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Décision n° 2008-567 DC du 24 juillet 2008 - Saisine par 60 sénateurs

Loi relative aux contrats de partenariat
Non conformité partielle

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil Constitutionnel,
2 rue Montpensier
75001 Paris.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil Constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer, en application du second alinéa de l'article 61 de la Constitution, l'ensemble de la loi relative aux contrats de partenariat.
A l'appui de cette saisine, nous développons les griefs et moyens suivants à l'encontre, en particulier, des articles 2 et 19.
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I. Le texte qui vous est déféré présente l'originalité d'étendre un dispositif que vous avez initialement considéré comme dérogatoire au droit commun de la commande publique.
La question qui vous est donc posée aujourd'hui est, en définitive, assez simple en ce qu'elle est de savoir si le contrat de partenariat dit public-privé peut devenir le mode normal de passation des contrats par les collectivités publiques, au niveau national comme au niveau local.
En effet, les articles 2 et 19 de la loi étendent le champ d'application des contrats de partenariat définis par l'ordonnance n°2004-559 du 17 juin 2004, extension que les travaux parlementaires confirment sans aucune ambiguïté.
Cette extension se décompose en deux temps :
-- d'une part, le principe de l'ordonnance du 17 juin 2004 est inversé en ce qu'il est désormais prévu de faire précéder le choix du mode contractuel par la personne publique d'une évaluation préalable (I. du nouvel article 2 de l'ordonnance) justifiant au regard de la nature du projet envisagé (II du même article) : soit une complexité particulière, soit un caractère d'urgence, soit enfin, un bilan coûts - avantages plus favorable que ne le serait le recours aux autres contrats de la commande publique pour un même projet ;
-- d'autre part, et par détermination de la loi sont réputés présenter le caractère d'urgence justifiant le recours à un tel contrat de partenariat, une liste de différents projets couvrant, dans l'article 2 de la loi, sept domaines forts larges, et, dans l'article 19 de la loi, trois domaines tout aussi étendus. Le législateur a seulement prévu deux réserves : d'abord temporelle puisque cette liste n'est valable que jusqu'au 31 décembre 2012, et ensuite, matérielle en ce que l'évaluation préalable prévue au I des articles 2 et 19 sera réputée positive si elle n'est « pas défavorable ».
On voit bien que, malgré d'apparentes habiletés, le texte déféré transforme en contrat de même rang que tout autre contrat de la commande publique un procédé initialement admis à titre dérogatoire et constitutionnellement encadré.
Ce nouveau dispositif méconnaît à l'évidence « les exigences constitutionnelles inhérentes à l'égalité devant la commande publique, à la protection des propriétés publiques et au bon usage des deniers publics », pour reprendre les termes de votre décision n°2003-473 DC du 26 juin 2003, considérant 18.
II. Vous avez jugé que les ordonnances prévoyant l'instauration d'un contrat de partenariat « devront réserver de semblables dérogations à des situations répondant à des motifs d'intérêt général tels que l'urgence qui s'attache, en raison de circonstances particulières ou locales, à rattraper un retard préjudiciable, ou bien la nécessité de tenir compte des caractéristiques techniques, fonctionnelles ou économiques d'un équipement ou d'un service déterminé » (Décision n°2003-473 DC du 26 juin 2003, considérant 18).
Cette réserve d'interprétation se comprend d'autant mieux que la loi d'habilitation ainsi précisée s'inscrivait dans un mouvement législatif initié en 2002. Ainsi, par deux lois du mois d'août 2002 (loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure et loi d'orientation et de programmation pour la justice), le législateur avait déjà prévu des règles dérogatoires à la commande publique pour faire face à des besoins urgents en termes d'équipements publics. Vous aviez certes jugé que ces dérogations aux règles usuelles relatives à la commande publique, lorsqu'elles garantissent le respect de principes constitutionnels sont admissibles dans la mesure où elles se trouvent justifiées par d'autres exigences constitutionnelles (continuité des services publics, nécessité d'agir avec célérité en vue d'assurer la protection de la santé ou de l'ordre public,…) ou par des considérations d'intérêt général (Décisions n° 2002-460 et n°2002-461 des 22 août et 29 août 2002).
Dans votre décision du 26 juin 2003, vous avez pris soin d'encadrer strictement le recours à des procédés contractuels dérogatoires au droit commun dès lors que malgré les précautions prises par le législateur habilitant le gouvernement à créer un nouveau contrat de partenariat par voie d'ordonnance, un certain flou demeurait. Autrement dit, à vous suivre il n'est possible d'infléchir les règles garantissant l'égalité devant la commande publique, la protection des propriétés publiques et le bon usage des deniers publics que pour des motifs tenant à un intérêt général liés à l'urgence ou liés à la nécessité de tenir compte de certaines caractéristiques particulières d'un projet (voir, à cet égard, les commentaires publiés dans les Cahiers du Conseil Constitutionnel, n°15).
Le recours à de tels contrats de partenariats doit donc être exceptionnel et ne peut devenir le régime commun de la commande publique ni même être mis en concurrence avec les autres contrats tels les marchés publics ou les délégations de service public hors des cas strictement définis par la loi et non pas au terme d'un exercice de casuistique hasardeux.
Il doit, en conséquence, être justifié par un motif d'intérêt général, objectif et rationnel.
C'est ce que le Conseil d'Etat a confirmé dans un arrêt du 29 octobre 2004 visant et citant la réserve de votre décision du 23 juin 2003.
Saisi d'un recours, formé par plus de soixante parlementaires et différents autres requérants, à l'encontre de l'ordonnance créant le contrat de partenariat, le Conseil d'Etat a jugé « qu'il résulte des termes mêmes de cette décision que, sous réserve qu'elle résulte objectivement, dans un secteur ou une zone géographique déterminés, de la nécessité de rattraper un retard particulièrement grave affectant la réalisation d'équipements collectifs, l'urgence qui s'attache à la réalisation du projet envisagé est au nombre des motifs d'intérêt général pouvant justifier la passation d'un contrat de partenariat ; qu'il en va de même de la complexité du projet, lorsqu'elle est telle que « la personne publique n'est pas objectivement en mesure de définir seule et à l'avance les moyens techniques pouvant répondre à ses besoins ou d'établir le montage financier ou juridique » de ce projet » (Conseil d'Etat 29 octobre 2004, Sueur et autres, considérant 10).
Vous avez confirmé cette position dans votre décision du 2 décembre 2004 (n°2004-506 DC du 2 décembre 2004) rendue à propos de la loi portant ratification de cette ordonnance du 17 juin 2004.
Il résulte de ce dialogue des juges que seul un motif d'intérêt général justifie de recourir à un tel procédé contractuel, soit donc sur la base de critères objectifs et rationnels préalablement définis au regard de la nature du projet.
Mais en l'espèce, les articles 2 et 19 bouleversent l'économie générale du régime des contrats de partenariat telle que résultant de vos décisions et de l'arrêt du Conseil d'Etat.
III. En l'occurrence, il apparaît que le
3 ° du II de l'article 2 de l'ordonnance comme le
3 ° du II de l'article 1414-2 du code général des collectivités territoriales résultant respectivement des articles 2 et 19 de la loi critiquée, introduisent une option qui ne recouvre aucun motif d'intérêt général objectif et rationnel au sens de votre jurisprudence.
On doit s'interroger, en premier lieu, sur la notion d'insuffisances et difficultés observées dans la réalisation de projets comparables.
En quoi, ce critère répond-il à un motif d'intérêt général ?
La bonne gestion des deniers publics et la bonne marche des services publics ont, certes, tout à gagner à l'observation et aux évaluations comparatives, y compris avec les autres pays et collectivités locales. Pour autant, cet exercice ne saurait conduire à transformer l'intérêt général en une sorte de résultat de la casuistique théorisée au fil de l'eau.
En réalité et en second lieu, derrière cette formulation nouvelle se cache la véritable innovation du dispositif querellé qui consiste en l'introduction du bilan coûts-avantages comme critère de choix du contrat de partenariat en lieu et place du marché public ou de la délégation de service public.
Autrement dit, contrairement à ce que vous avez jugé et à ce que le Conseil d'Etat a confirmé, le contrat de partenariat vient sur le même plan que les autres formes de contrat de la commande publique et pourra, en quasiment toute circonstance dès lors que sera concerné un projet d'une certaine ampleur, être retenu hors la présence de tout motif d'intérêt général objectivement et rationnellement défini.
C'est bien un simple choix d'opportunité qu'introduit l'article attaqué.
Car le bilan coûts-avantages entre le contrat de partenariat et les autres contrats de droit public disponibles pour les personnes publiques aux fins de réalisation d'opération de financement, construction, transformation, entretien, maintenance, exploitation ou gestion d'ouvrages, d'équipements ou de biens immatériels nécessaires au service public, sera l'appréciation, à n'en pas douter, de la plus ou moins grande souplesse de tel ou tel mode de contractualisation. Pour le dire autrement, ce bilan sera aussi le reflet d'un rapport de force entre les grands groupes concernés et les collectivités publiques. La pression qu'exerceront ces entreprises pour justifier qu'elles investissent dans des projets conséquents conduira nécessairement à ce que ledit bilan soit orienté en fonction de critères non exclusivement tirés de l'intérêt général mais des éléments d'une plus vaste négociation. Il suffit de voir comment certains groupes refusent de se voir appliquer les règles des sûretés hypothécaires lorsqu'une collectivité territoriale veut garantir une opération longue et coûteuse, au point que les Chambres régionales des comptes s'en sont émues.
Il doit être, en outre, observé qu'au moment où l'évaluation préalable est censée être faite, la personne chargée de cette évaluation ne dispose que de peu d'éléments probants. Elle ne connaît pas, par définition, les candidats à l'éventuel contrat de partenariat, ni les offres qu'ils feront. Elle ne connaît pas davantage, pour ces mêmes raisons, les candidatures ou les offres qui seraient présentées dans le cadre d'une éventuelle délégation de service public ou d'éventuels marchés publics classiques. Elle ne connaît pas davantage nombre de variables qui auront d'inévitables conséquences financières : prix de l'énergie, coût de la construction, taux d'intérêts, etc. Dans ces conditions, il sera le plus souvent hasardeux de considérer qu'au terme de 10, 20, 30 ou 40 années - durée des contrats de partenariat -, le bilan sera, ou serait, plus avantageux en faisant appel à un contrat de partenariat plutôt qu'à une délégation de service public ou à un marché classique.
Ajoutons que lorsque le rapport de la Cour des Comptes pour 2008 pointe les désavantages à moyen et long termes des contrats de partenariats, on doit d'ailleurs s'interroger sur cette troisième voie introduite par la loi au-delà du critère de l'intérêt général. Sans doute la Cour des Comptes a-t-elle à l'esprit les dérives et échecs graves, y compris pour les deniers publics et pour la continuité et qualité du service public, qu'ont connu ces types de contrat dans d'autres Etats qui en avaient fait un mode quasi-normal de gestion publique.
IV. En outre, cette troisième voie rendra difficile sinon impossible le droit au recours constitutionnellement garanti par l'article 16 de la Déclaration de 1789.
On rappellera, à cet égard, que le Conseil d'Etat a jugé que la légalité de la décision de lancer la procédure de passation d'un contrat de partenariat est soumise au contrôle du juge qui pourra notamment être saisi au stade précontractuel, sur le fondement de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, à ce que le projet envisagé corresponde effectivement à l'une des situations visées au a) de l'article 2 de l'ordonnance (urgence ou complexité) (CE 29 octobre 2004, considérant 8).
Or, en l'occurrence, force est d'admettre qu'il est quasiment impossible au stade du référé précontractuel d'apprécier le bilan coûts-avantages introduit par la loi comme nouveau critère de recours au contrat de partenariat.
Certes le juge pourra toujours exercer son office dans le cadre d'une procédure d'urgence pour apprécier la présence d'un motif d'intérêt général suffisant ou non : urgence ou complexité.
En revanche, il est plus qu'improbable que le juge des référés puisse s'immiscer dans l'évaluation délicate, et forcément mêlée de considérations d'opportunité, d'un bilan coûts et avantages. Sauf à ce que le juge de l'urgence exerce un contrôle qui relève normalement d'un contrôle normal et non pas limité à une erreur manifeste d'appréciation. Par définition, le bilan coût et avantage conduit le juge à opérer un contrôle étendu étranger à l'office de l'urgence, tant en terme de délais que de moyens d'instruction.
En introduisant une troisième situation propre à ouvrir le recours au contrat de partenariat, le législateur s'est donc radicalement écarté des limites mises par votre jurisprudence croisée avec celle du Conseil d'Etat et qui tient à l'existence d'un motif d'intérêt général objectivement et rationnellement justifiable.
V. Quant à la liste des domaines pour lesquels la loi considère que l'urgence est déclarée par principe jusqu'au 31 décembre 2012, les auteurs de la saisine s'en remettent à votre sagacité pour considérer que l'allongement tout azimut des exceptions au droit de la commande publique vide de sa substance votre réserve d'interprétation inscrite dans votre décision du 23 juin 2003.
L'on est tenté d'écrire : que de chemin parcouru depuis les exceptions admises par vos décisions des 22 et 29 août 2002 ! L'extension du champ du contrat de partenariat semble désormais sans bornes. De procédure exceptionnelle, elle est devenue une procédure parmi d'autres.
Les domaines visés sont de tous ordres et l'on voit bien que dans quatre ans d'ici, c'est le contrat de partenariat qui sera devenu la norme du contrat de commande publique pour tout projet d'une certaine importance.
En un mot, puisque vous avez considéré que l'urgence est l'un des critères susceptibles de justifier le recours à un contrat de partenariat, le texte adopté tente de répondre à l'exigence posée en considérant, de manière purement déclarative et formelle, qu'un grand nombre de domaines sont « urgents » jusqu'en 2012. Il y a là un véritable détournement de la lettre et de l'esprit de votre décision.
A cet égard, il convient, en outre, de s'interroger sur le renversement de la charge de la preuve du bien fondé du recours à ce contrat spécial dès lors que l'évaluation préalable devra n'être simplement pas « défavorable ».
Au regard d'une procédure dérogatoire aux principes de la commande publique, une telle notion pour le moins baroque ne peut être admise sauf à contourner définitivement les garanties que vous aviez installées afin de protéger les exigences constitutionnelles.
A cet instant, il faut rappeler que la généralisation de ce type de contrat aboutira à bouleverser les équilibres de plusieurs secteurs économiques au détriment des architectes, entreprises de second œuvre, PME et artisans du bâtiment et autres acteurs qui ne pourront accéder à ces contrats que par le biais de la sous-traitance soit donc au travers d'une pression économique résultant nécessairement d'une concentration du pouvoir économique entre quelques grands groupes.
De tous ces chefs, l'invalidation des articles 2 et 19 de la loi s'impose.
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Monsieur le Président du Conseil Constitutionnel, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil Constitutionnel, nous vous prions de croire en l'expression de notre haute considération.