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Décision n° 2007-556 DC du 16 août 2007 - Saisine par 60 sénateurs

Loi sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs
Conformité

Monsieur le Président
Mesdames et Messieurs les Membres du Conseil constitutionnel
2, rue Montpensier 75001 Paris
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil Constitutionnel la loi sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs telle qu'elle a été définitivement adoptée par le Parlement.
Nous vous prions de croire, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Conseillers, à l'assurance de nos sentiments les meilleurs.
Monsieur le président du Conseil constitutionnel, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs.
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Pour mesurer la portée exacte des inconstitutionnalités commises dans cette loi, on rendra compte au préalable de votre jurisprudence sur le droit constitutionnel de grève, en particulier dans les services publics.
Aux termes du septième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, confirmé par celui de la Constitution du 4 octobre 1958, « le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ». De cette disposition, vous avez dégagé divers enseignements.
a) Tout d'abord, comme vous l'avez indiqué dans votre jurisprudence fondatrice du 25 juillet 1979 (79-105 DC), en édictant cette disposition, les constituants ont entendu marquer que le droit de grève était un principe de valeur constitutionnelle.
Ainsi, même si le droit de grève - notamment dans les services publics - n'a pas toujours « bonne presse », même s'il a pu, parfois, être exercé de façon abusive, il n'est pas aujourd'hui inutile de rappeler cette évidence : le droit de grève est un droit constitutionnel, inhérent à un Etat de droit démocratique (ce n'est pas un hasard s'il est toujours et instantanément remis en cause dans les Etats autoritaires), fruit d'une longue évolution (la grève était antérieurement une infraction pénale puis un acte illicite), désormais confirmé par de nombreux textes supranationaux (notamment l'article 28 de la Charte européenne des droits fondamentaux appelé bientôt à acquérir pleine valeur normative) et que la loi ne peut donc remettre en cause. D'ailleurs, c'est un des rares droits de la deuxième génération des droits fondamentaux qui est aussi bien protégé que ceux de la première (liberté, égalité, ... ).
b) Ensuite, même si la grève, pour être licite, doit procéder d'une action « concertée » de ses auteurs dans le cadre d'un conflit « collectif » du travail, l'exercice du droit de grève constitue, pour chaque personne concernée, un droit individuel, un droit personnel. Au demeurant, lorsque l'unité de travail en conflit avec l'employeur ne compte qu'un seul salarié, les jurisprudences sociale et administrative admettent que ce salarié peut légalement faire grève tout seul (Cass. soc. 13 novembre 1996, Bull. civ. V, n° 379 ; CAA Marseille, 18 juin 1998, Mlle Thomas, AJDA 1998, p. 890). Ce droit n'est donc pas une prérogative, un droit des organisations syndicales et, comme l'indique la Cour de cassation, « le droit de grève constitue un droit personnel que chacun peut exercer sans être lié par la loi de la majorité » (Cass. Soc. 6 novembre 1985 ; Cass. soc. 19 juin 1987). C'est d'ailleurs pourquoi la loi ici contestée prend bien soin de préciser, qu'en cas de consultation au sein de l'entreprise au-delà de huit jours de grève, « son résultat n'affecte pas l'exercice du droit de grève ».
c) Par ailleurs, contrairement à ce qui est parfois affirmé en doctrine, si le 7ème alinéa du Préambule de 1946 signifie que la réglementation législative du droit de grève est possible, cette disposition constitutionnelle n'implique pas que cette réglementation soit nécessaire pour que le droit de grève puisse être effectivement exercé.
d) Toutefois, toujours selon cette jurisprudence, (reprenant celle du Conseil d'Etat dans l'arrêt « Dehaene », CE 7 juillet 1950), en édictant que le droit de grève s'exerçait dans le cadre des lois qui le réglementent, vous estimez que les constituants ont entendu marquer que ce droit avait des limites et ont ainsi habilité le législateur à tracer celles-ci en opérant la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels, dont la grève est un moyen, et la sauvegarde de l'intérêt général auquel la grève peut être de nature à porter atteinte.
De ce point de vue, dès lors que la grève concerne un service public, vous jugez que la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour effet de faire obstacle au pouvoir du législateur d'apporter à ce droit les limitations nécessaires en vue d'assurer la continuité du service public qui, tout comme le droit de grève, a le caractère d'un principe de valeur constitutionnelle.
Ces limitations peuvent même aller jusqu'à l'interdiction du droit de grève aux agents dont la présence est indispensable pour assurer le fonctionnement des éléments du service dont l'interruption porterait atteinte aux besoins essentiels du pays.
Mais, hormis ce dernier cas de figure, votre jurisprudence sur le droit de grève dans les services publics ne permet pas constitutionnellement au législateur d'autoriser les responsables des entreprises à instituer un service public normal ou quasi-normal en cas de grève. En d'autres termes, pour reprendre partiellement les conclusions du rapport « Mandelkern », dès lors que la continuité du service est érigée en principe à valeur constitutionnelle, sa conciliation avec le droit de grève doit tendre à un équilibre qui ne saurait s'établir aux dépens de l'un des deux principes : il ne doit en résulter ni atteinte excessive à la continuité par un exercice sans limite du droit de grève, ni une réglementation susceptible d'aboutir, au nom de la continuité, à porter au droit de grève une restriction telle que son exercice deviendrait impossible.
Dit encore autrement, et au risque une fois encore d'énoncer une évidence - que d'aucuns aimeraient certes voir remise en cause -, l'exercice du droit de grève dans les transports ne saurait se concevoir sans qu'aucune gêne ne soit causée aux usagers. Dès lors, sauf pour les salariés affectés à la satisfaction des besoins essentiels du pays (parmi lesquels ne figure pas, nous semble-t-il, le droit de chacun d'être transporté collectivement en toutes circonstances) ou à la sécurité des biens et des personnes transportés (personnels affectés à la régulation du trafic, par exemple), une réglementation sur la grève dans les services publics ne peut avoir pour objet ou pour effet, sans être contraire à la Constitution, d'instituer un service normal en cas de grève des personnels (sauf, naturellement, si le faible nombre de grévistes permet factuellement d'atteindre cet état).
De fait, tant votre jurisprudence (v. 79-105 DC du 25 juillet 1979) que celle du Conseil d'Etat s'opposent radicalement à la mise en place d'obligations de ce type : si l'institution d'un service minimum est possible, il n'est pas licite de rendre obligatoire la satisfaction inconditionnelle d'un niveau de service normal ni même d'aménager le service minimum d'une manière qui, en pratique, aboutisse à rendre virtuel l'exercice du droit de grève (v. à cet égard, a contrario, CE 30 novembre 1998, Rosenblatt, Rec. tab. p. 987 et, surtout, CE 9 décembre 2003, Mme Aguillon, Rec. p. 497 ; RFDA 2004, p. 306, Concl. J-H Stahl).
e) Enfin, s'agissant des autorités compétentes pour réglementer, en aval de l'intervention du législateur, l'exercice du droit de grève, si la loi ne peut, de façon inconditionnée, déléguer au profit du gouvernement, de l'administration ou des exploitants le soin de réglementer l'exercice de ce droit, sauf à commettre une incompétence négative (80-117 DC), la loi, d'une part, peut prévoir qu'un décret en Conseil d'Etat détermine les modalités d'application des règles qu'elle pose (79-105 DC) et, d'autre part, peut laisser aux partenaires sociaux le soin de préciser, après une concertation appropriée, les modalités concrètes de mise en oeuvre des normes qu'elle édicte (89-257 DC ; 2004-294 DC ; 2004-507 DC).
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En se référant à ces règles et principes, il est alors possible de démontrer que la loi ici contestée dépasse les bornes que vous avez posées et, loin d'opérer une conciliation équilibrée entre principes contraires, viole de nombreuses dispositions constitutionnelles.
a) La loi porte tout d'abord atteinte à la liberté individuelle de faire grève.
Comme on l'a écrit plus haut, le droit de grève est un droit constitutionnel individuel, un droit personnel que chaque salarié doit pouvoir exercer librement sans être lié par la loi de la majorité ou une autorisation préalable émanant de l'employeur ou d'un tiers, un syndicat par exemple. Or, au cas présent, la loi contestée porte atteinte à ce droit constitutionnel de deux façons.
1 - Tout d'abord, en confirmant et en aggravant l'intervention obligatoire et préalable des syndicats représentatifs sur le déclenchement de la grève dans les services publics de transports terrestres, la loi prive les salariés non syndiqués de leur droit constitutionnel de déclencher une grève. Comme on le sait, et ce depuis 1963, la grève dans les services publics ne peut être légalement déclenchée que si un préavis a été déposé au préalable (article L. 521-3 du code du travail). Le principe de cette obligation est sain et, en l'état du droit positif, ses modalités de mise en oeuvre ne soulèvent pas de problème de constitutionnalité. En revanche, on sait aussi que ce préavis n'est licite que s'il « émane de l'organisation ou d'une des organisations syndicales les plus représentatives sur le plan national, dans la catégorie professionnelle ou dans l'entreprise, l'organisme ou le service intéressé » (alinéa 2 de l'article L. 521-3 du code du travail). Or, au cas présent, non seulement la loi contestée confirme ce monopole syndical lorsqu'elle interdit les « préavis glissants » (article 3) mais elle l'aggrave lorsqu'à l'article 2 elle décide qu'un préavis de grève ne peut être déposé qu'après qu'une négociation préalable dans l'entreprise entre l'employeur et « les organisations syndicales représentatives » a eu lieu dans les conditions prévues, selon les hypothèses, par un accord cadre, un accord de branche ou un décret en Conseil d'Etat.
En conséquence, avec ce système de la négociation préalable obligatoire et du préavis entre les mains des seuls « syndicats représentatifs », ne peuvent et ne pourront légalement jamais déclencher une grève dans les entreprises de service public de transports terrestres :
- les personnels non syndiqués (ou même syndiqués d'ailleurs, si la direction de leur syndicat représentatif ne trouve pas la grève « opportune »), même s'ils sont très majoritairement en faveur du déclenchement d'une grève
- les personnels syndiqués dans des organisations jugées non représentatives
- tous les personnels des entreprises de transport où n'existent pas de syndicats.
D'ailleurs, à propos de la négociation collective des conditions de travail, si vous avez décidé que le législateur pouvait la confier aux seules organisations syndicales (89-257 DC), vous avez également bien pris soin de préciser plus tard que les dispositions du sixième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 « n'attribuaient pas pour autant à celles-ci un monopole de la représentation des salariés en matière de négociation collective. » (96-383 DC). Or, ce qui est vrai pour un droit collectif l'est a fortiori pour l'exercice d'un droit individuel.
Dès lors, en privant ainsi, avec ce préalable syndical, la quasi-totalité des personnels des entreprises concernées du droit individuel de déclencher une grève au travers du dépôt d'un préavis licite (il va de soi que l'essence du droit de grève est celui de la déclencher et non pas de la suivre une fois celle-ci « autorisée » par un autre) et en exposant ces personnels, au cas où ils décideraient néanmoins d'exercer leur droit constitutionnel, à une sanction disciplinaire et/ou à l'engagement de leur responsabilité civile, les articles 2 et 3 de la loi ne sont pas conformes à la Constitution, le souci légitime de simplicité présidant à l'actuel système, renforcé par la loi nouvelle, ne pouvant justifier un tel privilège en faveur des syndicats représentatifs au détriment des droits constitutionnels individuels des salariés (en revanche, le biais soit d'un pourcentage minimum de salariés nécessaire pour déposer un préavis de grève soit des « délégués » des travailleurs, évoqués à l'alinéa 8 du Préambule de 1946, eut sans doute été plus pertinent et conforme à la Constitution).
2 - Ensuite, la loi contestée porte atteinte à la liberté individuelle de faire grève lorsque, à l'article 5-II, elle oblige les salariés de l'entreprise de transport à informer, au plus tard quarante huit heures avant le début de la grève, le responsable de celle-ci de son intention de participer à la grève.
En effet, malgré, une fois encore, le souci recherché, a priori louable, de permettre à l'employeur d'organiser suffisamment à l'avance le « niveau minimal de service » et l'information des usagers en cas de grève, et malgré les précautions prises par la loi (confidentialité des déclarations, sanctions pénales), l'obligation de se déclarer gréviste quarante huit heures avant le début de la grève, assortie au surplus d'une sanction disciplinaire (dont la nature n'est au demeurant pas précisée) en cas de manquement à cette obligation, va nécessairement avoir, sinon pour objet, du moins pour effet, en particulier dans les petites entreprises de transport collectif de personnes, d'obérer l'exercice effectif du droit de grève pour les personnes concernées en raison des pressions que ne manquera pas d'exercer sur ces derniers l'employeur pendant le délai de quarante huit heures pour qu'elles renoncent à leur « intention » de faire grève.
De fait, l'expérience montre qu'il ne s'agit pas là d'un procès d'intention fait aux employeurs, surtout si ceux-ci sont demain tenus au paiement de pénalités contractuelles très lourdes en faveur de l'autorité organisatrice de transport en cas de grève ; en d'autres termes, les employeurs, titulaires d'une convention de délégation de service public obtenue après une âpre concurrence, notamment financière, auront alors beau jeu d'indiquer à leurs salariés, dans ce délai somme toute assez long de quarante huit heures, qu'une grève de leur part sera mécaniquement de nature à fragiliser la pérennité de l'entreprise. N'y a-t-il pas là un mécanisme de nature à remettre en cause l'exercice effectif du droit individuel de grève dans les services publics ? On peut le penser et estimer l'article 5-II de la loi contraire à la Constitution.
b) La loi est ensuite contraire à la Constitution en ce qu'elle permet aux autorités organisatrices de transport de porter une atteinte disproportionnée au droit de grève des salariés des entreprises de transport afin de satisfaire une multitude de droits, de principes ou d'objectifs n'ayant au demeurant pas tous valeur constitutionnelle.
Comme on l'a écrit ci-dessus, votre jurisprudence autorise le législateur à limiter (voire interdire) le droit constitutionnel de grève dès l'instant où il s'agit de le concilier avec d'autres principes de valeur constitutionnelle, comme le principe de continuité du service public (79-105 DC), la protection de la santé et de la sécurité des personnes (80-117 DC) ou le principe d'égalité (82-144 DC).
Mais, comme il a été également indiqué, cet exercice (délicat) de conciliation entre le droit de grève et notamment les droits des usagers doit se concevoir dans un souci constant d'équilibre, de compensation, de concessions où l'intérêt de certains ne peut jamais prévaloir sur celui d'autrui. En d'autres termes, parce qu'une grève dans les services publics est toujours a priori gênante pour les usagers car elle suppose une « cessation concertée du travail » et non pas une « exécution partielle du travail ou du service » (87-230 DC), une loi tendant à assurer la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs ne peut pas, en cas de grève, organiser le service pour que les usagers ne subissent aucune gêne.
Or, au cas présent, l'article 4-1 de la loi contestée, reprenant les « principes constitutionnels » autoproclamés de l'article premier, indique que l'autorité organisatrice de transport, pour assurer les dessertes prioritaires nécessaires aux déplacements quotidiens de la population en cas de grève, doit déterminer un niveau minimal de service permettant d'éviter que soit porté une atteinte disproportionnée à la liberté d'aller et venir, à la liberté d'accès aux services publics (notamment sanitaires, sociaux et d'enseignement), à la liberté du travail, à la liberté du commerce et de l'industrie et à l'organisation des transports scolaires. Il correspond à la couverture des besoins essentiels de la population. Il doit également garantir l'accès au service public de l'enseignement les jours d'examens nationaux et il doit prendre en compte les besoins particuliers des personnes à mobilité réduite.
Certes, loin de nous l'idée de contester que chacun de ces besoins est louable et essentiel à la population. Mais accepter que le droit constitutionnel de grève soit obligatoirement limité par l'AOT pour assurer la satisfaction minimale de chacun de ces besoins nous paraît non conforme à la Constitution et ce, pour deux raisons.
Tout d'abord, le droit de grève ne peut être limité ou interdit que s'il entre en contradiction avec un autre principe de valeur constitutionnelle. Or, force est de constater que la plupart des besoins de la population dont la loi impose la satisfaction minimale n'ont pas, malgré l'affirmation du législateur, valeur constitutionnelle. En d'autres termes, lorsque la grève dans les transports porte atteinte temporairement au fonctionnement du service public de l'enseignement, il y a peut-être atteinte à un « besoin essentiel de la population » mais, en aucun cas, atteinte à un « besoin essentiel du pays » pour reprendre le concept de votre décision 79-105 DC. En conséquence, en exigeant que les AOT opèrent une conciliation entre le droit de grève et des « droits » non constitutionnels, l'article 4-1 de la loi permet aux AOT de violer la Constitution et doit donc être déclaré non conforme à cette dernière.
Dit autrement, il est surprenant de constater que les dispositions du texte voté ouvrent la possibilité pour les collectivités locales de restreindre le droit de grève au motif de préserver les besoins essentiels de la population que le législateur laisse aux collectivités le soin de définir.
Le parallèle sémantique opéré entre les besoins essentiels du pays et les besoins essentiels de la population est de nature à justifier a priori tous les abus. Il nous semble à l'inverse qu'au nombre des droits fondamentaux ne figure pas le droit de chacun d'être « transporté collectivement en toutes circonstances ». Il est enfin raisonnable de penser que la liberté d'aller et venir est assurée aujourd'hui dans notre pays par l'usage privatif de la voiture, dont plus de 95 % des ménages français sont pourvus.
Ensuite, en juxtaposant un nombre très important de besoins de la population à satisfaire obligatoirement a minima en cas de grève, l'article 41 de la loi laisse accroire l'idée que l'étendue du droit de grève peut être réduite à hauteur du nombre de ces besoins (par exemple, pour satisfaire cinq besoins, l'AOT pourrait réduire le droit de grève à hauteur de 1/6). Dit autrement, si, en cas de grève dans les services publics de transport, il faut cumulativement satisfaire les besoins essentiels des autres travailleurs, des élèves, des malades, des personnes à mobilité réduite, des usagers des services sociaux, des entreprises ou des personnes âgées, que reste-t-il alors du droit de grève des salariés de l'entreprise de transport ? Dès lors, pour cette autre raison, en exigeant qu'en cas de grève il ne soit pas porté une atteinte disproportionnée à un nombre trop important et trop vague de besoins de la population, l'article 4-1 de la loi va nécessairement obliger les AOT à apporter une atteinte disproportionnée au droit de grève et doit donc être déclaré non conforme à la Constitution.
c) La loi est aussi contraire à la Constitution en ce qu'elle viole le principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales.
S'agissant du champ d'application de la loi ici contestée, celui-ci couvre plusieurs autorités organisatrices de transport (AOT) dont l'identification est aujourd'hui donnée par la loi modifiée n° 82-1153 du 30 décembre 1982 dite loi d'orientation des transports intérieurs (LOTI) selon les modes de transport. Pour résumer, on dira que :
- l'Etat est AOT des services ferroviaires d'intérêt national et international
- les régions sont AOT des services ferroviaires d'intérêt régional
- les départements sont AOT des services routiers non urbains de personnes, des transports scolaires sur le territoire départemental et de certains services non urbains ferrés ou guidés (article 18-1 de la LOTI)
- les communes ou leurs groupements (ou les groupements de groupements) sont AOT des transports urbains routiers ou ferrés au sein du périmètre de transport urbain
- le syndicat des transports d'Ile-de-France est AOT de tous les transports collectifs en Ile-de-France.
Ainsi, comme on le voit, la quasi-totalité des AOT visées par la loi contestée sont des collectivités territoriales ou assimilées.
Au cas présent, que la loi impose à ces dernières des obligations nouvelles au titre de l'exercice de leurs compétences, nous ne le contestons pas. Mais, qu'en revanche, elle recrée vingt cinq ans après les lois de décentralisation de 1982 une tutelle préfectorale sur celles-ci, cela nous paraît contraire à l'article 72 de la Constitution.
En effet, selon l'article 4-IV de la loi, en cas de carence des AOT à définir les priorités de desserte et à approuver les plans de transport adaptés à ces priorités et les plans d'information des usagers, le représentant de l'Etat peut se substituer à elles et arrêter ces dessertes et ces plans.
On avoue rester interdit devant une telle mise en cause de la libre administration des collectivités territoriales. En effet, alors que toute l'évolution du droit de l'organisation des transports collectifs de personnes a tendu ces dernières années à confier aux collectivités territoriales une compétence exclusive (dépourvue au demeurant de tout pouvoir de substitution du préfet en cas de carence dans l'exercice de cette compétence), sur la base de quel principe constitutionnel le représentant de l'Etat aurait-il le droit, non pas de déférer cette inaction devant les tribunaux ou une autorité administrative indépendante, mais de se substituer purement et simplement aux collectivités territoriales en leur imposant des dessertes prioritaires et des plans de transport ? Dit autrement et pour prendre un exemple, à partir du moment où une région est compétente pour librement organiser sur son territoire et avec ses moyens financiers le service des transports ferroviaires, au nom de quel principe supérieur sa liberté constitutionnelle de ne pas organiser un service minimum pourrait-elle être totalement remise en cause par le représentant de l'Etat ?
Cette résurgence de la tutelle est d'autant plus certain que les délais impartis par l'article 4-III de la loi aux collectivités et aux entreprises de transport sont tout à fait irréalistes eu égard aux délais légaux imposés, notamment par le Code Général des Collectivités Territoriales, pour ce type de procédures. C'est en pratique condamner les collectivités territoriales à ce que les préfets constatent la carence au 1er janvier 2008. C'est en quelque sorte la mise en place d'une tutelle automatique.
Par ailleurs, cet article 4-IV est nécessairement discriminatoire en ce qu'il ne vise en fait que les « AOT collectivités territoriales » car il serait assez savoureux qu'un préfet (de quel département ou quelle région d'ailleurs ?) se substitue à la carence du ministre chargé des transports si ce dernier ne définissait pas en temps voulu les dessertes prioritaires sur le réseau ferré national.
Bref, parce qu'il s'immisce ainsi de façon trop radicale et brutale au cœur de l'une des compétences essentielles des collectivités territoriales et qu'il la dénature, l'article 4-IV de la loi contestée est contraire à l'article 72 de la Constitution et à votre jurisprudence en la matière (le dispositif ici contesté nous paraît, par exemple, encore plus contraire à la libre administration des collectivités locales que celui que vous avez censuré dans la décision 92-316 DC du 20 janvier 1993 sur la limitation des prolongations de durée de délégation de service public).
d) La loi est enfin contraire au principe constitutionnel d'égalité.
Selon l'article 4 de la loi votée, l'entreprise de transport doit élaborer un plan de transport adapté aux priorités de desserte définies par l'AOT - ce plan de transport devant préciser notamment les horaires et les fréquences des niveaux de service à assurer en cas de grève - et un plan d'information des usagers. Ce plan de transport doit figurer dans la convention d'exploitation conclue par les AOT et les entreprises de transport, la signature du contrat valant alors approbation du plan.
Dans la mesure où cette convention d'exploitation sera soit un marché public de service public soit une délégation de service public (selon le mode de rémunération de l'entreprise de transport) et qu'il n'est pas imaginable que ces clauses de continuité du service soient négociées après la conclusion du contrat - dans la mesure où leur contenu affectera l'équilibre économique du contrat -, il faut alors ici postuler que, sur la base du règlement de consultation des entreprises arrêté par l'AOT et au sein duquel figureront les dessertes prioritaires, ces plans (de transport et d'information) seront, avec les clauses financières et celles de la qualité du service, l'un des enjeux majeurs de la concurrence entre les entreprises candidates aux conventions d'exploitation.
Dès lors, par delà le risque évident de « dumping social » que le mécanisme de la loi implique (l'entreprise lauréate sera celle offrant la meilleure continuité du service public en cas de grève), il nous semble que l'article 4 de la loi a, ce faisant, nécessairement pour objet et pour effet de créer une discrimination inconstitutionnelle entre les entreprises de transport qu'aucune différence de situation entre elles ou considération d'intérêt général ne justifie. En effet, seules les grandes entreprises de transport pourront présenter des plans de transport et d'information des usagers attractifs en terme de niveaux de service à assurer en cas de grève car, au cas - probable - où ceux-ci ne seraient pas respectés par l'entreprise (car irréaliste en cas de grève massive des agents de l'entreprise), seules ces grandes entreprises auront les capacités financières pour « payer » le service minimal non fait tant auprès de l'AOT (pénalités contractuelles) que des usagers (remboursement des titres de transport, gestes commerciaux, etc.). De même, seules ces grandes entreprises pourront supporter le coût des équipes supplémentaires qui pourraient être recrutées, éventuellement extérieures à l'entreprise, pour afficher, dans le cadre des négociations prévues dans les procédures de passation des marchés ou de conventions de DSP, des plans de transports les plus performants possible.
Ainsi, en obligeant les entreprises de transport présentes sur le marché des contrats publics d'exploitation des services de transports collectifs à présenter aux AOT, au moment de la mise en concurrence, les plans de transport les plus « performants » en matière de niveaux de service à assurer en cas de grève (contribuant d'ailleurs à aussi remettre en cause l'exercice du droit de grève chez les salariés de ces entreprises), l'article 4 de la loi ici contestée est contraire au principe d'égalité en ce qu'elle avantage sans justification les entreprises ayant les capacités financières pour assurer les manquements (certains) à ses obligations contractuelles.
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Pour l'ensemble de ces motifs, nous avons donc l'honneur, monsieur le président, mesdames et messieurs, de vous demander de déclarer non conforme à la Constitution l'ensemble de la loi ici attaquée, eu égard au fait que chacun des articles contestés est indissociable de l'ensemble de la loi.