Contenu associé

Décision n° 2006-535 DC du 30 mars 2006 - Réplique par 60 députés

Loi pour l'égalité des chances
Non conformité partielle

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel,
2 rue Montpensier 75 001 Paris.
27 mars 2006
Les longues observations présentées par le Gouvernement en défense de la loi dite pour l'égalité des chances, dont l'article 8 organise le « contrat première embauche » (ci-après : CPE), ne peuvent sérieusement convaincre. Elles esquivent, en effet, l'essentiel des questions posées par le recours et feignent d'ignorer la véritable portée de ce dispositif créant un régime discriminatoire, en le banalisant à l'extrême.
Pour autant, le CPE n'est pas tout à fait un contrat de travail à durée indéterminée au sens actuel du code du travail. Il est caractérisé par une période de deux ans qui est loin d'être banale. Le deuxième alinéa du II de l'article 8 de la loi définissant précisément cette période est source de toutes les critiques constitutionnelles formulées par les requérants sur l'absence de protections pour les salariés concernés.
En effet, fondé sur l'arbitraire, sur l'absence de garanties des droits, créateur d'insécurité juridique, le CPE porte ainsi atteinte au droit à l'emploi en menaçant finalement la liberté d'entreprendre. Loin de servir l'objectif annoncé, ce dispositif énonce les conditions d'un certain désordre économique, social et bien entendu juridique.
Sans revenir sur l'ensemble des arguments de leur recours, dont en particulier ceux relatifs aux détournements de procédure commis par le Gouvernement pour faire adopter cet article 8 de la loi, les requérants entendent donc répliquer en précisant certains points parmi les plus importants.
Sur la violation du principe d'égalité
Le Gouvernement tente d'abord d'éviter la question juridique en avançant de nombreux chiffres pour placer le débat sur le terrain de l'opportunité. Mais, comme vous l'avez toujours jugé, le rôle du Conseil constitutionnel n'est pas de substituer son appréciation à celle du Parlement ni de jouer les experts économiques.
En réalité, cette stratégie de défense s'explique par l'impossibilité pour le Gouvernement d'établir les critères objectifs, rationnels et justes au regard de l'intérêt général, permettant de traiter différemment les jeunes de moins de 26 ans au regard des principes fondamentaux du droit du travail.
Il ne le peut pas, ne serait-ce qu'à l'aune de votre jurisprudence la plus récente.
Vous avez ainsi admis, nécessairement mais implicitement, à propos du contrat dit « nouvelle embauche » que le régime dérogatoire institué en 2005 se justifiait par le fait qu'il était réservé à de petites entreprises et qu'il fallait, au regard de leur particularité objective, « lever certains freins matériels ou psychologiques » à l'embauche. Le commentaire officiel de cette décision paru sur votre site l'explique abondamment.
En revanche, ce « contrat première embauche » a vocation à s'appliquer dans toutes les entreprises, quelle que soit leur taille - comprenant 30, 500, 1000, 10 000 ou plus encore, salariés - et indépendamment de leur situation économique. Pourtant, en vertu de ce CPE, les salariés pourront être traités différemment en raison du seul critère de l'âge et sans égard à la situation de l'entreprise, de son secteur ou de sa branche d'activité. Toujours en application de ce CPE, force est d'admettre que dans une même entreprise de plus de vingt salariés, des personnes se trouvant objectivement dans une même situation de diplômes, d'expérience et d'âges pourront aussi être traitées selon des régimes plus ou moins favorables pour exercer la même mission.
Alors que le « contrat nouvelle embauche », déjà combattu par les requérants, se fondait toutefois sur un critère objectif et rationnel lié à la taille de l'entreprise, l'article 8 aujourd'hui attaqué, introduit le régime de l'arbitraire de façon générale et absolue.
Il est vrai que le Gouvernement le reconnaît implicitement quand il écrit que « les statistiques montrent que les jeunes constituent, y compris pour les grandes entreprises, l'une des variables d'ajustement des aléas liés à l'activité économique » (page 14 de sa défense). Il faut donc en conclure qu'à ses yeux, le CPE doit faciliter l'embauche des jeunes et leur licenciement en tant que « variable d'ajustement » ! Le CPE ne vient alors que modifier, en la facilitant, la capacité de l'entreprise à ajuster.
C'est une dérive de cette nature que la Cour de Justice des Communautés Européennes a refusée en novembre 2005, précisément au nom du principe d'égalité (22 novembre 2005).
Il est d'ailleurs éclairant de voir que le Gouvernement ne répond pas aux arguments du recours développés sur ce point (pages 10 et s. de la requête).
Car, en effet, le critère de l'âge ne peut qu'aboutir à l'instauration d'un régime allant au-delà de ce qui est approprié et nécessaire pour atteindre l'objectif poursuivi. C'est ce qu'a donc jugé la CJCE en considérant un mécanisme fondé sur l'âge comme étant une mesure disproportionnée au regard du principe d'égalité et de la politique de l'emploi.
A cet instant, le débat ne porte pas sur la place des directives communautaires dans l'ordre juridique interne, comme feint de le croire le Gouvernement, mais sur le parallèle entre la situation soumise à l'appréciation de la CJCE et celle dont vous êtes aujourd'hui saisi. Ainsi, en refusant un dispositif manifestement disproportionné, la Cour européenne a fait prévaloir le principe d'égalité.
Les requérants veulent croire simplement qu'une écoute constructive entre les plus hautes juridictions nationales et européennes pourrait contribuer à l'exigence d'Europe sociale exprimée par les citoyens des pays de l'Union européenne. Dans ce dialogue des juges, le principe d'égalité a toute sa place.
La censure est encourue de ce seul chef.
2. Sur l'atteinte au droit à l'emploi, à l'article 4 de la Déclaration de 1789, et
à la garantie des droits telle qu'elle résulte de l'article 16 de la Déclaration de 1789 : le temps de l'aveu
Le Gouvernement explique que la suppression de l'obligation de motivation ne se heurte à aucune objection constitutionnelle. Mais c'est faire fi de votre jurisprudence, pourtant citée par les requérants dans leur recours, et selon laquelle, si le législateur peut apporter au droit à l'emploi des limitations liées à l'exigence représentée par la liberté d'entreprendre, c'est à la condition qu'il n'en résulte par une atteinte disproportionnée au regard de l'objectif poursuivi par le législateur (12 janvier 2002).
En l'espèce, on cherche vainement à comprendre en quoi le fait de supprimer l'obligation de motivation peut faciliter l'embauche des jeunes et développer l'emploi.
Pourtant, à n'en pas douter, la motivation de la décision de licencier et la procédure contradictoire pouvant y être associée, constituent des garanties des droits au sens de l'article 16 de la Déclaration de 1789. Faire disparaître ces garde-fous signifie indéniablement une limitation des exigences constitutionnelles permettant de protéger le droit à l'emploi. Car ce droit comprend aussi, d'une part, le droit de ne pas être placé en période d'essai pendant une période de temps disproportionnée, ce que la Cour de Cassation rappelle incessamment à l'instar des engagements internationaux de la France, et, d'autre part, le droit de ne pas être renvoyé sans raison objective, réelle et sérieuse.
Mais au-delà des protections constitutionnelles qui découlent de l'article 16 de la Déclaration, il y a également le nécessaire équilibre des parties à un contrat que proclame l'article 4 de ce même texte fondamental. C'est ce que vous aviez jugé en 1999 en termes clairs : « il appartient au législateur, en raison de la nécessité d'assurer pour certains contrats la protection de l'une des parties, de préciser les causes permettant une telle résiliation... ». Il s'agissait du PACS.
Le Gouvernement prétend que votre raisonnement d'alors ne peut s'appliquer aujourd'hui car, à l'époque, il s'agissait d'éviter la répudiation et de protéger la dignité humaine. Cet argument est d'autant moins recevable que la protection des parties à un contrat se justifie a fortiori quand l'une d'elle est en situation de faiblesse par rapport à l'autre. Ce qui serait indéniablement le cas pour un jeune de 26 ans placé dans l'incertitude pendant les deux années de sa période d'essai par rapport à son employeur.
A cet instant, de quoi s'agit-il sinon de confirmer que l'article 4 de la Déclaration de 1789 fonde la protection du jeune salarié contre la « répudiation » que constitue le licenciement sans motivation mais pourtant possible pendant deux ans ? De quoi s'agit-il sinon de garantir la dignité d'un individu qui désire conserver un emploi dont il ne sait pourquoi on veut l'en priver alors qu'il aura donné toute satisfaction pendant au moins 23 mois ? Quand le Gouvernement écrit lui-même que les jeunes constituent une « variable d'ajustement », n'évoque-t-il pas la répudiation et l'atteinte à la dignité des jeunes que constitue la précarisation de leur parcours professionnel ? Cette lecture à deux vitesses des principes constitutionnels laisse accroire que l'individualisation extrême des rapports entre le salarié et son employeur constitue, aux yeux de certains, l'horizon futur du droit du travail. Ce serait alors un redoutable retour vers le passé, en réponse aux mouvements sociaux de ce mois de mars appelé Germinal dans le calendrier révolutionnaire
La défense du Gouvernement est si faible à cet égard qu'il se garde bien de répondre à la question posée par le recours de savoir pourquoi une grande entreprise, dotée d'un service des ressources humaines conséquent, ne pourrait pas motiver la décision de licenciement d'un jeune de 26 ans. Pour le CNE, la faible organisation des petites entreprises avait été présentée comme une justification de cet allégement des procédures. Mais ici, rien de tel ne peut être sérieusement avancé.
Surtout pas après que soit survenu l'aveu du Gouvernement (page 16 de sa défense) : « En effet, si le dispositif en cause déroge aux exigences de motivation, d'entretien préalable et de cause réelle et sérieuse, aucune disposition de la loi déférée n'affecte l'exercice des voies de recours. Il appartiendra à l'employeur, en cas de contestation contentieuse, d'indiquer le motif de la rupture de façon à ce que le débat, puisse, le cas échéant, porter sur ce motif. »
Quand le Gouvernement avoue malgré lui la vérité du CPE, lorsqu'il écrit que l'entreprise devra justifier, en cas de contentieux, la motivation du licenciement, il dit clairement qu'une telle motivation existera dès avant l'instance et que l'entreprise, pour être en situation de la produire alors devant le juge, devra la connaître au préalable, autrement dit l'avoir rédigée au moment du licenciement et conservée dans ses dossiers pendant tout le temps précédant la prescription de l'action - sauf à considérer que la motivation versée aux débats serait imaginée a posteriori et sera plus ou moins fantaisiste.
Quel aveu !
La motivation du licenciement existera donc bien dès la décision de mettre fin au contrat de travail. Dans ces conditions, on comprend mal pourquoi la motivation connue de l'entreprise ab initio ne pourrait pas être portée à la connaissance immédiate du salarié !
L'absurde de la situation traduit l'atteinte portée à l'équilibre des parties au contrat de travail et aux garanties liées au droit à l'emploi.
Ainsi, cet affaiblissement des garanties des droits, et cette introduction d'un tel déséquilibre entre les parties à un contrat au détriment de la plus faible, constituent des atteintes disproportionnées au droit à l'emploi. Avec le CPE, le salarié est privé de nombreux droits et pendant une période suffisamment longue et disproportionnée pour être juridiquement critiquable.
C'est en vain que le Gouvernement évoquerait la liberté d'entreprendre pour justifier cette situation. Car, les explications qu'il donne comme la logique du dispositif ainsi décrit aboutiront, et ce de l'avis général sinon unanime des praticiens et de nombreux chefs d'entreprises, à une insécurité juridique préjudiciable à l'embauche.
3. Sur la méconnaissance du principe de clarté de la loi et l'atteinte au principe de sécurité juridique qui découlent des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789
Le Gouvernement semble ignorer que l'une des attentes principales des entreprises tient à l'impératif de sécurité juridique. Or, tout le CPE se caractérise par l'incertitude et le risque de générer des contentieux :
- menace de confusion entre la procédure de licenciement selon le CPE et la procédure disciplinaire et donc de contestation ultérieure,
- menace de requalification de la période d'essai de deux ans au titre des conventions internationales liant la France et permettant au juge ordinaire d'écarter la loi,
- obligation de conserver la motivation du licenciement aux fins de pouvoir la produire en cas de contentieux postérieur avec les conséquences y étant liées en cas d'annulation du licenciement.
L'objectif de création d'emplois durables auquel toute la société française est attachée ne peut être bien servi par un régime juridique aussi peu assuré. C'est même le contraire qui se profile.
Ce n'est donc pas du côté de la liberté d'entreprendre, qu'il faut chercher des justifications aux atteintes au droit à l'emploi provoquées par le CPE.
En revanche, en vertu du principe de sécurité juridique existent les raisons de censurer un dispositif si peu clair et lisible pour les salariés et les employeurs.
Dans son rapport public pour 2006, le Conseil d'Etat souligne que « les exigences de sécurité juridique rendent nécessaire l'élimination des dérives qui disqualifient la loi et le législateur, et nuisent à la cohésion sociale ».
Par un arrêt rendu en formation solennelle d'assemblée, le Conseil d'Etat a consacré, ce 24 mars 2006, ce principe de sécurité juridique et en a fait usage pour invalider certaines dispositions réglementaires.
Les dispositions du CPE, du fait de leur nature excessive et de leur caractère disproportionné au regard de l'objectif poursuivi sont évidemment contraires au principe de sécurité juridique. Vous avez dans votre jurisprudence tous les outils pour appliquer un tel principe. Cet article 8, né dans le détournement de procédure parlementaire et à l'écart de la négociation collective, affaiblissant les garanties des droits et l'équilibre des parties à un contrat tout en introduisant l'incertitude, paraît promis à subir sa rigueur.
La censure est encourue de plus fort.
Par tous ces motifs, et tous autres à ajouter qu'il vous plairait, les requérants persistent de plus fort dans leurs précédentes conclusions.
Nous vous prions de croire, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil Constitutionnel, à l'expression de notre haute considération.