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Décision n° 2008-569 DC du 7 août 2008 - Saisine par 60 sénateurs

Loi instituant un droit d'accueil pour les élèves des écoles maternelles et élémentaires pendant le temps scolaire
Conformité

Monsieur le Président
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil Constitutionnel
2, rue de Montpensier
75001 PARIS
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil Constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi portant un « Droit d'accueil pour les élèves des écoles maternelles publiques et élémentaires pendant le temps scolaire obligatoire » tel qu'adopté par le Parlement. Plusieurs dispositions de ce texte nous paraissent contraires à la Constitution.
A l'appui de cette saisine, nous développons les moyens et griefs suivants.
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Si la satisfaction de l'intérêt général constitue le but de tout service public, qu'il soit de caractère administratif, industriel ou commercial, qu'il soit géré par une personne publique ou une personne privée, la règle de la continuité du service public est politiquement et socialement essentielle.
Erigée en principe de valeur constitutionnelle par le Conseil Constitutionnel (CC. 79-105 DC du 25 juillet 1979 : continuité du service public de la radio-télévision), la continuité du service public conditionne la bonne marche de ce service.
Sur le plan européen, si le droit de grève ne figure pas expressément dans la Convention Européenne des Droits de l'Homme, la jurisprudence relative à ce traité considère ce droit comme l'une des suites logique de l'action collective qui, elle même découle de la liberté syndicale, reconnue par l'article 11 de la convention. (CEDH. 6 février 1976 : Schmid et Dahlstrôm). De son côté, la Charte Européenne et la Charte Communautaire des Droits Sociaux Fondamentaux se réfèrent au droit de grève comme étant une manifestation de cette action collective.
Enfin, un règlement du Conseil (7 février 1998) relatif au fonctionnement du marché intérieur précise que les mesures prises pour faciliter la libre circulation des marchandises « ne doivent pas porter atteinte au droit ou à la liberté de faire grève » .
Aucun service ne fonctionne sans moyens humains. Il faut donc en conclure que la continuité du service public passe essentiellement par les personnels. C'est donc surtout au regard de l'exercice du droit de grève (principe de valeur constitutionnel au même titre que la continuité du service public) que le principe de continuité doit s'appliquer.
Dès lors, la recherche d'une compatibilité entre, d'une part, le principe de continuité et, d'autre part, l'exercice du droit de grève, est primordiale (CC. 2007-556 DC du 16 août 2007).
I : L'INSTAURATION D'UN SERVICE D'ACCUEIL QUI N'ASSURE AUCUNEMENT LA CONTINUITE DU SERVICE PUBLIC D'ENSEIGNEMENT NE SAURAIT AUTORISER LE LEGISLATEUR A LIMITER L'EXERCICE DU DROIT DE GREVE
Afin d'éviter les désordres sociaux, ou pour répondre aux exigences de l'intérêt national, le législateur est conduit à déterminer certains secteurs dans lesquels un service minimal doit être assuré en tout état de cause. Or, cette exigence correspond, peu ou prou, à une limitation du droit de grève dans les services publics.
La légalité de ces limitations n'est reconnue que dans la mesure où elles ont pour but d'assurer le fonctionnement du service public (CE. 14 février 1981 : Fédération CFDT des personnes de l'environnement).
Le Conseil Constitutionnel considère que seul le principe de continuité du service public peut légitimement justifier l'instauration d'un service minimum et limiter, en le réglementant, l'exercice du droit de grève dans le service public (CC. 2007- 556 DC du 11 août 2007). En invoquant la continuité du service public de l'Education, il serait donc constitutionnellement possible d'instaurer un service minimum pour ce service public précis.
A : La continuité du service public - Articles 2 et 4 du texte
Les articles 2 et 4 du texte, soumis à l'examen du Conseil Constitutionnel, précisent les conditions dans lesquelles s'organise le service d'accueil.
Le texte des articles 2 et 4 soumis à l'examen du Conseil Constitutionnel n'instaure nullement un service minimum dans le service public de l'Education, mais institue un simple service d'accueil sans aucun lien avec le service public d'enseignement - ainsi que l'a d'ailleurs reconnu le rapporteur du texte pour le Sénat : « il n'est pas prévu d'assurer un service minimum d'éducation, mais plutôt un service d'accueil » -.
Ce service d'accueil est prévu de façon générale, par l'article 2, et ne concerne donc pas uniquement les jours de grève. Il ne s'agit donc pas d'un droit institué pour assurer la continuité du service public d'enseignement, mais de la mise en place d'un simple service de garderie. L'article 2 est muet sur la personne à qui il revient d'assurer cette mission.
De la même façon, le dispositif de l'article 4, qui organise le service d'accueil les jours de grève ne permet aucunement d'assurer la continuité du service public, puisqu'à une mission de service public - celui d'enseignement - est substituée la même mission consistant uniquement en l'accueil des élèves.
En l'espèce, le principe de continuité du service public ne peut donc être invoqué pour justifier l'organisation d'un service d'une autre nature que celui d'enseignement, le service d'accueil.
Dès lors, les articles 2 et 4 du texte soumis à l'examen du Conseil Constitutionnel n'organisent aucunement la continuité du service public.
B : L'atteinte au droit de grève - Article 3 du texte
Cet article réglemente le droit à la grève pour les personnels des écoles publiques du premier degré et instaure un dispositif d'alerte auquel devront se soumettre les organisations syndicales représentatives.
Sur la forme, on peut s'interroger sur la présence même d'un article réglementant le droit de grève des enseignants des écoles maternelles et élémentaires au chapitre, du code de l'éducation, consacré à l'accueil des élèves dans ce type d'établissements d'enseignement.
Sur le fond, la décision du Conseil Constitutionnel du 11 août 2007 (CC 2007-556 DC du 11 août 2007) considère que la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour effet de faire obstacle au pouvoir du législateur d'apporter à ce droit des limitations nécessaires pour assurer la continuité du service public qui, comme le droit de grève, a le caractère d'un principe de valeur constitutionnel.
Sur le fondement de cette décision, les dispositions de l'article 3 du texte limitent l'exercice du droit de grève, en en durcissant considérablement les conditions d'exercice.
Le dispositif met ainsi en place un système dit « d'alerte », préalable au dépôt d'un préavis de grève, opposable aux organisations syndicales représentatives désireuses de déposer un tel préavis. Ce système d'alerte constitue la phase préalable de négociation entre l'Etat et les syndicats (CC. 2007-556 DC du 11 août 2007).
Néanmoins, le cadre fixé par la loi prévoit déjà des délais très longs qui porteront à environ 15 jours au minimum le délai entre la prise de décision d'une éventuelle grève par une organisation syndicale et le déclenchement de celle-ci. (3 jours pour la réunion des syndicats par l'autorité administrative (2ème du II), 8 jours pour la durée de la négociation (3ème du II), 5 jours de durée du préavis conformément au droit commun s'appliquant à la grève dans les services publics (art 2512-2 du code du travail).
Dès lors, les conditions d'exercice de la grève sont considérablement compliquées par ce dispositif très contraignant. On peut légitimement se demander si cette complexité dans les conditions d'exercice du droit de grève, droit constitutionnellement reconnu, telles que le prévoit ce texte, n'est pas exagérée au regard des objectifs poursuivis.
En outre, au regard de la longueur des délais préalables au dépôt du préavis de grève, aucune grève ne pourra être organisée pour protester contre un évènement à caractère imprévisible tel l'agression d'un enseignant. L'exercice du droit de grève des enseignants se trouve ainsi manifestement limité par le dispositif de l'article 3.
L'entrave au droit de grève est donc manifeste sans que la continuité du service public ne puisse justifier une telle atteinte puisqu'au service public d'enseignement, est substitué un service d'accueil.
Dès lors, l'annulation de l'article 5 du texte soumis à l'examen du Conseil Constitutionnel est certaine.
II : LA LIBRE ADMINISTRATION DES COLLECTIVITES TERRITORIALES
Dans sa décision du 23 mai 1979 (CC. 79-104 du 23 mai 1979) le Conseil Constitutionnel reconnaît la valeur constitutionnelle du principe de libre administration des collectivités territoriales. Il reconnaît ainsi que ces collectivités s'administrent librement par des conseils élus et disposent d'un pouvoir réglementaire pour l'exercice de leurs compétences.
Corollaire de ce principe de libre administration, la loi constitutionnelle n°2003-276 du 28 mars 2003 relative à l'organisation décentralisée de la République a introduit à l'article 72-2 de la Constitution, le principe d'autonomie financière des collectivités territoriales, en vertu duquel toute création ou transfert de charge de l'Etat aux collectivités territoriales doit être compensée.
Cet article prévoit ainsi deux types de garanties financières pour les collectivités territoriales selon que l'on est en présence d'un transfert, d'une création ou d'une extension de compétence au profit de ces collectivités :
- « Tout transfert de compétences entre l'État et les collectivités territoriales s'accompagne de l'attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice »
- « Toute création ou extension de compétences ayant pour conséquence d'augmenter les dépenses des collectivités territoriales est accompagnée de ressources déterminées par la loi ».
L'article 9 de la présente loi pose le principe d'une compensation financière au profit des collectivités territoriales qui auront mis en place le service minimum d'accueil prévu à l'article 4.
Compensation financière par l'Etat d'une charge créée pour une collectivité territoriale - Article 9 du texte
Cet article précise que « l'Etat verse une compensation financière à chaque commune qui a mis en place le service d'accueil (…) au titre des dépenses exposées pour la rémunération des personnes chargées de cet accueil. »
« Cette compensation est fonction du nombre d'élèves accueillis. »
« Pour chaque journée de mise en oeuvre du service d'accueil par la commune, la compensation ne peut être inférieure à un montant égal à neuf fois le salaire minimum de croissance horaire par enseignant ayant participé au mouvement de grève »
« Le montant et les modalités de versement et de réévaluation régulière de la compensation sont fixés par décret. Ce décret fixe également le montant minimal de la compensation versée à toute commune ayant organisé le service d'accueil. »
« Le versement de cette compensation intervient au maximum 35 jours après notification par le maire, à l'autorité académique ou à son représentant, des éléments nécessaires à son calcul. »
Comme il est mentionné précédemment, l'article 72-2 de la Constitution prend bien soin de prévoir deux types de garanties pour les collectivités territoriales. D'un coté, il prévoit tout transfert de compétence entre l'Etat et les collectivités territoriales, qui doit se traduire par l'attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice, et de l'autre, il mentionne la création ou l'extension de compétence, ayant pour conséquence d'augmenter les dépenses des collectivités territoriales qui doit s'accompagner de ressources déterminées par la loi.
A partir du moment où l'obligation faite aux communes de mettre en place le service d'accueil n'existait pas avant le vote du texte soumis à l'examen du Conseil Constitutionnel, on peut conclure que les dépenses induites par cette mise en place constituent « une création ou une extension de compétence ».
Dès lors, aux termes de l'article 72-2 de la Constitution, cette création ou extension de compétence doit être accompagnée de ressources déterminées par la loi.
Or, le texte précise que le montant et les modalités de versement de cette compensation sont fixés par décret. Le texte soumis à l'examen du Conseil Constitutionnel renvoie ainsi au pouvoir réglementaire le soin de déterminer librement le montant que l'Etat attribuera aux communes.
Par conséquent doit être considérée inconstitutionnelle, la disposition qui renvoie au pouvoir réglementaire (décret), l'exécution, notamment financière, d'une compétence que l'article 72-2 de la Constitution attribue expressément à la loi.
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Nous vous prions d'agréer, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.