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Décision n° 2005-523 DC du 29 juillet 2005 - Saisine par 60 députés

Loi en faveur des petites et moyennes entreprises
Conformité

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil Constitutionnel,
2 rue Montpensier, 75001 Paris
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil Constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi en faveur des petites et moyennes entreprises telle qu'adoptée par le Parlement et plus particulièrement son article 51.
L'article 51 complète le paragraphe III de l'article L.212-15-3 du code du travail par un nouvel alinéa prévoyant que la convention ou l'accord sur l'aménagement et la réduction du temps de travail peut préciser que « les conventions de forfait en jours sont applicables, à condition qu'ils aient individuellement donné leur accord par écrit, aux salariés non cadres dont la durée du temps de travail ne peut être prédéterminée et qui disposent d'une réelle autonomie dans l'organisation de leur emploi du temps pour l'exercice des responsabilités qui leur sont confiées. »
Cet article étend à certains salariés non cadres les dispositions relatives au forfait en jours prévues par l'article 11 de la loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000 relative à la réduction négociée du temps de travail.
L'évolution législative proposée est loin d'être anodine et, loin de promettre à ces salariés de gagner plus en travaillant plus, met en oeuvre de façon certaine une augmentation de la durée du travail en méconnaissant les principes constitutionnels issus et des 5ième et 11ième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 et de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
Cet article permet en effet que dans les entreprises certains salariés non cadres voient leur durée hebdomadaire du travail fortement accrue sans contrepartie salariale ni repos compensateur, les heures supplémentaires n'étant plus comptabilisées en l'occurrence. Les seules obligations restantes seront les repos quotidiens de 11 heures et le repos hebdomadaire de 24 heures.
Sur l'atteinte au cinquième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946
On rappellera que vous avez déjà jugé que le législateur en réduisant la durée du travail effectif avait pour objectif de s'inscrire dans le cadre constitutionnel fixé par le Préambule de la Constitution de 1946 reprise par la Constitution de 1958 en ouvrant notamment le bénéfice du droit d'obtenir un emploi au plus grand nombre d'intéressés (Décision n° 99-423 DC du 13 janvier 2000). La poursuite de cet objectif de solidarité nationale tendant à favoriser le droit à l'emploi pour tous est donc, selon votre propre appréciation, une exigence constitutionnelle. On ne saurait donc, en application de la jurisprudence, supprimer une garantie légale de nature à satisfaire cet objectif voire de renoncer à le promouvoir.
Certes, les auteurs de la saisine n'ignorent pas qu'il vous est arrivé, par ailleurs, de chercher à concilier ce droit d'obtenir un emploi et la liberté d'entreprendre. Mais, rien de tel ne peut suggérer que la présente limitation du droit à l'emploi puisse se revendiquer utilement d'une nécessité particulière de protéger la liberté d'entreprendre face à un risque quelconque.
On en voudra pour preuve que le contingent d'heures supplémentaires pour les salariés non cadres n'est pas utilisé dans son intégralité puisque plusieurs études montrent que les entreprises utilisent en moyenne 59 heures par an. C'est donc dire que la solution retenue par le législateur ne se justifie aucunement pour lever une contrainte excessive entravant la liberté d'entreprendre. Elle ne se justifie pas davantage du point de vue de l'intérêt du salarié qui peut donc être conduit à travailler dans le cadre déjà existant du contingent légal ou conventionnel des heures supplémentaires.
La réalité du dispositif critiqué est plus simple : augmenter la durée du travail sans recourir au dispositif des heures supplémentaires. Au regard de votre jurisprudence sur le droit d'obtenir un emploi, un tel mécanisme prive donc de garantie légale une exigence constitutionnelle sans nécessité impérieuse.
II. Sur l'atteinte au onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946
Il s'ensuit une violation manifeste du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 aux termes duquel la Nation « garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs... ». Votre jurisprudence considère, à cet égard, qu'il revient au législateur dans le cadre de l'article 34 de la Constitution, lui confiant la compétence pour fixer les principes fondamentaux du droit du travail, d'ouvrir le bénéfice du droit à l'emploi au plus grand nombre d'intéressés et de garantir le droit à la santé, au repos et au loisir (Décision n° 99-423 DC du 13 janvier 2000). Il importe d'ajouter, à cet instant, que le droit au repos du travailleur s'inscrit dans une logique de protection de la santé publique.
La prévention des maladies et des accidents du travail repose, notamment, sur ces droits fondamentaux du salarié. Il s'agit ici bien de protéger les salariés. Cette question est d'autant moins négligeable que de récents rapports indépendants ont amplement montré, sans être contestés, l'augmentation en France des accidents et des maladies du travail liée aux conditions de travail, à la pression constante qui s'exerce de plus en plus sur les salariés.
Or, force est de constater que le dispositif critiqué aboutit, en droit et en fait, à méconnaître tout à la fois l'objectif constitutionnel du droit à un emploi pour tous et la garantie légale de l'exigence constitutionnelle du droit à la santé auquel contribue le droit au repos.
La garantie selon laquelle l'accord du salarié est requis est en trompe l'oeil. En effet, nul n'ignore que le rapport des forces existant dans l'entreprise entre le salarié et son employeur est, très souvent, déséquilibré. Par définition, le salarié est placé dans un lien de subordination à son égard. Sauf à méconnaître la réalité de l'entreprise, il est illusoire de considérer que le salarié pourra exercer librement son consentement si son employeur lui demande de passer sous le régime de forfait en jours.
Le plus grave est qu'ici cette pression s'exercera au détriment de la protection de sa santé. Il n'est pas inutile de rappeler que certains métiers sont d'une réelle dangerosité comme dans le bâtiment ou les travaux publics. Le renoncement à un jour de repos compensateur peut s'avérer dramatique le lendemain.
Par ailleurs, ces droits fondamentaux de tout salarié ne peuvent être amoindris ni même laissés à la disposition lâche d'une logique conventionnelle et contractuelle insuffisamment encadrée par la loi en terme de procédure et de garanties appropriées (voir Décision n° 2004-494 DC du 29 avril 2004). C'est en vain que l'on chercherait les règles de procédure sur le fond permettant de préciser par la voie conventionnelle comment le salarié pourra exprimer son souhait ou son refus.
S'agissant de la mise en oeuvre d'un ordre public protecteur trouvant sa source dans une norme constitutionnelle, l'absence de cadre précis et rigoureux préalablement fixé par la loi ne peut que conduire à la censure du dispositif critiqué.
III. Sur l'atteinte à l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789
La liberté contractuelle telle qu'elle résulte de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 est pour le moins mise à mal. Le législateur porte en effet une atteinte démesurée à l'équilibre des accords en cours sur des dispositions relevant pourtant de l'ordre public en matière de santé et de sécurité au travail.
Vous avez été conduit à ne valider l'article 43 de la loi relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social qu'au motif que cette disposition ne permettait pas aux accords collectifs de déroger aux règles d'ordre public en matière de santé et de sécurité au travail.
Vous précisiez alors que ni la durée maximale hebdomadaire ni la définition du travailleur de nuit qui résulte des articles L. 212-7 et L. 213-2 du code du travail, n'étaient concernées par l'extension du champ de la négociation d'entreprise et que les conditions des dérogations possibles aux règles de la durée du travail étaient définies de façon suffisamment précises pour que les exigences constitutionnelles ne soient pas privées de garanties légales (Décision n° 2004-494 DC du 29 avril 2004, considérant 15 à 19).
C'est sans sérieux que l'on arguerait du renvoi à la convention ou à l'accord collectif pour définir ces garanties. Encore une fois, il ressort de votre propre jurisprudence que les dérogations éventuellement possibles doivent être suffisamment encadrées par la loi pour que la norme conventionnelle ou contractuelle ne puisse pas priver une exigence constitutionnelle des garanties légales y étant liées.
En l'occurrence, le motif d'intérêt général poursuivi aboutit à une remise en cause des accords ou conventions portant atteinte aux droits à l'emploi et à la protection de la santé constitutionnellement garantis.
De tous ces chefs, la censure de la totalité de l'article 51 s'impose.
Nous vous prions de croire, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil Constitutionnel, à l'expression de notre haute considération.