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Décision n° 2008-568 DC du 7 août 2008 - Saisine par 60 sénateurs

Loi portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail
Non conformité partielle

Monsieur le Président du Conseil constitutionnel, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail.
A l'appui de cette saisine, nous développons les griefs suivants.
***
1 - Sur la participation des salariés à la gestion de leur entreprise et sur le principe d'égalité
L'article 3 porte principalement sur les modalités d'organisation des élections professionnelles. Il définit notamment les conditions de participation des organisations syndicales légalement constituées au premier tour de ces élections conformément à l'article 8 de la position commune du 9 avril 2008 sur la représentativité, le développement du dialogue social et le financement du syndicalisme.
Au sein de cet article, les dispositions prévues du VI au VIII, résultant de l'adoption d'amendements adoptés par l'Assemblée nationale puis par le Sénat, viennent modifier les modalités de calcul des effectifs et les conditions de vote et d'éligibilité des salariés mis à disposition.
1-1 La combinaison de ces dispositions revient, contrairement à l'objectif affiché, à exclure du décompte des effectifs d'une entreprise des salariés qui pourtant sont intégrés de façon permanente et étroite à la communauté de travail que constitue cette entreprise.
Le VI, en modifiant l'article L 1111-2 du code du travail, intègre les salariés mis à disposition dans les effectifs de l'entreprise au sein de laquelle ils travaillent sous condition de présence dans les locaux de l'entreprise et de travail effectif depuis au moins un an au moment du décompte.
Les VII et VIII créent respectivement un article L 2314-18-1 et un article L 2324-17-1 au sein du code du travail. Ils confèrent à ces salariés la qualité d'électeur et d'éligible à condition d'une ancienneté dans l'entreprise respectivement de douze et vingt-quatre mois.
Actuellement, les salariés mis à disposition sont comptabilisés dans les entreprises au sein desquelles ils travaillent sans aucun critère d'ancienneté. Ils sont pris en compte au prorata de leur temps de présence au cours des douze mois précédents, comme les salariés titulaires d'un contrat de travail à durée déterminée, d'un contrat de travail intermittent ou temporaire.
Les dispositions du VI de l'article 3, sur le décompte des effectifs, concernent directement la notion de participation des salariés à la détermination des conditions de travail. Elles permettent en effet de déterminer les seuils au-delà desquels doivent être mis en place les différentes institutions représentatives du personnel. Elles sont liées aux dispositions prévues aux VII et VIII de l'article 3 sauf à dissocier de façon absolue le mode de décompte des effectifs et la qualité d'électeur et de salarié éligible.
1-2 La combinaison des dispositions des VI, VII et VIII de l'article 3 portent atteinte au 8ème alinéa du préambule de la Constitution selon lequel « Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises. »
L'effectif de l'entreprise constitue un enjeu fondamental dans le cadre des élections professionnelles.
Il détermine l'existence ou non du délégué du personnel, d'un comité d'entreprise, d'un comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, la représentation des délégués au sein du comité d'entreprise, le nombre d'heures de délégation accordées aux représentants du personnel, l'obligation annuelle de négociation sur les salaires, le caractère obligatoire ou non de la participation, l'obligation d'emplois de personnes handicapées, ....
La jurisprudence du Conseil constitutionnel a régulièrement considéré que le droit prévu au 8ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 « a pour bénéficiaires, sinon la totalité des travailleurs employés à un moment donné dans une entreprise, du moins tous ceux qui sont intégrés de façon étroite et permanente à la communauté de travail qu'elle constitue, même s'ils n'en sont pas les salariés », et que le législateur ne pouvait « sans méconnaître le 8ème alinéa du préambule de la Constitution de 1946, limiter le corps électoral aux seuls salariés qui lui sont liés par un contrat de travail. » (décision n°2006-545 DC du 28 décembre 2006 sur la loi pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié et portant diverses dispositions d'ordre économique et social).
Il ressort de cette jurisprudence que si le législateur doit satisfaire aux exigences constitutionnelles de sécurité juridique, d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, il doit le faire en conciliant ces exigences avec celles issues du 8ème alinéa du préambule de la Constitution de 1946.
Il peut donc fixer des critères clairs et objectifs pour définir l'électorat des délégués du personnel et des représentants au comité d'entreprise, restreindre éventuellement les situations de double vote, sans pour autant méconnaître le principe constitutionnel de participation au détriment de salariés qui, s'ils ne sont pas salariés d'une entreprise, sont néanmoins intégrés de façon étroite et permanente à la communauté de travail de cette entreprise.
Il ressort également de cette jurisprudence que la prise en compte des salariés dans le calcul des effectifs ainsi que la qualité d'électeur et d'éligible sont inséparables.
1-3 Tout d'abord, les dispositions critiquées ne permettent en aucune façon d'apporter une sécurité juridique aux entreprises concernées.
En cherchant à restreindre ou à éviter les situations de double vote ou encore à préciser la notion de communauté de travail, le législateur a souhaité revenir sur la jurisprudence constante de la Cour de cassation selon laquelle l'effectif pris en compte en vue d'élections professionnelles est constitué de tous les salariés qui participent aux activités nécessaires au fonctionnement de l'entreprise.
La Cour de cassation a ainsi imposé la prise en compte des salariés mis à disposition parce qu'ils participent aux activités nécessaires à ce fonctionnement, parce que cette participation n'est pas limitée au seul métier de l'entreprise ou à sa seule activité principale.
Cette prise en compte des salariés mis à disposition est effectuée au prorata de leur temps de présence dans l'entreprise au cours des douze derniers mois. Elle leur confère le droit de vote aux élections professionnelles à due proportion de ce temps de présence.
Elle est légitime car les salariés mis à disposition appartiennent à la même communauté de travail que les salariés liés à l'entreprise par un contrat de travail. Ils travaillent sur les mêmes lieux et dans les mêmes conditions.
La prise en compte des salariés mis à disposition dans les effectifs de l'entreprise au sein de laquelle ils travaillent permet que le nombre de délégués du personnel, de membres du comité d'entreprise corresponde au nombre de salariés à représenter.
La notion de communauté de travail, reprise dans la jurisprudence de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel, est suffisamment précise. La notion d'intégration étroite et permanente écarte en effet la prise en compte de salariés dont l'intervention est ponctuelle ou exceptionnelle. Un salarié mis à disposition depuis près d'un an est tout aussi intégré de façon étroite et permanente, si ce n'est plus, qu'un salarié permanent titulaire d'un contrat de travail à durée indéterminée dans la même entreprise depuis quelques mois, ou qu'un salarié titulaire d'un contrat de travail à durée déterminée présent dans la même entreprise sur quelques mois au cours de l'année écoulée.
Elle permet d'intégrer précisément dans les effectifs ceux des salariés employés à un moment donné dans une entreprise en droit de participer dans le cadre de cette entreprise à la détermination des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises. Elle correspond de ce point de vue parfaitement à la définition et à la mission du comité d'entreprise qui doit assurer une expression collective des salariés intégrés dans l'entreprise.
1-4 L'objectif de sécurité juridique pour les entreprises conduit manifestement à une remise en cause du principe constitutionnel de participation des salariés à la définition de leurs conditions de travail, en ce qu'elle permet d'abord de réduire l'effectif des entreprises concernées.
L'effectif d'une entreprise est déterminé en fonction d'un temps de présence des salariés en équivalent temps plein. De ce point de vue, le temps de présence est différent de l'ancienneté.
L'exigence d'une ancienneté d'un an pour les salariés mis à disposition, prévue par le VI de l'article 3, va conduire à traiter différemment les salariés mis à disposition. Ils devront d'abord satisfaire cette condition d'ancienneté pour être pris en compte à l'issue de cette année d'ancienneté au prorata de leur temps de présence. Ainsi, pour un salarié lié à l'entreprise par un contrat de travail, un jour de travail pourra être pris en compte dans le calcul des effectifs. En revanche, pour un salarié mis à disposition, trois cent soixante quatre jours ne compteront pas pour le calcul des effectifs.
De même, les salariés mis à disposition seront pris en compte à condition d'être présents physiquement dans les locaux de l'entreprise. Cette exigence revient à exclure des salariés mis à disposition sur la base de notions sans rapport avec l'activité économique de l'entreprise, qui permettent uniquement de limiter le décompte sans tenir compte de la nature de la mise à disposition. La condition de présence physique exclut les salariés mis à disposition travaillant dans un bâtiment distinct, les itinérants, les travailleurs à domicile.
Le droit d'option pour les salariés mis à disposition d'exercer leur droit de vote dans l'entreprise qui les emploie ou dans celle où ils travaillent, prévu dans le cadre des nouveaux articles L 2314-18-1 et L 2324-17-1 du code du travail, ne corrige pas ces différences de traitement. En effet, ce droit ne s'applique qu'aux salariés mis à disposition présents dans les locaux de l'entreprise utilisatrice et y travaillant depuis au moins un an. Les salariés mis à disposition pour une durée de onze mois par exemple ne seront pas pris en compte dans les effectifs de la communauté de travail à laquelle ils appartiennent.
Il est toujours loisible au législateur de réduire les situations dites de double vote mais pas au point de restreindre l'exercice d'un droit constitutionnellement garanti, en l'occurrence la participation des salariés à la gestion de leur entreprise.
Pourtant, les entreprises vont pouvoir procéder à des rotations régulières des salariés mis à disposition, notamment ceux issues d'entreprises de gardiennage, de nettoyage et de restauration, facilement remplaçables. Elles pourront également utiliser des bâtiments distincts de leur site habituel pour les salariés mis à disposition.
Les salariés concernés se trouveraient alors privés d'un droit constitutionnellement garanti, uniquement parce qu'ils seraient mis à disposition régulièrement pour des durées n'atteignant pas un an. Par voie de conséquence, la représentation des salariés de l'entreprise utilisatrice se trouverait affaiblie du fait des effets de seuil d'effectifs.
Il ne saurait y avoir au sein d'une même entreprise une représentativité des salariés à deux vitesses ou à géométrie variable, c'est pourtant manifestement ce à quoi aboutissent les dispositions prévues du VI au VIII de l'article 3.
Cette différence entre les salariés de l'entreprise et les salariés mis à disposition pose un problème très lourd quant à l'exercice du droit de choisir ses représentants et donc du droit constitutionnel de participer à la définition de ces conditions de travail.
Exiger une durée d'ancienneté différente pour un salarié mis à disposition pour participer aux élections professionnelles et pour être éligible par rapport aux autres salariés, revient à traiter différemment des salariés dans l'accès à un droit constitutionnellement garanti, alors que l'entreprise exige à juste titre le même investissement professionnel, que le travail effectué par les uns ou par les autres a sans aucun doute la même valeur, que les conditions de travail sont strictement identiques.
Au total, la combinaison des dispositions prévues au VI, VII et VIII de l'article 3 visent bel et bien à réduire l'effectif des entreprises en rendant plus difficile la prise en compte des salariés mis à disposition. Au nom d'une prétendue sécurité juridique pour les entreprises, le législateur a porté manifestement atteinte au principe constitutionnel de participation des salariés à la gestion de leur entreprise et par voie de conséquence au principe d'égalité.
2 - Sur le respect de l'article 34 de la Constitution et la protection de la santé
L'article 19 porte sur les conditions de détermination du contingent d'heures supplémentaires, sur les modalités de dépassement et les contreparties en repos. Il prévoit dans son I une nouvelle rédaction de l'article L 3121-11 du code du travail, qui renvoie à l'accord d'entreprise ou à défaut à l'accord de branche le soin de définir le contingent annuel d'heures supplémentaires. Cette nouvelle rédaction laisse également à l'accord d'entreprise, ou à défaut à l'accord de branche, le soin de fixer l'ensemble des conditions d'accomplissement des heures supplémentaires au-delà du contingent annuel d'heures supplémentaires ainsi que les modalités de prise d'une contrepartie obligatoire en repos pour toute heure effectuée au-delà du contingent.
Le II de l'article 19 supprime en conséquence l'ensemble des articles du code du travail relatif au repos compensateur obligatoire, à savoir les articles L 3121-26 à L 3121-32 du code du travail, remplacé par une contrepartie obligatoire en repos telle que prévue par la nouvelle rédaction de l'article L 3121-11 du code du travail.
2-1 L'article 34 de la Constitution réserve la détermination des principes fondamentaux du droit du travail à la compétence exclusive du législateur.
Il ressort en effet de l'article 34 de la Constitution qu'il appartient au législateur de déterminer les principes fondamentaux du droit du travail et du droit syndical dans le respect notamment du 8ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 selon lequel « Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises ».
Cette articulation permet au législateur, après avoir défini les droits et obligations touchant aux relations de travail et aux conditions de travail, de laisser les employeurs et les salariés, ou leurs organisations représentatives, le soin de préciser après une concertation appropriée, les modalités concrètes de mise en œuvre des normes qu'il édicte.
La loi peut donc renvoyer à la négociation collective la faculté de préciser les conditions de mise en œuvre des règles qu'elle a préalablement déterminées. Cette faculté s'exerce sous réserve que la délégation soit non seulement précise et limitée, et surtout qu'elle ne puisse contredire, ou plus exactement contrevenir, à des dispositions constitutives de l'ordre public social qui par essence est protecteur des salariés.
La jurisprudence du Conseil constitutionnel n'a jamais démenti cette hiérarchie des normes législatives et conventionnelles conformément à la dimension sociale de notre République consacrée par l'article 2 de la Constitution. Elle a été régulièrement rappelée et encore récemment dans le cadre de la décision n° 2004-494 DC du 29 avril 2004 sur la loi relative à la formation professionnelle et au dialogue social.
Autrement dit, le champ ouvert à la négociation collective doit être clairement déterminé et encadré par le législateur de telle sorte que les dispositions contenues dans les conventions collectives ne viennent pas remettre en cause des dispositions relevant de l'ordre public social. A défaut, des exigences constitutionnelles échappant aux rapports conventionnels seraient privées de garanties légales.
2-2 En particulier, le droit à la protection de la santé, à la sécurité matérielle, aux repos et aux loisirs tel qu'il résulte du 11ème alinéa du préambule de la Constitution de 1946 ne peut être laissé à la libre détermination des partenaires sociaux au niveau de la branche comme a fortiori au niveau de l'entreprise.
L'article 19 ouvre un espace de négociation au niveau de l'entreprise, là où le lien de subordination joue le plus, là où le rapport de forces est concrètement le plus défavorable au salarié. Cet espace ne bénéficie d'aucune garantie pour le maintien de l'ordre public social en matière de santé et de sécurité au travail.
Il est loisible à tout moment au législateur, statuant dans le domaine qui lui est réservé par l'Article 34 de la Constitution, d'adopter des modalités nouvelles dont il lui appartient d'apprécier l'opportunité. Cependant, conformément à la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, l'exercice de ce pouvoir ne peut avoir comme conséquence de priver de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel.
Ainsi, le législateur ne peut se soustraire au respect des termes du 11ème alinéa du préambule de la Constitution de 1946 selon lesquels « La Nation garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. »
La suppression du repos compensateur obligatoire constitue de ce point de vue une remise en cause fondamentale de l'ordre public social qui vient contredire directement la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel.
Le droit à la protection de la santé ne peut pas être considéré comme satisfait à partir du moment où la suppression du repos compensateur obligatoire s'accompagne d'un renvoi à la négociation collective d'entreprise, ou à défaut de branche, d'une simple contrepartie en repos.
Pourtant, les dispositions de l'article 19 reviennent, bel et bien, à remplacer un repos obligatoire accordé à tout salarié dans les mêmes conditions à partir du moment où il effectue des heures supplémentaires au-delà du contingent annuel d'heures supplémentaires par une éventuelle contrepartie en repos fixée au niveau de l'entreprise par rapport à un contingent fixé lui-même par simple convention d'entreprise ou de branche.
L'atomisation des règles du droit du travail qui en résulte tourne le dos à la conception sociale de notre République. La fragmentation des règles protectrices du droit du travail tourne le dos à l'ordre public social.
La négociation collective au niveau de l'entreprise, ou au niveau de la branche, est destinée, compte tenu de la combinaison des dispositions de l'article 19, à produire ses effets sans qu'aucune garantie légale ne soit apportée aux exigences constitutionnelles de protection de la santé. La négociation collective porte sur des dispositions qui vont bien au-delà des horaires de travail et des salaires. Elle porte directement sur les conditions de sécurité et sur la protection de la santé des salariés.
Au total, l'incompétence négative qui résulte du non respect de l'article 34 de la Constitution en matière de détermination des principes fondamentaux du droit du travail, contrevient délibérément à une disposition essentielle constitutive de l'ordre public social et par conséquent au non respect d'un principe constitutionnellement garanti.