Décision n° 2005-520 DC du 22 juillet 2005 - Saisine par 60 sénateurs
Monsieur le Président du Conseil constitutionnel, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, l'ensemble de la loi précisant le déroulement de l'audience d'homologation de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité.
I. La loi critiquée est constituée d'un article unique qui modifie la dernière phrase du second alinéa l'article 459-9 du code de procédure pénale en la rédigeant comme suit : « La procédure prévue par le présent alinéa se déroule en audience publique ; la présence du procureur de la République à cette audience n'est pas obligatoire ».
Cette disposition a pour objet avoué de surmonter les récentes décisions concordantes rendues par la Cour de Cassation et par le Conseil d'Etat au sujet du respect des règles fondatrices du procès pénal, et prononcées à l'aune de votre propre décision du 2 mars 2004 relative à la loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la grande criminalité.
La loi déférée viole délibérément les exigences constitutionnelles garantissant le droit à un procès équitable (II) et ensemble l'article 34 de la Constitution et le principe d'égalité devant la loi (III).
Sur la violation du droit à un procès équitable tel qu'il résulte des articles 66 de la Constitution et 6, 8, 9 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789
II.1. Votre jurisprudence a depuis longtemps consacré la valeur constitutionnelle du droit à un procès équitable. Fondé en droit interne sur les articles 66 de la Constitution, et 6, 8, 9, 16 de la Déclaration de 1789, il fait un écho direct aux prescriptions fondamentales de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.
C'est ainsi que vous avez jugé « que le principe du respect des droits de la défense constitue un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République réaffirmés par le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, auquel se réfère le Préambule de la Constitution de 1958 ; qu'il implique, notamment en matière pénale, l'existence d'une procédure juste et équitable garantissant l'équilibre des droits des parties » (Décision n° 89-260 DC du 28 juillet 1989, considérant 44). C'est à travers ce même principe que vous aviez examiné le traité portant création d'une cour pénale internationale en considérant que « la sentence est prononcée en audience publique ; que les exigences constitutionnelles relatives au respect des droits de la défense et à l'existence d'une procédure juste et équitable, garantissant l'équilibre des droits des parties, sont ainsi satisfaites » (Décision n° 98-404 DC du 22 janvier 1999, considérant 25).
Dans ces conditions, c'est très logiquement que vous avez censuré l'absence de publicité de l'audience publique d'homologation dans le cadre de la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (Décision n° 2004-692 DC du 2 mars 2004).
Il en résulte que le procès pénal forme un tout au cours duquel toutes les parties, le prévenu comme la victime, y compris la société que le ministère public représente à l'audience, concourent à rendre une décision de justice objective et acceptable par toutes les parties. Ce processus cohérent est la garantie qu'un procès complet a bien eu lieu au cours duquel tous les éléments ont été connus et discutés contradictoirement par tous les intéressés, du début à la fin de l'instance. Cela est d'autant plus indispensable, et constitutionnellement exigé, lorsqu'une peine privative de liberté est susceptible d'être prononcée.
II.2. C'est dans cette logique que la Cour de Cassation a rappelé solennellement par son avis du 18 avril 2005 que dans le cadre d'une audience d'homologation, le procureur de la République est, conformément à l'article 32 du code de procédure pénale, tenu d'assister aux débats de cette audience de jugement, la décision devant être prononcée en sa présence.
C'est sur le même fondement, que le Conseil d'Etat, statuant en référé, a prononcé la suspension de la circulaire du 19 avril 2005 par laquelle le ministre de la justice tentait de faire échec à l'avis de la Cour de Cassation précité. Cette ordonnance de la plus haute juridiction administrative a été rendue, à cet égard, au visa de la Convention européenne des droits de l'homme.
Cette jurisprudence ne peut surprendre dès lors qu'elle met en oeuvre les dispositions du code de procédure pénale inspirées par les exigences constitutionnelles applicables au procès équitable. On se bornera à citer deux décisions classiques qui ont réaffirmé avec force que le procès pénal et la juridiction répressive forment un tout. Ainsi, le Cour de Cassation a-t-elle jugée que « le Ministère public est partie intégrante et nécessaire des juridictions répressives ; qu'il résulte des articles 460, 512 et 592 du code de procédure pénale qu'il doit, à peine de nullité, être entendu dans ses réquisitions au second comme au premier degré, qu'il s'agit là d'une exigence légale dont l'inobservation, lorsque l'action publique est en cause, porte atteinte aux intérêts de toutes les parties au procès pénal » (Crim, 11 mai 1978, Bull. n° 150).
Dans la même logique, la Chambre criminelle de la Cour de Cassation a jugé que le ministère public, partie intégrante et nécessaire des juridictions répressives, devait être présent dans les débats, être entendu dans ses réquisitions et « assister au prononcé de la décision ; que cette dernière disposition s'impose, non seulement lorsque le jugement est rendu en présence des trois magistrats du siège qui ont connu de l'affaire et en ont délibéré, mais encore lorsque la décision est lue par l'un d'eux conformément aux dispositions édictées par l'article 485 du code de procédure pénale » (Crim. 18 janvier1995, Bull. n° 27).
II.3. Ces décisions qui s'articulent autour du droit à un procès équitable, conforme aux intérêts de toutes les parties et de la société représentée par le ministère public, font échot au raisonnement de votre décision du 2 mars 2004 par laquelle vous aviez censuré l'absence d'audience publique dans la phase d'homologation.
Pour s'en convaincre, on prendra pour éclairage le commentaire autorisé paru dans les Cahiers du Conseil Constitutionnel. Ainsi y est-il écrit que " la séance d'homologation doit être publique, justement parce qu'il s'agit d'un véritable jugement pénal. Bien sûr, la composante contradictoire sera le plus souvent nulle et il est souhaitable qu'il en soit ainsi pour la réussite pratique de la procédure. Mais on ne peut exclure qu'il en aille autrement en présence de la victime qui, rappelons le, est dûment convoquée. Les déclarations de celle-ci pourraient par exemple jeter un doute sur l'ampleur des faits admis ; un début de discussion pourrait s'élever à ce sujet ; un soupçon s'installer dans les esprits. Qui plus est, la question de la réparation pourra elle aussi donner matière à débat.
Le huis clos est d'autant plus choquant que la séance d'homologation évoquera des infractions qui, sans être les plus graves, le sont suffisamment pour être punies de peines d'emprisonnement de cinq ans et que le président du TGI ou son délégué peuvent, en homologuant, condamner le prévenu à un an d'emprisonnement. On se trouve là dans des hypothèses qui semblent appeler, au nom de l'exemplarité des peines et sous les réserves habituelles, la présence du public " (Cahiers du Conseil Constitutionnel, n° 16).
On mesure à la lumière de ces commentaires que l'audience d'homologation est un moment du procès pénal au cours duquel il appartient au président de la juridiction de vérifier la qualification juridique des faits et de s'interroger sur la justification de la peine au regard des circonstances de l'infraction et de la personnalité de l'auteur. Le juge peut refuser l'homologation s'il estime que la nature des faits, la personnalité de l'intéressé, la situation de la victime ou les intérêts de la société justifient une audience correctionnelle ordinaire. Il peut également refuser l'homologation si les déclarations de la victime apportent un éclairage nouveau sur les conditions dans lesquelles l'infraction a été commise ou sur la personnalité de son auteur. Ces indications, qui reprennent expressément de l'une de vos réserves d'interprétation, montrent que cette phase du procès pénal, à l'instar de ses autres étapes, nécessite la présence voire l'intervention du ministère public (Décision du 2 mars 2004, considérant 107).
Alors que le procès continuera en présence du prévenu et de la victime, on comprendrait mal que le représentant du parquet soit absent dès lors que les débats se poursuivent devant le juge du siège. Sauf à méconnaître le droit à un procès équitable.
Que l'on se place du point de vue du prévenu, de la victime ou des intérêts de la société, l'absence du ministère public lors de cette audience ferait de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité une justice incomplète et partielle. A la vérité, il y aurait quelques paradoxes à ce que la loi consacre la circulaire du 19 avril 2005, selon laquelle la présence du ministère public n'est pas nécessaire lors de l'audition de la personne, ou de son avocat, et la vérification de la qualification juridique des faits, mais le redeviend à l'occasion de la lecture de la décision qui peut être faite - selon la même circulaire- par le greffier et non le magistrat ayant rendu la décision.
Ainsi à suivre la chancellerie et le gouvernement, le procès pénal se transformerait en vaudeville au cours duquel le représentant du parquet sortirait par une porte quand le prévenu et son avocat entreraient dans la salle au même moment que la victime. La scène suivante verrait le ministère public revenir pour entendre le greffier lire la décision rendue par un magistrat du siège muet ou absent ! Feydeau pourrait s'en amuser. Pas les exigences constitutionnelles lorsqu'une peine privative de liberté peut être prononcée.
Enfin, force est d'admettre que du point de vue de l'ordre public et de la bonne administration de la justice, une telle procédure aléatoire et incomplète n'est pas davantage satisfaisante. En effet, si le juge du siège ne trouve pas dans le déroulé de l'audience d'homologation les raisons suffisantes pour valider l'accord précédemment intervenu, il pourra être conduit à renvoyer l'affaire devant le tribunal correctionnel. La réponse pénale sera alors retardée et la gestion des instances encombrées. Cela pourrait être cependant évité dans certains cas si le ministère public présent à l'audience apportait des éclaircissements sur la matérialité des faits ou leur qualification juridique. En amputant la juridiction répressive d'une partie de sa composition, l'article critiqué ne peut que nuire à la poursuite de l'intérêt général correspondant ici à l'ordre public.
De tous ces chefs, la censure est encourue.
III. Sur la violation de l'article 34 de la Constitution et ensemble du principe d'égalité
En tout état de cause, et à titre subsidiaire, il ressort de son libellé que l'article critiqué méconnaît l'article 34 de la Constitution qui confie à la loi le soin de fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques et la procédure pénale.
Par ailleurs, vous considérez que le législateur peut prévoir des règles différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent à la condition que ces différences ne précèdent pas de discriminations injustifiées et que sont assurées aux justiciables des garanties égales notamment quant au respect des droits de la défense, ce qui implique en particulier une procédure juste et équitable (Décision n° 2002-461 DC du 29 août 2002).
Cela suppose donc que le recours à telle ou telle voie procédurale soit fondée sur des critères objectifs et rationnels définis au préalable par la loi de procédure.
Or, en l'espèce, l'article querellé est vide de toute précision ou critère explicitant un tant soit peu les raisons susceptibles de fonder la décision du ministère public d'être ou non présent à l'audience au cours de laquelle le juge du siège examine l'affaire.
Au regard du principe d'égalité devant la justice et des obligations constitutionnelles tirées de l'article 34 C, l'article unique en cause ne peut échapper à la censure. Sauf à faire de l'emploi du temps des magistrats le critère nécessaire et suffisant pour justifier des différences de composition des juridictions répressives. Une telle option donnerait une bien piètre image de l'idée du service public de la justice et des missions de l'Autorité judiciaire. Le principe d'égalité devant la loi serait alors vidé de sa substance.
De ces chefs, la censure est également certaine.
Nous vous prions de croire, Monsieur le Président, Mesdames et messieurs les membres du Conseil Constitutionnel à l'expression de notre haute considération.