Décision n° 2006-543 DC du 30 novembre 2006 - Saisine par 60 sénateurs
Monsieur le Président du Conseil constitutionnel, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, l'article 39 de la loi relative au secteur de l'énergie.
Cet article, qui permet la privatisation de l'entreprise publique « Gaz de France » (GDF) malgré l'engagement solennel du Président de la République qui affirmait le 19 mai 2004 qu' « EDF et GDF sont de grands services publics. Elles le resteront, ce qui signifie qu'elles ne seront pas privatisées », nous paraît en effet contraire à plusieurs règles et principes à valeur constitutionnelle.
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Pour mesurer la portée exacte des inconstitutionnalités commises, il convient au préalable de rendre compte schématiquement de la place, en droit et en fait, de l'entreprise GDF dans le paysage énergétique français, telle qu'elle résulte du droit positif issu des lois modifiées n° 46-628 du 8 avril 1946, n° 2003-8 du 3 janvier 2003, n° 2004-803 du 9 août 2004, n° 2005-781 du 13 juillet 2005, de l'article L 2224-31 du code général des collectivités territoriales et de la loi nouvelle ici contestée.
Si l'on exclut les activités d'importation et de production de gaz naturel qui ne sont pas ici en cause, GDF exerce sur la base des textes précités et de la loi nouvelle trois activités principales, dont la particularité est qu'elles sont aujourd'hui, et encore plus demain, portées par des entités juridiques distinctes justifiant, le cas échéant, qu'elles n'appartiennent pas à la même personne privée ou publique.
* En premier lieu, GDF exerce une activité de fourniture de gaz naturel à des clients. A cet égard, s'il est souvent présenté comme un fait acquis que cette activité de fourniture est appelée à intervenir dans un environnement totalement ouvert à la concurrence - ce qui justifierait, sans l'imposer, la privatisation au regard des règles du droit communautaire et du droit constitutionnel -, les choses sont loin d'être aussi simples.
En effet, s'il est vrai qu'au 1er juillet 2004, 70 % du marché national de la fourniture de gaz naturel était ouvert à la concurrence et qu'au 1er juillet 2007, tous les clients - domestiques et non domestiques - à la fourniture de gaz seront « éligibles » et pourront choisir librement leurs fournisseurs (sous réserve d'un marché public pour les collectivités publiques), cette date ne marquera pas la fin du marché réglementé de la fourniture de gaz naturel aux tarifs réglementés que la loi confie à GDF et aux distributeurs non nationalisés (DNN), qui appartiennent tous au secteur public.
De fait, comme le prévoient les lois précitées de 2003 et de 2005 (articles 66 et 66.I) tels que modifiés par la loi de 2006 (article 17) :
- les clients domestiques qui n'ont pas opté pour le secteur concurrentiel peuvent toujours exiger de GDF et, dans leur zone de desserte, des DNN - et d'eux seuls - la conclusion d'un contrat de fourniture de gaz naturel à un tarif réglementé de vente non corrélé aux prix de marché et fixé par les pouvoirs publics (v. article 7.II de la loi modifiée de 2003) et ce, sans aucune limitation dans le temps et sans qu'il soit exigé une situation particulière (sociale, par exemple) pour ce client domestique. Par ailleurs, on notera que la possibilité de revenir à l'occasion d'un changement de site (déménagement) au tarif réglementé de fourniture de gaz est désormais offerte à ceux des clients domestiques qui ont opté pour le secteur concurrentiel.
- les clients non domestiques (les entreprises, les collectivités publiques...) consommant moins de 30 000 kWh de gaz par an peuvent toujours bénéficier de la part de GDF et, dans leur zone de desserte, des DNN - et d'eux seuls - d'un contrat de fourniture de gaz naturel à un tarif réglementé non corrélé aux prix de marché et fixé par les pouvoirs publics, soit pour leurs nouveaux sites de consommation, soit pour des sites de consommation pour lesquels l'usager précédent n'aurait pas opté pour le secteur concurrentiel et ce, à nouveau, sans aucune limitation dans le temps.
En d'autres termes, et sans préjuger du comportement futur de tous ces clients domestiques comme non domestiques - dont tout laisse toutefois à penser que l'ouverture des marchés ne leur est pour l'instant pas favorable en ce qui concerne le prix de la fourniture de gaz et qu'ils seront pour la très grande majorité d'entre eux enclins à garder le bénéfice des tarifs réglementés de fourniture de gaz naturel -, il n'est pas exclu que, parce que la loi nouvelle de 2006 maintient, sans limitation de durée et sans condition liée à la situation intrinsèque du client, un marché réglementé de la fourniture de gaz dont les prix ne sont pas corrélés aux prix du marché (1) et sont fixés par les pouvoirs publics, GDF - désigné par la loi comme le seul fournisseur, en dehors des DNN sur leurs seuls territoires de desserte, tenu de proposer aux clients un tarif réglementé de vente de gaz naturel - restera le fournisseur exclusif de 96 % de la population.
* En deuxième lieu, GDF exerce une activité de transport de gaz naturel, au travers d'une personne morale distincte (« GRT Gaz ») de celle qui exerce les activités de production, de fourniture ou de distribution de gaz naturel (article 5 de la loi 2004-803 du 9 août 2004). Ici encore, il est courant de présenter cette activité comme totalement ouverte à la concurrence et ce, depuis la loi du 2 août 1949.
A nouveau, il n'en est rien. En effet, s'il est vrai que la loi 46-628 de nationalisation du 8 avril 1946 a été assouplie par la loi du 2 août 1949, excluant de la nationalisation du gaz « le transport du gaz naturel jusqu'au compteur d'entrée de l'usine de distribution » afin qu'un autre opérateur que GDF qui avait refusé de prendre en charge le gisement de Lacq qui venait d'être découvert puisse en assurer l'exploitation et l'évacuation par le développement d'un réseau de transport, cette activité était réservée par la loi de 1949 à un établissement public ou à une société nationale dans laquelle la majorité du capital devait être détenue par l'Etat ou des établissements publics.
C'est pourquoi, jusqu'en 2001, le réseau français de transport de gaz était géré par trois entreprises (hors Cokes de Drocourt, qui a cessé depuis son activité) et était constitué de 32 064 km d'ouvrages appartenant à GDF, de 3694 km d'ouvrages appartenant à Gaz du Sud-Ouest (GSO, société détenue à hauteur de 70 % par Elf, initialement société publique, et aujourd'hui Total Fina Elf, et 30 % par GDF), de 847 km d'ouvrages appartenant à la Société Elf-Aquitaine de Réseau (SEAR, société détenue à 70 % par Total Fina Elf et 30 % par la Caisse des Dépôts et Consignations). A ce jour, à la suite de l'intégration de SEAR dans GSO et des échanges de participations entre GDF et Total, GSO est l'entière propriété de Total Infrastructures Gaz.
En d'autres termes, sur les 36 676 km de réseaux de transport de gaz naturel existant aujourd'hui en France, GDF en détient 32 135 km, soit 87,62 % du total. Or, contrairement aux réseaux de transport développés à partir des sources de gaz naturel situées sur le territoire national (Lacq notamment), mais aujourd'hui en partie épuisées, le réseau de transport par canalisations de GDF a été développé sur la quasi totalité du territoire national à partir du monopole national d'importation dont jouissait jusqu'à récemment GDF. Son territoire d'exploitation est donc bien d'échelle nationale, plaçant ainsi GDF, aujourd'hui et demain (au travers de sa filiale dédiée), en matière de transport de gaz, en situation dominante sur le territoire métropolitain et stratégique au titre de l'indépendance énergétique nationale.
Par ailleurs, on notera que l'entreprise publique GDF est aujourd'hui propriétaire du réseau puisque, en vertu de l'article 81 de la loi de finances rectificative pour 2001 du 28 décembre 2001, l'Etat, jusqu'alors concédant et propriétaire ab initio des réseaux de transport de gaz, a décidé de résilier unilatéralement les concessions de transport de gaz par canalisations et de transférer en pleine propriété les ouvrages concédés aux concessionnaires, en tête desquels se trouve notamment GDF. A cet égard, on rappellera que ce transfert de propriété a été effectué alors que GDF était un Etablissement Public à caractère Industriel et Commercial, conservant ainsi le réseau de transport par canalisations de GDF dans le secteur public, conformément au droit constitutionnel.
* En troisième lieu, au travers d'une personne morale distincte de celle qui exerce les activités de fourniture et de transport (article 23 de la loi de 2006), GDF exerce une activité de distribution de gaz naturel pour le compte des collectivités territoriales ou de leurs établissements publics de coopération en tant qu'autorités concédantes de la distribution de gaz (article L 2224-31 du CGCT). Ici aussi, il est convenu d'affirmer que cette activité est de plus en plus ouverte à la concurrence. En droit et en fait, il n'en est rien.
- S'agissant tout d'abord des communes qui disposaient déjà en 2003 d'un réseau public de distribution de gaz naturel, ou dont les travaux de desserte devaient être en cours de réalisation au 14 juillet 2005, l'article 26.I de la loi de 2003 - tel qu'il résulte de l'article 34 de la loi de 2004 et comme le lui permettait l'article 11 de la directive communautaire 2003/55 du 26 juin 2003 - désigne comme seuls « gestionnaires des réseaux publics de distribution de gaz » GDF et les DNN, et ce en qualité de concessionnaires obligés de ces communes. En conséquence, quand les contrats de concessions de distribution publique de gaz viendront à expiration, ces communes ne pourront légalement désigner comme concessionnaire que GDF ou l'un des DNN (personnes relevant du secteur public) selon leurs territoires de desserte exclusifs.
Quand on sait par ailleurs que ces communes sont au nombre de 9000, qu'elles représentent 76 % de la population française (principalement urbaine) et qu'au sein de celle-ci, 11 millions de clients ont opté pour la fourniture de gaz naturel, le « monopole » exercé par GDF en tant que concessionnaire obligé des communes « desservies en gaz » y est quasiment absolu : à ce jour, GDF raccorde en effet à son réseau de distribution 96 % des clients français desservis en gaz naturel (éligibles et non éligibles), Gaz de Bordeaux 1,5 %, Gaz de Strasbourg 1,5 % et le reste des autres opérateurs de distribution de gaz naturel 1 %. Le territoire de desserte de GDF, dans lequel il jouit d'un monopole légal de concessionnaire obligé, est bien ainsi d'envergure nationale.
Dans la mesure où ces communes n'ont donc d'autre choix légal que GDF d'une part, et les DNN d'autre part, comme concessionnaires obligés, comment ce rapport de forces pourrait-il s'inverser puisque les DNN ne peuvent, de par leur statut issu de la loi modifiée n°46-628 du 8 avril 1946 ou leur objet social, développer de nouveaux marchés dans la distribution publique de gaz naturel en dehors de leur périmètre géographique historique ?
- S'agissant ensuite des communes qui ne disposaient pas encore en 2003 d'un réseau public de distribution de gaz naturel et dont les travaux de desserte n'étaient pas en cours de réalisation au 14 juillet 2005, s'il est vrai qu'elles peuvent concéder la distribution publique de gaz à toute entreprise agréée à cet effet, ce libre choix est illusoire car, soit la commune est limitrophe d'une commune déjà desservie en gaz naturel par GDF ou un DNN et elle a alors tout intérêt à intégrer un syndicat de communes ou un syndicat mixte créé à cet effet (et couvert par l'hypothèse précédente), soit elle est isolée de tout réseau de distribution existant, auquel cas son appel à concurrence risque fort d'être infructueux compte tenu du caractère non rentable de l'investissement à réaliser : le décalage entre le faible nombre de nouveaux clients potentiels à raccorder, compte tenu de la faible densité des territoires aujourd'hui non desservis en gaz naturel et de l'importance de l'investissement à consentir pour raccorder ce nouveau réseau local de distribution, soit au réseau de transport de gaz, soit à un réseau de distribution publique de gaz existant mais éloigné, réduit en effet considérablement la rentabilité de tels investissements.
En conséquence, malgré ce « libre marché » potentiel de 27 000 communes aujourd'hui non desservies en gaz (qui représentent seulement 24 % de la population), il y a fort à parier que l'essentiel de la croissance du nombre de clients raccordés aux réseaux de distribution publique de gaz naturel consistera en la densification des réseaux de distribution aujourd'hui existants, donc concédés pour leur grande majorité à GDF. Du fait même de la loi, GDF, au travers de sa filiale dédiée, restera donc encore longtemps en situation de monopole à l'échelon national.
? Enfin, en quatrième et dernier lieu, par delà cette description des différentes activités de l'entreprise GDF, on peut sérieusement s'interroger sur les bouleversements que la privatisation de GDF va engendrer dans le paysage énergétique français, sans qu'il ait jamais été fait la preuve qu'ils étaient absolument nécessaires (par exemple, pour répondre à des exigences du droit communautaire).
En effet, en l'état, l'organisation du service public de l'énergie autour des entreprises publiques EDF et GDF permet tout à la fois d'assurer à tous les français la qualité du service, la péréquation tarifaire et la sécurité d'approvisionnement et, pour les deux entreprises, la motivation du personnel et leur développement sur les marchés français et extérieurs.
En d'autres termes, même si vous n'êtes pas juges de l'opportunité de la loi, on a l'impression que l'article 39 de la loi de 2006 casse un bel outil de service public sans qu'il n'ait jamais été fait la preuve que le nouveau schéma serait meilleur que le précédent, d'autant plus qu'un certain nombre d'incertitudes subsiste, notamment l'avis définitif de la commission européenne sur le projet de fusion GDF/Suez.
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Une fois ainsi mis en perspective le nouveau paysage énergétique français et les activités de GDF telles que les lois anciennes et la loi nouvelle lui confient nominativement et non pas de façon générale en tant qu'opérateur économique agissant sur le marché français du gaz naturel, il est alors possible de démontrer que l'article 39 de la loi votée par le Parlement, qui permet au gouvernement d'opérer la privatisation de GDF (et, par voie de conséquence, de ses filiales), se heurte à de nombreux obstacles constitutionnels.
I - Sur la non conformité de l'article 39 de la loi au neuvième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946.
Le 9ème alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, qui a valeur constitutionnelle, indique que « tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ».
a) Cette disposition a fait l'objet de plusieurs décisions interprétatives du Conseil constitutionnel.
* Tout d'abord et en toute hypothèse, est contraire à la Constitution une loi qui opère le transfert du secteur public au secteur privé d'une entreprise dont l'exploitation revêt les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait (86-207 DC des 25 et 26 juin 1986, Cons. 52). En creux, cela signifie donc que les entreprises qui exploitent un service public national ou un monopole de fait au sens du 9ème alinéa du préambule de 1946 doivent, en vertu de la Constitution, appartenir au secteur public.
De même, est contraire à la Constitution une loi qui confère à une entreprise privée un monopole à l'échelon national (86-217 DC du 18 septembre 1986, Cons. 45).
* Ensuite, « si la nécessité de certains services publics nationaux découle de principes ou de règles de valeur constitutionnelle, la détermination des autres activités qui doivent être érigées en service public national est laissée à l'appréciation du législateur ou de l'autorité réglementaire selon les cas » (86-207 DC, précité, Cons. 53).
En conséquence :
- si le service public national résulte d'une exigence constitutionnelle (police, armée, diplomatie, justice, ...), il ne peut pas être transféré au secteur privé sans modification de la Constitution.
- en revanche, si l'activité a été érigée en service public par le législateur, aucune norme constitutionnelle ne fait obstacle à ce que cette activité, comme l'entreprise qui en est chargée, fasse l'objet d'un transfert au secteur privé (même décision, confirmée par 87-232 DC du 7 janvier 1988).
Toutefois, et la réserve est évidemment essentielle, pour être compatible avec l'exigence constitutionnelle mentionnée plus haut selon laquelle une entreprise du secteur public qui exploite un service public national ou un monopole de fait ne peut pas être privatisée, cette faculté laissée au législateur d'abandonner la participation majoritaire de l'Etat dans les entreprises publiques n'est constitutionnelle que si, en même temps que la loi opère cet abandon, elle retire à l'entreprise privatisée ses caractères de service public national ou de titulaire d'un monopole de fait.
En d'autres termes, une loi qui opère la privatisation d'une entreprise publique disposant de la qualité d'un service public national ou de monopole de fait au sens du 9ème alinéa du Préambule de 1946 sans lui retirer en même temps cette qualité (au travers de dispositions législatives contraires à celles en vigueur) est inconstitutionnelle. En revanche, la loi qui opère la privatisation d'une entreprise publique ne disposant pas de ces qualités - comme la Caisse nationale de Crédit agricole - ne méconnaît pas le 9ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 ( 87-242 DC, précitée) (2).
Telle est d'ailleurs très exactement la démarche empruntée par votre juridiction lorsque, examinant le changement de statut d'EDF et de GDF - d'établissement public industriel et commercial à société anonyme de droit privé à capital public - au regard du neuvième alinéa du Préambule de 1946, vous avez relevé, dans un premier temps, qu'en maintenant aux sociétés nouvellement créées les missions de service public antérieurement dévolues aux EPIC EDF et GDF, « le législateur avait confirmé leur qualité de services publics nationaux », puis, dans un second temps, noté que le législateur, conformément au 9ème alinéa du Préambule de 1946, avait garanti la participation majoritaire de l'Etat ou d'autres entreprises ou organismes appartenant au secteur public dans le capital de ces sociétés " (2004-501 DC du 5 août 2004, Cons. 14).
Enfin, il serait vain d'infirmer cette interprétation du 9ème alinéa du Préambule de 1946 en faisant un parallèle avec les privatisations de France Télécom et des sociétés d'économie mixte concessionnaires d'autoroutes (SEMCA).
- S'agissant de France Télécom, la loi du 31 décembre 2003 opérant sa privatisation n'a pas été déférée au Conseil constitutionnel et, en toute hypothèse, les lois postérieures à 1996 concernant cette société lui avaient retiré la quasi-totalité de ses missions de service public national que le juge constitutionnel lui avait reconnues dans sa décision 96-380 DC. Au surplus, dans le domaine des télécommunications, ce sont les ruptures technologiques qui ont conduit à la disparition du monopole de fait des réseaux de téléphonie fixe, alors que dans le domaine du gaz naturel, il n'y a aucune rupture technologique à venir et aucune alternative à l'utilisation obligée des réseaux gaziers.
- S'agissant des SEMCA, s'il est vrai que dans un avis des 25 et 29 août 2005 (Rapport Conseil d'Etat 2006, p. 202) l'Assemblée générale du Conseil d'Etat a pu affirmer « qu'aucun principe ni aucune règle de valeur constitutionnelle, dès lors que l'exercice de la liberté d'aller et venir n'est est pas affecté, n'impliquent que le service public national d'exploitation des autoroutes, constitué pour l'essentiel sous le régime de la concession de service public, soit confié à des sociétés dont des personnes publiques détiennent la majorité du capital », la Section du contentieux du même Conseil d'Etat a décidé, pour juger licite le décret de privatisation des SEMCA qu'il ne résultait « d'aucun principe, d'aucune règle de valeur constitutionnelle, ni d'aucune loi que l'exploitation des concessions autoroutières doive être érigée en service public national » (CE, Section, 27 septembre 2006, F. Bayrou et autres, req. n° 290716). Au demeurant, la comparaison avec le gaz n'a pas lieu d'être car les réseaux de gaz sont des monopoles naturels alors qu'il existe d'autres voies de circulation routière que les autoroutes pour une même destination.
Dès lors, pour résumer, lorsque le législateur procède à la privatisation d'un service public national ou d'une entreprise publique disposant d'un monopole de fait, son intervention n'est conforme au 9ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 que si, parallèlement, il modifie substantiellement les conditions d'exercice par l'opérateur de son activité afin de lui retirer sa qualité de service public national ou de détenteur d'un monopole de fait.
* Enfin, au sujet justement de la notion de monopole de fait, la décision n° 86-207 précitée du Conseil constitutionnel précise qu'elle « doit s'entendre compte tenu de l'ensemble du marché à l'intérieur duquel s'exercent les activités des entreprises ainsi que de la concurrence qu'elles affrontent dans ce marché de la part des autres entreprises ; qu'on ne saurait prendre en compte les positions privilégiées que telle ou telle entreprise détient momentanément ou à l'égard d'une production qui ne représente qu'une petite partie de ses activités ».
A priori, vous semblez donc avoir une approche économique de la notion de monopole, étant entendu par ailleurs (v. supra) que vous déclarez inconstitutionnelle toute disposition législative conférant un monopole à l'échelon national à une entreprise privée (86-217 DC, précitée : Tel n'était pas l'objet des dispositions de la loi relative à la liberté de communication qui ne transfèrent au secteur privé qu'une seule société nationale de programme en matière de télévision hertzienne parmi celles composant le secteur public et qui laissent ouverte la possibilité de création d'autres services de télévision par voie hertzienne terrestre.)
Et, de ce point de vue, vous avez décidé, à propos du transfert au secteur privé de la Caisse nationale de Crédit Agricole que si les textes en vigueur lui réservent la distribution des prêts bonifiés destinés à l'agriculture, cette circonstance ne permet pas de déceler l'existence d'un monopole de fait, dès lors, d'une part, que cette activité n'est pas la seule de cette banque et, d'autre part, qu'il existe d'autres prêts bonifiés, destinés à d'autres secteurs et dont la distribution relève d'autres établissements (87-232 DC, précitée).
Au regard de l'ensemble de cette jurisprudence et de la lettre du 9ème alinéa du Préambule de 1946, qu'en est-il alors maintenant du transfert au secteur privé de GDF ?
b) Le transfert au secteur privé de l'entreprise publique GDF est contraire au 9ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946.
En premier lieu, nous ne discutons pas le fait qu'aucune des activités actuelles de GDF ne découle de principes ou de règles de valeur constitutionnelle.
1 - En revanche, il ne peut être contesté que le législateur, au travers de toutes les lois allant de 1946 à 2005, a érigé GDF en service public national et que cette qualité, loin d'être abandonnée aujourd'hui, est renforcée par la loi de 2006.
D'une part, comme vous l'avez décidé dans votre décision 2004-501 DC du 5 août 2004, en maintenant aux sociétés nouvellement créées les missions de service public antérieurement dévolues aux EPIC EDF et GDF dans les conditions prévues par les lois précitées de 1946, 2000 et 2003, « le législateur (de 2004) a confirmé leur qualité de services publics nationaux ». Il a en outre précisé que les objectifs et les modalités de mise en oeuvre des missions de service public assignées à GDF font l'objet d'un contrat conclu entre l'Etat et GDF qui n'a pas été remis en cause par les lois ultérieures. En d'autres termes, en août 2004, date où pourtant 70 % du marché de la fourniture de gaz naturel étaient déjà ouverts à la concurrence, GDF était bien encore un service public national au sens du 9ème alinéa du Préambule de 1946.
D'autre part, depuis cette décision, aucune disposition législative non plus qu'aucune norme de droit communautaire nouvelle n'ont eu pour objet ni pour effet d'enlever à GDF tout ou partie de ses missions de service public. Au contraire même.
Tout d'abord, l'article 1er de la loi n° 2005-781 du 13 juillet 2005, après avoir énoncé que « la politique énergétique repose sur un service public de l'énergie qui garantit l'indépendance stratégique de la nation et favorise sa compétitivité économique », énonce que la conduite de cette politique « nécessite le maintien et le développement d'entreprises publiques nationales et locales dans le secteur énergétique ». En d'autres termes, en juillet 2005, comme il en avait le pouvoir en vertu de la jurisprudence 86-207 DC, le législateur a clairement et explicitement réitéré sa volonté de faire d'EDF et GDF, notamment, des entreprises publiques en charge du service public national de l'énergie.
En outre, l'article 66 de cette même loi de 2005, modifiée par la nouvelle loi de 2006, est venu étendre aux nouveaux sites de consommation des clients éligibles l'obligation faite à GDF de proposer à ces derniers un contrat de fourniture de gaz naturel au tarif réglementé non corrélé aux prix du marché et fixé par les pouvoirs publics, obligation éminente de service public.
Ensuite, comme on l'a relevé ci-dessus, la loi ici contestée de 2006, loin de retirer à GDF l'une de ses missions de service public national, les a amplifiées en obligeant l'entreprise, après l'ouverture du marché de la fourniture de gaz à tous les clients le 1er juillet 2007, à proposer indéfiniment à tous les clients domestiques et aux clients non domestiques qui n'ont pas opté pour le marché concurrentiel ou qui ouvrent un nouveau site de consommation des contrats de fourniture de gaz naturel à un tarif réglementé non corrélé aux prix de marché et fixé par les pouvoirs publics (article 17 de la loi). Cette obligation de service public qui est imposée à GDF sur l'ensemble du territoire national est en effet d'autant plus significative qu'elle exerce un effet déterminant sur le marché concurrentiel libre et en préservant la prépondérance d'un marché réglementé de fourniture de gaz naturel relevant des pouvoirs publics.
Les DNN étant les seuls opérateurs, excepté GDF, à se voir imposer une telle obligation de service public, mais sur un champ d'application local, à savoir leurs seuls territoires de desserte (4 % des clients desservis en gaz naturel en France), GDF est donc bien le seul titulaire de cette obligation nationale de service public de fourniture de gaz naturel à un tarif réglementé.
Par ailleurs, la loi nouvelle, par son article 29 qui au contraire la renforce, ne retire en aucune façon à GDF l'une de ses autres missions qui font de lui un service public national, à savoir l'obligation de réaliser sur son territoire de desserte d'envergure nationale, une péréquation des tarifs d'utilisation des réseaux publics de distribution (article 1er de la loi de 2004), l'obligation analogue attribuée par l'article 7 de la loi 2003-8 du 3 janvier 2003 aux DNN, et à eux seuls, sur leurs territoires de desserte respectifs, qui sont locaux et limités, ne pouvant être comparable au plan « national » à celle de GDF compte tenu de sa place écrasante (96 %) sur le marché de la distribution publique de gaz.
Dès lors, force est de constater qu'après le vote de la loi ici contestée et au regard du droit positif antérieur applicable à l'entreprise, GDF a aujourd'hui et encore plus qu'hier la qualité d'un service public national.
En conséquence, s'il était loisible au législateur de permettre à l'Etat d'abandonner sa participation majoritaire dans le capital de la société publique GDF, il ne pouvait constitutionnellement le faire que si, dans le même temps, il retirait à cette entreprise (appelée à devenir privée, au surplus fusionnée avec un autre grand groupe privé) ses missions de service public national que les lois antérieures lui ont attribuées et que la loi nouvelle a amplifiées. Comme le législateur n'a pas opéré ce « déclassement », l'article 39 de la loi de 2006 est contraire à la Constitution.
2 - En outre, le monopole de fait dont GDF bénéficie dans le transport de gaz naturel n'est pas remis en cause par la loi de 2006.
D'une part, sur le territoire de desserte de tout réseau de transport de gaz, comme celui de GDF, le développement d'un autre réseau de transport de gaz concurrent est économiquement impossible au vu des investissements à consentir : le réseau de transport de GDF est donc bien en situation de monopole de fait sur son territoire de desserte. D'autre part, de par les principes qui ont présidé à son établissement, le réseau de transport de gaz de GDF est d'envergure nationale, couvrant 87,62 % des réseaux de transport de gaz du territoire national et revêtant une importance stratégique pour les approvisionnements gaziers nationaux. Pour ces deux raisons, le réseau de transport de GDF constitue bien aujourd'hui encore un monopole de fait. Dès lors, l'alinéa 9 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 impose le maintien du réseau de transport de GDF dans le secteur public, dans la continuité de toutes les lois antérieures à la loi ici déférée : de propriété ab initio de l'Etat avant 2001 à propriété de GDF, Etablissement Public à caractère Industriel et Commercial puis Société Anonyme relevant du secteur public.
Par ailleurs, la nécessité du maintien du caractère public du gestionnaire de réseau de transport de GDF, GRT Gaz, est confortée par le fait qu'il assure en amont l'approvisionnement en gaz naturel des réseaux publics locaux de distribution de gaz français (concédés à GDF ou non) mais propriété publique des collectivités locales concédantes. La continuité du service public du gaz, et plus particulièrement celle du service public local de distribution de gaz naturel situé en aval, est donc étroitement liée au maintien dans le secteur public de l'ensemble des réseaux de transport et de distribution.
3 - Enfin, le monopole de fait de GDF dans la distribution publique de gaz est lui aussi confirmé par la nouvelle loi de 2006.
S'il était besoin de compléter l'analyse qui précède en ce qui concerne la violation de l'alinéa 9 du Préambule de 1946, on relèvera que la loi nouvelle a pour objet et pour effet de conférer à une entreprise privée un monopole légal, à savoir celui de la distribution publique de gaz comme concessionnaire obligé des communes déjà desservies en gaz naturel en 2003 ou inscrites au plan de desserte en 2003. Ce monopole est d'ailleurs renforcé par le fait que les communes aujourd'hui desservies en gaz naturel par GDF n'ont jamais eu par le passé d'autre choix contractuel que de confier leurs concessions de distribution publique de gaz naturel à cette entreprise. Or, on a vu plus haut que ce monopole était de surcroît bien d'échelon national eu égard à la part géographique très réduite laissée aux DNN dans l'exercice de cette activité (4 % des clients desservis en gaz naturel en France) et au potentiel plus que réduit de développement des nouvelles concessions de distribution publique de gaz naturel. Dès lors, GDF bénéficie bien d'un monopole à l'échelon national dans la distribution publique de gaz naturel en France.
Or, comme vous le jugez depuis 1986 (86-217 DC), un tel monopole ne peut être confié à une entreprise privée.
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Dès lors, pour ne pas avoir retiré à GDF sa qualité de service public national parallèlement à l'abandon par l'Etat de sa participation majoritaire dans le capital de cette société et pour avoir confié à cette entreprise privée un monopole de distribution à l'échelon national et un monopole de fait dans le transport de gaz, l'article 39 de la loi ici contestée doit être déclaré non conforme à la Constitution, comme le serait, d'ailleurs, une loi privatisant EDF, la SNCF ou la RATP sans qu'il soit retiré à ces entreprises les missions de service public que les lois antérieures leur ont attribuées.
Toutefois, au cas où, malgré ces arguments, vous estimeriez que l'ouverture totale à la concurrence du marché de la fourniture de gaz le 1er juillet 2007 rend caduques les missions de service public national de GDF, il conviendrait alors à tout le moins que vous exigiez du gouvernement qu'il ne transfère au secteur privé la propriété de GDF qu'à compter de cette date, sauf à créer alors une situation transitoire radicalement inconstitutionnelle entre la date de promulgation de la loi en 2006 et le 1er juillet 2007, les missions de fourniture de gaz naturel aux clients non éligibles constituant incontestablement un service public national.
Dans la même perspective, parce que, en tant que telles, les activités de transport et de distribution publique de gaz naturel sont en l'état indépendantes - notamment depuis l'obligation de séparation juridique des activités de fournitures, de transport et de distribution - et que leur qualité de monopole de fait ne peut être contestée, vous pouvez parfaitement déclarer conforme à la Constitution la privatisation de GDF (fourniture) et non conforme celle de ses filiales de transport (GRT Gaz) et de distribution (GDF Réseau Distribution).
II - Sur la non conformité de l'article 39 aux principes constitutionnels de libre administration des collectivités locales et de liberté contractuelle.
Selon votre jurisprudence, ces deux principes ont valeur constitutionnelle. Couplés l'un à l'autre, ils signifient que le législateur ne peut adopter de dispositions ayant pour objet ou pour effet de porter à la liberté contractuelle des collectivités territoriales - en particulier la faculté de contracter avec les partenaires de leur choix (après publicité et mise en concurrence) - une atteinte telle qu'elle dénaturerait cette liberté.
Par ailleurs, on rappellera que vous jugez que, lorsqu'il réglemente les contrats des collectivités publiques nécessaires à la satisfaction de leurs besoins (publics), le législateur ne doit pas méconnaître « les exigences constitutionnelles inhérentes à l'égalité devant la commande publique » et que, lorsqu'il est dérogé « au droit commun de la commande publique » (à savoir la transparence, l'égalité et la mise en concurrence des candidats), la disposition législative en cause ne peut être utilisée que pour des situations répondant à des motifs d'intérêt général (2003-DC du 26 juin 2003, Cons. 18).
Au cas présent, l'article 39 de la loi aura demain pour effet, sans limitation dans le temps, d'obliger les collectivités territoriales concédantes (ou en voie de l'être) de la distribution publique de gaz naturel situées dans la zone de desserte de GDF (c'est-à-dire 96 % des clients desservis en gaz naturel) de renouveler leur concession, non pas avec une entreprise publique (comme GDF), mais avec un grand groupe privé avec lequel, par ailleurs, elles conduisent des négociations concurrentielles pour l'attribution de leurs autres délégations de service public (eau et assainissement, chauffage urbain, déchets, ...) conformément au droit français des concessions (article L 1411-1 et s. du CGCT).
Jusqu'à aujourd'hui, cette atteinte à la liberté de contracter des collectivités territoriales par le législateur pouvait trouver sa justification constitutionnelle dans la qualité d'entreprise publique de GDF, elle-même fondée sur le 9ème alinéa du Préambule de 1946. Cette qualité assurait aux collectivités concédantes une réelle sécurité juridique au plan contractuel. Avec la loi nouvelle qui permet la privatisation de GDF, cette justification n'a plus lieu d'être.
Cette atteinte à la liberté contractuelle des collectivités territoriales trouve-t-elle alors sa justification dans un motif d'intérêt général ? Nous n'en voyons pas.
En effet, s'il s'agit d'assurer la pérennité de la cohérence technique du réseau de distribution par l'opérateur historique, les collectivités territoriales vont y trouver désormais un puissant argument pour justifier systématiquement et dans tous les domaines le choix de l'opérateur en place dans le renouvellement des délégations de service public, ce qui irait à l'encontre des principes fondamentaux du Traité sur la Communauté européenne et du droit constitutionnel de la commande publique.
S'il s'agit par ailleurs de garantir au niveau national la péréquation des tarifs d'utilisation de ces réseaux publics, on a vu plus haut qu'elle ne pouvait être assurée que par une entreprise publique (sauf à modifier la Constitution).
Dès lors, dans la mesure où aucun motif d'intérêt général ne justifie cette discrimination, où il n'existe, à notre connaissance, aucun précédent en France à cette obligation faite aux collectivités territoriales de contracter avec une entreprise prédéterminée du secteur privé et où cette obligation risque d'exposer ces dernières à commettre une illégalité au regard du droit communautaire originaire appliqué à la passation des contrats publics (v. pour la passation d'une concession de distribution de gaz en Italie, CJCE, Grande chambre, 21 juillet 2005, CONAME, aff. C-231/03, BJDCP 2005, n° 43, p. 446, concl. Ch. Stix-Hackl), il nous paraît que l'article 39 de la loi porte une atteinte disproportionnée aux principes constitutionnels de libre administration des collectivités locales et de liberté contractuelle.
III - Sur la non conformité de l'article 39 au principe constitutionnel de continuité du service public.
Vous jugez de façon constante que le législateur doit garantir le respect des exigences constitutionnelles qui s'attachent à la continuité du service public.
A propos des transformations par le législateur d'EPIC nationaux en sociétés anonymes à capital public qui se sont vues attribuées en pleine propriété des biens affectés au service public qu'elles ont pour mission de gérer - y compris les biens irremplaçables et indispensables à l'exercice de ce service public -, vous avez décidé que ces dispositions n'étaient conformes au principe de continuité du service public que si, « en temps normal », la loi elle-même empêchait ces sociétés d'aliéner les actifs ou ouvrages nécessaires au bon fonctionnement, à la sécurité et à la sûreté du réseau affecté au service public ou permettait à l'Etat de s'opposer à toute forme d'aliénation de ces biens. (3)
Au surplus, vous rappelez « qu'en cas de circonstances exceptionnelles, les autorités compétentes de l'Etat peuvent, en tant que de besoin, procéder, dans le cadre de leurs pouvoirs de police administrative ou en vertu des dispositions du code de la défense, à toute réquisition de personnes, de biens et de services » (2005-513 DC, précité).
Au cas présent, et à la différence, par exemple, de la loi du 9 août 2004 pour le gestionnaire du réseau de transport d'électricité, les lois de 2003 et de 2006 relatives au régime gazier ne prévoient pas directement de mécanismes objectifs et précis permettant d'empêcher GDF, entreprise privée, de céder ses actifs stratégiques affectés à ses missions de service public ou à l'Etat de s'y opposer.
Ce n'est qu'indirectement au travers du mécanisme de « l'action spécifique » attribuée à l'Etat actionnaire minoritaire de GDF par l'article 39-II de la loi déférée que le législateur de 2006 pense avoir garanti la continuité du service public « en vue de préserver les intérêts essentiels de la France dans le secteur de l'énergie » puisque ce mécanisme permet à l'Etat actionnaire de tenter « de s'opposer, dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat, aux décisions de cession d'actifs ou de certains types d'actifs de la société ou de ses filiales ou d'affectation de ceux-ci à titre de garantie, qui sont de nature à porter atteinte aux intérêts nationaux » (article 39 de la loi n° 86-912 du 6 août 1986).
En apparence, ce dispositif ressemble fort à ceux mis en place pour EDF ou ADP. Mais, outre que sa mise en oeuvre est subordonnée au pouvoir discrétionnaire et à la vigilance du gouvernement, sa validité juridique est très incertaine.
Tout d'abord, il faut préalablement rappeler que le Commissaire européen, M. Mc Creevy, dans sa lettre du 6 septembre 2006, en réponse à la consultation du ministre de l'économie français, sur le projet de décret relatif à l'action spécifique de l'Etat au sein du capital de GDF, a précisé que cette dernière était de manière générale « contraire au Marché unique ». En rappelant la portée de cette action (à savoir la protection des « intérêts généraux essentiels ») et les conditions restrictives et fragiles de son exercice (système d'opposition a posteriori enfermé dans des délais stricts, qui ne peut viser que des actifs spécifiques définis clairement et susceptible de recours), le Commissaire européen a jugé insuffisant ce projet de décret.
Ensuite, s'il est vrai que la Cour de justice des Communautés européennes a admis la compatibilité de ces actions spécifiques avec le principe fondamental communautaire de la libre circulation des capitaux, c'est à la double condition d'être motivées par des raisons impérieuses d'intérêt général et d'être proportionnées au but poursuivi. Et cette deuxième condition se subdivise elle-même en deux exigences, puisqu'elle suppose que le but poursuivi par l'Etat membre ne puisse être atteint par des mesures moins restrictives, d'une part, et que les mesures en question soient fondées sur des critères objectifs, connus des entreprises concernées, et suffisamment précis pour pouvoir faire l'objet d'un contrôle juridictionnel, d'autre part (CJCE 4 juin 2002, Commission c/ Portugal, aff. C-367/98 ; Commission c/ France, aff. C-483/99 ; Commission c/ Belgique, aff. C -503/99).
Certes, dans ces affaires, la Cour a admis la licéité du dispositif belge mis en place justement dans certaines sociétés de distribution de gaz mais a condamné les dispositifs français et portugais. C'est ce qui fait écrire au rapporteur à l'Assemblée nationale de la loi ici contestée que, « à la lumière de cette jurisprudence, l'action spécifique prévue par le présent projet de loi et dont le champ est précisé par son exposé des motifs apparaît très proche des actions spécifiques de l'Etat belge au capital de Distrigaz et de la SNTC. Comme celles-ci, elle semble donc pouvoir être compatible avec le droit communautaire ».
« Elle semble donc » compatible avec le droit communautaire ! Comment peut-on se contenter d'une telle insécurité juridique à l'égard d'une exigence constitutionnelle aussi fondamentale que celle de la garantie de la continuité du service public ? D'ailleurs, au cours de la discussion parlementaire, le gouvernement a été dans l'incapacité de décrire de quelles façons les mesures que l'Etat pourrait être amené à prendre au sein de l'entreprise GDF-Suez pourraient être fondées sur « des critères objectifs, connus des entreprises concernées et suffisamment précis pour pouvoir faire l'objet d'un contrôle juridictionnel », pour reprendre les exigences de la CJCE.
C'est pourquoi, parce qu'en l'espèce l'article 39 de la loi déférée, pour garantir que les biens de GDF affectés à ses missions de service public et stratégiques pour la satisfaction des besoins essentiels de la France (les infrastructures de transport notamment) ne puissent être librement cédés par l'entreprise privée (susceptible désormais de faire l'objet d'une OPA hostile), s'est contenté de renvoyer à un mécanisme juridique à la légalité incertaine - et ainsi de nature à priver l'Etat de ses droits en cas d'annulation de la validité de l'action spécifique ou des modalités de son exercice - plutôt que d'organiser lui-même les moyens permettant à l'Etat de s'y opposer directement, l'article 39 a méconnu les exigences constitutionnelles qui s'attachent à la nécessaire continuité du service public.
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Pour l'ensemble de ces motifs, nous avons donc l'honneur, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, de vous demander de déclarer non conforme à la Constitution l'article 39 de la loi déférée, soit en totalité, soit partiellement comme indiqué ci-dessus.
(1) De ce point de vue, on notera que le Conseil d'Etat vient de saisir pour avis le Conseil de la concurrence de cette question, v. CE 7 juillet 2006, Soc. Powéo, req. n° 289 012.
(2) Telle est au demeurant l'opinion de commentateurs autorisés des décisions du Conseil constitutionnel. Sous la décision 96-380 DC du 23 juillet 1996 relative au changement de statut de France Télécom, Olivier Schrameck relève en effet que le Conseil constitutionnel « n'a pas jugé nécessaire d'apprécier si l'existence du service public en cause était exigée par un autre principe ou disposition à valeur constitutionnelle. Il a donc considéré que la référence faite par le Constituant à l'existence d'un service public national ne concernait pas les seuls services publics constitutionnels par nature, mais également les services publics nationaux constitués comme tels par le législateur à raison de leur amplitude, de leurs formes ou de leurs finalités... Pour l'avenir, même s'agissant d'un service public qui n'est pas constitutionnel par nature, le législateur devra, s'il entend le privatiser, s'assurer qu'il l'a effectivement privé des caractéristiques d'un service public national » (AJDA 1996, p. 694). De même, Jean-Eric Schoettl, sous la décision 2004-501 DC du 5 août 2004 relative, elle aussi, au changement de statut d'EDF et de GDF, note que, « en transférant aux sociétés nouvellement créées les missions de service public antérieurement dévolues aux personnes morales de droit public Electricité de France et Gaz de France dans les conditions prévues par les lois susvisées du 8 avril 1946, du 10 février 2000 et du 3 janvier 2003, le législateur a confirmé leur qualité de services publics nationaux. Il devait donc, conformément au 9ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, conserver ces sociétés dans le secteur public » (cahiers du Conseil constitutionnel, 2004, n° 17, p. 23).
(3) v. 96-380 DC précité, à propos de France Télécom : l'article 4 de la loi déférée insère dans la loi susvisée du 2 juillet 1990 un article 23-1 aux termes duquel « lorsqu'un élément d'infrastructure des réseaux de télécommunications est nécessaire à la bonne exécution par France Télécom des obligations de son cahier des charges, et notamment à la continuité du service public, l'Etat s'oppose à sa cession ou à son apport en subordonnant la réalisation de la cession ou de l'apport à la condition qu'ils ne portent pas préjudice à la bonne exécution desdites obligations... » ; 2004-501 DC, à propos d'EDF : il résulte de la loi « que le gestionnaire devra entretenir et développer ce réseau et ne pourra céder des actifs ou des ouvrages qui seraient nécessaires à son bon fonctionnement, à sa sécurité ou à sa sûreté » ; 2005-513 DC du 14 avril 2005, Cons. 5, à propos d'Aéroport de Paris : « la loi déférée permet à l'Etat de s'opposer à toute forme d'aliénation d'un ouvrage ou d'un terrain nécessaire à la société Aéroports de Paris pour la bonne exécution ou le développement de ses missions de service public ».