par le législateur. Pour restreint qu'il soit, ce contrôle de la cohérence interne de la loi n'en demeure pas moins essentiel puisqu'il « met à l'abri du risque (...) de modification par pur caprice de la durée des mandats électifs » (Jérôme Roux, Revue du droit public, 2001). C'est un des aspects fondamentaux de votre jurisprudence en la matière qui se trouve ainsi neutralisé alors surtout que cette modification du calendrier électoral est d'une ampleur inédite.

2. L'ampleur inédite de cette modification du calendrier électoral

A plusieurs reprises, vous avez justifié la constitutionnalité des modifications du calendrier électoral en avançant le caractère « exceptionnel et limité » de tels changements (notamment vos décisions 90-280 DC, 93-331 DC, 94-341 DC, 2001-444 DC).

En 1994, votre juridiction justifiait en ces termes la constitutionnalité de la modification du calendrier électoral : « que cette prorogation et par suite la réduction du mandat des conseillers municipaux à élire a été limitée à trois mois et revêt un caractère exceptionnel » (décision précitée 94-341 DC). Un auteur faisant autorité expliquait ainsi votre décision de conformité : « ce n'est pas tant l'existence d'une différence de situation entre conseillers municipaux ou la poursuite par le législateur d'un but d'intérêt général, mais avant tout le fait que la mesure contestée ait été limitée à trois mois et revête un caractère exceptionnel... » (Ferdinand Mélin-Soucramanien, Dalloz, 1995).

En 2002, la loi organique proroge le mandat des députés de onze semaines. En 1990, l'article 9 de la loi prolonge d'un an le mandat des conseillers généraux de la série renouvelée en 1985. En 1988, la loi prolonge de 6 mois le mandat des conseillers généraux. Le présent projet de loi prévoit une modification du calendrier sans commune mesure avec celles dont vous avez eu l'occasion d'apprécier la constitutionnalité : il s'agit d'une réduction des mandats des conseillers régionaux de 2 ans et de 3 ans pour les conseiller généraux. Compte tenu de son ampleur, l'intérêt général de l'objectif poursuivi devra être caractérisé.

Enfin, si vous estimiez que l'exigence constitutionnelle d'exercice du droit de suffrage selon une périodicité régulière (décision 90-280 DC notamment) ne s'applique pas aux réductions de mandats, vous pourrez constater que ce projet affecte corrélativement et de manière sensible les conditions d'exercice du mandat des élus concernés. En effet, en réduisant dans une telle proportion la durée de mandat des conseillers généraux et régionaux, le texte qui vous est déféré porte une atteinte directe et substantielle au principe de libre administration des collectivités territoriales puisque les élus concernés verront en conséquence leur marge d'action et de décision largement amputée.

3. Un changement de calendrier créant « une confusion dans l'esprit des électeurs avec d'autres consultations électorales ».

Jusqu'à présent, et à une exception près, les modifications du calendrier électoral avaient pour but d'éviter le chevauchement d'échéances électorales ou une trop grande proximité entre elles. Ainsi donc, le Conseil constitutionnel pouvait constater que ces lois permettaient d'éviter une confusion dans l'esprit des électeurs.

A l'inverse, la modification du calendrier électoral introduite par ce projet vise à assurer la concomitance des élections cantonales et régionales. En effet, si le juge constitutionnel ne peut pas juger la loi au regard de celles qui seront éventuellement adoptées, il constatera que l'effet de cette loi sera de créer une confusion entre ces élections dont les scrutins se tiendront à la même date.

Il existe certes un précédent avec la loi n°90-1103 qui organisait la concomitance des élections cantonales et régionales. Examinant ce texte, vous avez reconnu que la dualité de candidature était « susceptible d'exercer une influence sur le libre choix des électeurs concernés par chaque consultation » (décision 90-280 DC). Mais vous avez alors pu constater que le législateur poursuivait un objectif clairement identifiable consistant à « favoriser une plus forte participation du corps électoral à chacune de ces consultations ». L'atteinte portée à un principe constitutionnel résultait ainsi de « l'objet même de la loi, objet qui, trouvant sa justification dans le souci de réduire le nombre des abstentionnistes, présente donc un intérêt général » (F.Luchaire, Revue du droit public, 1991). Or, tel n'est pas le cas en l'espèce tant il est vrai que si par extraordinaire, vous reconnaissiez l'existence de l'objectif poursuivi par le législateur, vous constaterez que la création du conseiller territorial n'est pas de ceux que l'on peut qualifier d'intérêt général mais plutôt de ceux dont on peut douter de la constitutionnalité. Vous avez en outre et surtout rappelé dans cette même décision que « les élections aux Conseils généraux et les élections aux Conseils régionaux constituent des élections distinctes » et que le choix de regrouper ces deux consultations doit s'accompagner « de modalités matérielles d'organisation destinées à éviter toute confusion dans l'esprit des électeurs ». Vous pourrez constater que tel n'est évidemment pas le cas en l'espèce puisque l'effet de la loi se réduira à la confusion de ces deux échéances électorales. Le législateur méconnait ici manifestement le sens de la jurisprudence du Conseil constitutionnel puisque « le principe de la clarté de la consultation électorale se trouve confirmé comme une composante du droit de suffrage » (André Roux, Dalloz, 1995).

Pour l'ensemble de ces raisons, les sénateurs signataires de la présente saisine souhaitent qu'il plaise au Conseil constitutionnel de censurer intégralement ce projet de loi.