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Décision n° 2009-594 DC du 3 décembre 2009 - Réplique par 60 députés

Loi relative à l'organisation et à la régulation des transports ferroviaires et portant diverses dispositions relatives aux transports
Conformité

Monsieur le Président du Conseil Constitutionnel,

Mesdames et Messieurs les membres du Conseil Constitutionnel,

Le Conseil constitutionnel a été saisi par plus de soixante députés et plus de soixante sénateurs de deux recours dirigés contre la loi relative à l'organisation et à la régulation des transports ferroviaires et portant diverses dispositions relatives aux transports (et plus particulièrement dirigés contre l'article 5 de cette loi modifiant notamment le régime de la propriété et les conditions d'exploitation du réseau de transport relevant de la RATP).

Le Gouvernement a produit le 24 novembre 2009 ses observations en défense.

Ces observations appellent, en réplique, les remarques suivantes.

I/ Sur le grief tiré de la méconnaissance de l'article 45 de la Constitution

Contrairement à ce qu'indique le Gouvernement, l'amendement gouvernemental ayant permis l'introduction dans le projet de loi de l'article 5 plus spécialement critiqué n'avait aucun lien, même indirect, avec le projet de loi initialement déposé sur le bureau du Sénat.

Le Conseil constitutionnel ne saurait donc retenir l'argumentation présentée par le Gouvernement selon laquelle l'article 5 n'est pas dépourvu de tout lien avec le projet de loi initial dès lors que ce projet comportait des dispositions visant les transports guidés de voyageurs.

En effet, contrairement à ce que le Gouvernement semble considérer, l'objet de l'article 5 n'est pas de traiter du régime des transports guidés de voyageurs. L'objet très spécifique de cet article 5 est de profondément modifier le régime juridique applicable à l'ensemble des services et des infrastructures de transport en Ile-de-France, tous modes de transport confondus (ferrés ou routiers). A cette fin, l'article 5 modifie l'ordonnance n° 59-151 du 7 janvier 1959 relative à l'organisation du transport de voyageurs en Ile-de-France. L'exposé des motifs de cet amendement gouvernemental ne fait d'ailleurs aucune référence à la législation applicable aux transports guidés que cet amendement n'avait ni pour objet ni pour effet de modifier. Cet exposé des motifs se réfère exclusivement à la prise en considération des dispositions du règlement européen n° 1370/2007 du 23 octobre 2007 relatif aux services publics de transport de voyageurs par chemin de fer et par route et à la volonté de modifier le régime de la propriété des biens exploités par la RATP.

Ainsi, le seul point de rattachement de cet amendement gouvernemental avec le projet de loi initialement déposé, invoqué par le Gouvernement, n'existe en réalité pas. Comme soutenu initialement, cet amendement gouvernemental n'entretenait aucun lien, même indirect, avec le projet de loi dont le Parlement avait été initialement saisi. Pour cette raison, cet article 5 est contraire à l'article 45 de la Constitution.

II/ Sur le grief tiré de la méconnaissance des articles 24 et 39 de la Constitution

Comme il vient d'être établi, le Gouvernement, en déposant l'amendement ayant conduit à l'article 5 de la loi, a en réalité introduit un dispositif n'ayant pas de rattachement, même indirect, avec le reste du projet qui avait été déposé. En outre, en l'espèce, cet amendement gouvernemental a été déposé devant l'Assemblée Nationale, après la lecture au Sénat et quatre jours avant la lecture devant cette Assemblée. Finalement, cet amendement a bien pour objet principal l'organisation des collectivités locales dès lors qu'il traite, pour l'essentiel, du régime juridique applicable au Syndicat des Transports d'Ile-de-France (STIF), établissement public local.

Dans ces conditions, c'est tout à la fois l'esprit et la lettre de l'article 39 de la Constitution qui ont été méconnus. En effet, en déposant cet amendement, traitant principalement de l'organisation des collectivités territoriales et de l'un de leurs établissements publics, devant l'Assemblée Nationale, le Gouvernement a méconnu l'équilibre institutionnel entre les deux Assemblées voulu par la Constitution.

III/ Sur le grief tiré de la méconnaissance de la libre administration des collectivités territoriales et de la protection de la propriété des personnes publiques

A titre liminaire, il convient de relever que le Gouvernement se livre à l'occasion de ses observations en défense à une longue analyse du droit applicable aux transports en région Ile-de-France depuis 1945 et qu'il croit pouvoir tirer de cette analyse la conclusion que l'article 5 de la loi, dont la constitutionnalité est critiquée, aurait en réalité une portée modeste.

Outre que l'appréciation à laquelle se livre le Gouvernement sur l'importance de la portée d'une disposition législative n'a bien sûr aucune incidence sur la constitutionnalité de cette disposition, en l'espèce, l'article 5 de la loi introduit un bouleversement majeur dans le régime juridique des transports en région Ile-de-France.

En effet, cet article 5, d'une part, transforme totalement les conditions dans lesquelles le STIF peut confier un service de transport à un tiers en prévoyant, à l'expiration d'une période transitoire, que la désignation de ce tiers interviendra en application des dispositions de l'article 7 de la loi du 30 décembre 1982 et, d'autre part, modifie en profondeur les compétences et les prérogatives du STIF, établissement public local, au profit de la RATP, établissement public d'Etat, et transfère l'essentiel des biens du STIF à la RATP.

Il parait, dans ces conditions, difficile de suivre le Gouvernement lorsqu'il considère que ce dispositif législatif a une portée réduite.

1/ Sur le grief tiré de la méconnaissance par l'article 5 de la loi du principe à valeur constitutionnelle de libre administration des collectivités territoriales

Dans ses observations en défense, le Gouvernement considère que le principe à valeur constitutionnelle de libre administration des collectivités territoriales ne saurait être invoqué en l'espèce dès lors que les dispositions législatives en cause ne touchent pas directement une collectivité territoriale mais le STIF qui est un établissement public local.

Rappelons, en premier lieu, que les articles 72 et 72-2 de la Constitution prévoient notamment le principe de libre administration des collectivités territoriales et le principe selon lequel ces collectivités bénéficient de ressources dont elles peuvent disposer librement.

Indiquons, en deuxième lieu, que le Conseil constitutionnel a déjà eu l'occasion de faire application du principe de libre administration des collectivités locales à des dispositions législatives se rapportant à des établissements publics locaux (décision du 26 janvier 1995, n° 94-358 DC rendue à propos d'établissements de coopération entre collectivités locales). Cette jurisprudence est en effet parfaitement logique. Il serait paradoxal que lorsque les collectivités locales se regroupent pour exercer en commun des compétences elles bénéficient de moins de droits que lorsqu'elles agissent seules et de façon indépendante.

En troisième lieu, le STIF est un établissement public local à statut particulier défini par le décret n° 2005-664 du 10 juin 2005. Ce décret prévoit que le STIF est administré par un conseil d'administration qui comprend 27 représentants des collectivités locales, un représentant de la chambre régionale de commerce et d'industrie et un représentant des présidents d'établissements publics de coopération intercommunale d'Ile-de-France. Ce conseil d'administration est présidé par le président de la région Ile-de-France. Le STIF dispose de ressources propres prévues par la loi (le versement transport, une partie du produit des amendes de police) ainsi que de contributions de la part des collectivités locales d'Ile-de-France selon un barème établi à l'article 17 de ce décret.

Le STIF est ainsi un établissement public qui agit au nom et pour le compte des collectivités locales de la région Ile-de-France et dont les activités constituent le prolongement direct des activités de ces collectivités. Dans ces conditions, une disposition législative qui méconnait la libre administration du STIF dans ses différentes composantes et qui notamment ampute son pouvoir de décision, transfère certains de ses biens à des tiers et le prive des ressources lui permettant d'exercer ses compétences est bien une disposition législative contraire au principe de libre administration des collectivités territoriales.

Comme cela est précisé ci-dessous, en l'espèce, ce principe a été méconnu sur trois points essentiels : le régime de la maîtrise d'ouvrage partagée imposée au STIF par la loi, le transfert des biens du STIF à la RATP à titre gratuit et les dispositions imposant au STIF de financer les missions de la RATP.

2/ Sur les dispositions de la loi se rapportant à la maîtrise d'ouvrage publique

Dans ses observations en défense, le Gouvernement expose que les dispositions de la loi se rapportant à la maîtrise d'ouvrage partagée entre le STIF (« partie stratégique ») et la RATP (« partie technique et opérationnelle ») sont justifiées par un impératif d'intérêt général et ne portent aucune atteinte aux droits du Syndicat.

Il suffira de rappeler les grandes lignes du partage de la maîtrise d'ouvrage prévu par l'article 5 de la loi pour mesurer à quel point ce dispositif est contraire à l'intérêt général. Il est en effet prévu que, pour certains projets d'infrastructures non décidés au 1er janvier 2010, le STIF s'assure de la faisabilité et de l'opportunité de l'opération, en détermine la localisation, le programme et l'enveloppe financière prévisionnelle puis en assure le financement. De son côté, la RATP choisira le processus contractuel selon lequel l'infrastructure et les matériels seront réalisés ou acquis, en assurera ou en fera assurer la maîtrise d'œuvre et conclura les contrats.

Cette disposition législative est un défi à la fois au bon sens et à l'orthodoxie juridique. En effet, comment justifier que la personne morale qui décide d'une opération et en assure le financement soit privée du droit naturel de définir le mode contractuel permettant sa réalisation et de celui de passer les contrats correspondants. Il y a là un découpage, au sein des compétences juridiques qui sont normalement celles du maître d'ouvrage, directement contraire à l'intérêt général dans la mesure où il se traduira nécessairement par des lenteurs, de l'inefficacité, des contestations, des rigidités et donc par un très grand désordre administratif et juridique.

Le choix de ce dispositif défendu par le Gouvernement est d'autant plus incompréhensible que le dispositif législatif actuellement en vigueur fonctionne parfaitement bien, présente une réelle souplesse d'application et donne entièrement satisfaction à tous les acteurs publics ou privés.

Directement contraire à l'intérêt général, ces dispositions méconnaissent en outre la libre administration des collectivités locales. En effet, dès lors que le STIF, établissement public local, se voit amputé, sans aucune justification, de prérogatives (la détermination du mode contractuel et la passation des contrats) nécessaires à l'exercice de ses autres compétences (définition et financement des opérations en cause), les exigences constitutionnelles attachées à ce principe sont en l'espèce méconnues.

Ces dispositions de l'article 5 de la loi méconnaissent également les principes constitutionnels protégeant la propriété des personnes publiques. Dès lors que le maître d'ouvrage est le propriétaire de l'ouvrage, il paraît constitutionnellement impossible de le priver de la possibilité de passer les contrats qui permettront la réalisation de l'opération alors qu'il reste tenu par la loi d'assurer le financement du projet sur la base de contrat qu'il n'aura pas passé.

En définitive, il est relativement rare que des dispositions législatives méconnaissent aussi gravement à la fois le bon sens, l'intérêt général et des principes aussi fondamentaux que celui de libre administration des collectivités locales et ceux régissant la propriété des personnes publiques.

Pour l'ensemble de ces considérations, ces dispositions seront censurées par le Conseil constitutionnel.

3/ Sur les dispositions de la loi se rapportant au transfert à la RATP à titre gratuit d'éléments de la propriété du STIF

Le Gouvernement, dans sa défense, considère la domanialité comme un tout et estime que dès lors qu'un bien ne sort pas du domaine public il peut être transféré sans compensation financière d'une personne publique à une autre par le législateur sans aucune restriction.

Il y a là une vision particulièrement peu respectueuse de la personnalité morale et des droits des collectivités locales.

En l'espèce, le texte de loi transfère sans aucune compensation des biens du STIF, établissement public local, à la RATP, établissement public de l'Etat, c'est-à-dire un démembrement fonctionnel de l'Etat.

Nous considérons que lorsqu'un tel transfert intervient d'une collectivité locale ou d'un établissement public local vers l'Etat ou un établissement public d'Etat, il peut avoir lieu à titre gratuit s'il est volontaire mais dès lors qu'il est imposé par la loi, il doit alors donner lieu à une compensation. Faute de prévoir une telle compensation, le texte de la loi méconnait les principes constitutionnels qui protègent la propriété des personnes publiques et spécialement celle des collectivités locales.

Cette protection est d'autant plus nécessaire que les biens ainsi transférés avaient nécessairement pour objet de permettre à la collectivité locale ou à l'établissement public local d'exercer les compétences qui sont les siennes. Or, en le privant de ces biens, le législateur prive cette collectivité ou cet établissement public des moyens dont il a besoin pour l'exercice des dites compétences ce qui doit donc faire l'objet d'une compensation sauf à ce que, là encore, le principe de libre administration des collectivités locales soit également méconnu.

Pour finir, nous souhaitons attirer l'attention du Conseil constitutionnel sur le fait que les éléments de valorisation avancés par le Gouvernement sont inexacts : la valeur nette estimée des infrastructures qui sont la propriété du STIF à ce jour et qui sont affectées à la RATP n'est pas de 1,85 milliard d'euros mais de 4,5 milliards d'euros. Par ailleurs, la valeur nette comptable du matériel roulant en 2039 (date de fin du monopole d'exploitation du métro par la RATP) sera nulle ou quasi-nulle.

IV/ Sur le grief tiré de l'incompétence négative du législateur

L'article 5 impose au STIF d'assurer à la RATP une « rémunération appropriée des capitaux engagés » afin de lui permettre d'exercer ses missions de gestionnaire de l'infrastructure. A cette fin, une convention pluriannuelle sera passée entre la RATP et le STIF.

Cette disposition de l'article 5 est doublement inconstitutionnelle du fait de son imprécision et de ce qu'elle démontre que le législateur n'a pas exercé sa compétence.

En effet, à la lecture de ces dispositions législatives, il est impossible de savoir avec le minimum de précision nécessaire quels sont les capitaux engagés visés et quelle est la rémunération appropriée qui sera retenue. La base des actifs à partir de laquelle la rémunération de la RATP sera calculée peut en effet être déterminée selon des méthodologies très différentes. Selon la méthodologie retenue, la valeur des actifs en cause sera nécessairement très différente ce qui aura une incidence directe sur la rémunération qui sera à la charge du STIF. De la même façon, la définition de la rémunération appropriée de ces actifs peut également conduire à des taux très différents selon que l'on considère qu'il s'agit d'une activité plus ou moins risquée. Ainsi, selon que l'on retienne une base d'actifs étroite associée à un taux de rémunération réduit ou au contraire une base d'actifs large avec un taux de rémunération élevé, le niveau de la rémunération qui sera versé par le STIF à la RATP peut varier dans des proportions considérables (cette rémunération pourrait ainsi varier d'un rapport de 1 à 7 suivant les hypothèses retenues).

La loi laisse donc planer une incertitude extrêmement grande sur le niveau des charges qui seront supportées par le STIF. Ce faisant le législateur n'a pas épuisé ses compétences.

Il est d'ailleurs particulièrement frappant que, dans son mémoire en défense, le Gouvernement ne se soit pas livré à une analyse plus précise de ces dispositions. Le mémoire en défense ne dit en effet rien de ce que sont les capitaux à prendre en considération ni la rémunération qui sera prévue. En réalité, ni le législateur, ni le Gouvernement ne semble avoir la moindre idée sur ce point, sans doute en raison de la précipitation dans laquelle cet amendement a été préparé.

Les circonstances que ces dispositions seront précisées par décret puis donneront lieu à une convention entre le STIF et la RATP ne peuvent en aucun cas suppléer à la carence du législateur. Ce dernier a fixé une règle trop imprécise pour qu'elle puisse être appliquée et pour qu'il soit possible de s'y référer de façon certaine. Même le Gouvernement, auteur de l'amendement en cause n'est pas en mesure d'indiquer comment cette disposition doit être interprétée.

Pour cette raison également, cette disposition sera censurée.

Signalons pour finir que l'imprécision de la rédaction de cette disposition tranche avec le dispositif prévu par cette même loi en ce qui concerne l'utilisation de l'infrastructure du réseau ferré lourd : la détermination de la redevance d'utilisation de ce réseau n'est pas laissée au libre consentement des parties mais est encadrée strictement et clairement par les textes, sous le contrôle d'une autorité administrative indépendante (ARAF).

V/ Sur le grief tiré de la rupture d'égalité entre les futurs exploitants du réseau

Les observations en défense du Gouvernement, sur ce point, sont peu convaincantes.

En effet, il est difficile d'exiger de l'autorité organisatrice des transports en région Ile-de-France (le STIF) d'être garante, vis-à-vis des tiers, de ce que le gestionnaire d'infrastructures (la RATP) permettra un égal accès aux réseaux et ce « dans des conditions transparentes et non discriminatoires », alors même que le dispositif mis en place par l'article 5 ne permet pas une étanchéité financière et comptable de l'activité de gestionnaire d'infrastructures et de l'activité d'exploitation des services de transport.

Il est intéressant de noter que, sur ce point, la Commission du développement durable de l'Assemblée Nationale, dans le cadre des débats sur le projet de loi du Grand Paris, a imposé le principe selon lequel « l'activité de gestionnaire de l'infrastructure du réseau de métro affecté au transport public urbain de voyageurs en Ile-de-France est comptablement séparée de l'activité d'exploitant de services de transport public de voyageurs », impliquant notamment l'établissement de bilans et de comptes séparés.

Le Gouvernement semble d'ailleurs d'accord avec la nécessité d'une séparation comptable puisqu'il indique que cette disposition de l'article 5 « obligera la RATP à assurer une séparation comptable entre son activité de gestionnaire d'infrastructures et ses autres activités, notamment celle de transporteur, ce qui permettra de garantir le respect du principe d'égalité d'accès entre les futurs exploitants »

Si, in fine, le Conseil constitutionnel ne censurait pas la disposition en cause sur le fondement de ce grief, il pourrait alors retenir une interprétation de cette disposition conforme à celle indiqué par le Gouvernement dans son mémoire en défense.

Pour l'ensemble de ces motifs, nous considérons qu'il conviendrait que le Conseil constitutionnel invalide l'intégralité des dispositions de l'article 5 de la loi.

Nous vous prions, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, d'agréer l'expression de notre haute considération.