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Décision n° 2004-510 DC du 20 janvier 2005 - Réplique par 60 députés

Loi relative aux compétences du tribunal d'instance, de la juridiction de proximité et du tribunal de grande instance
Non conformité partielle

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil Constitutionnel, les observations en défense du gouvernement présentées sur le recours dirigé contre l'ensemble de la loi relative aux compétences du tribunal d'instance, de la juridiction de proximité et du tribunal de grande instance appellent de notre part les brèves remarques suivantes.
* * *
I. Sur l'article 3 de la loi critiquée
Pour l'essentiel, le gouvernement se borne à affirmer, mais sans le démontrer objectivement, que l'accroissement des compétences des juges de proximité ne concernerait, in fine, qu'environ 20 % des affaires du volume des affaires relevant des tribunaux d'instance. Etant entendu que la loi critiquée modifie parallèlement le taux de ressort des tribunaux d'instance.
Dans ces conditions, la compétence des juges de proximité ne recouvrirait toujours qu'une part limitée de la compétence des juges d'instance.
Ce raisonnement ne peut emporter l'adhésion tant il joue sur les chiffres et les mots.
I.1. D'une part, on observera que votre décision du 29 août 2002 relative à la création de cette juridiction était rédigée de telle sorte que, dans le droit fil des décisions précédentes sur l'exercice de la fonction de juge par un magistrat non professionnel, la création et l'office de cette nouvelle juridiction ad hoc soient strictement bornées.
A cet égard, votre critère de la « part limitée » ne vise pas qu'une appréciation quantitative, délicate à trancher pour le juge constitutionnel. Il s'agit bien d'une condition constitutionnelle touchant au principe d'égalité devant la justice qui suppose la qualité de celle-ci et le respect en toutes occasions des principes du procès équitable. Or, à l'évidence de la pratique judiciaire en matière d'obligations civiles et commerciales, plus le taux de ressort augmente plus les questions juridiques et les forces en présence complexifient les problèmes portés devant le juge.
L'augmentation parallèle du taux de ressort du tribunal d'instance est ici indifférente. Sauf à imaginer qu'il suffirait, par exemple, de porter, dans le futur, ce taux à 20 000 euros pour justifier que la compétence du juge de proximité soit étendue aux affaires allant, autre exemple, jusqu'à 8 000 euros. Ce serait une fuite en avant sans fin. Ce raisonnement ne tient donc pas.
Car, la possibilité ouverte aux personnes morales de saisir ce juge de proximité n'est pas ici sans effet, contrairement à ce que prétend le gouvernement.
Certes, dans le régime actuel, une personne morale peut se trouver en situation de défendeur devant le juge de proximité si une personne physique l'y a attrait. Mais c'est alors le choix du demandeur à l'action et sa stratégie propre élaborée au terme d'un bilan des coûts et des avantages en présence.
En revanche, la circonstance d'ouvrir l'accès en demande au juge de proximité aux personnes morales, lesquelles disposent de moyens autrement plus conséquents que ceux du simple particulier, ne peut qu'aboutir à modifier substantiellement la nature et la qualité de l'office du juge de proximité, et au-delà l'exercice des droits de la défense et du principe du contradictoire. En définitive, le principe de l'égalité des armes consacré par votre jurisprudence comme par celle de la Cour Européenne des droits de l'homme, et singulièrement pour cette dernière quand sont en cause les obligations civiles et commerciales visées à l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme et du citoyen, est atteint.
I.2. Cette question est d'autant plus cruciale, d'autre part, que cette augmentation du taux de ressort des juges de proximité est opérée alors que n'existe aucune évaluation de la qualité du travail effectué par ceux déjà en place. A moins que la réponse tienne dans « les fiches » transmises à votre juridiction par le Secrétariat général du gouvernement (voir lettre de transmission) mais non communiquées aux requérants...
Bien sûr, il n'appartient pas au Conseil Constitutionnel de substituer son appréciation à celle souveraine du Parlement s'agissant des questions d'opportunités. Toutefois, ainsi que monsieur le Président du Conseil Constitutionnel l'a dit lors de ses voeux présentés à Monsieur le Président de la République, la loi ne devrait pas revenir sans cesse et sans raison sur une question déjà tranchée par elle quelques mois auparavant. Etait ainsi critiquée une forme de « hoquet législatif ».
En l'occurrence, alors qu'est en cause le Titre VIII de la Constitution et notamment son article 64, il ne peut être admis que le législateur, apparemment pris d'un tel « hoquet législatif », accroisse la part limitée de la compétence du juge de proximité sans que l'on sache si à ce jour sa mission, déjà étendue, est correctement remplie au regard des principes constitutionnels applicables.
Carence d'évaluation qui mobilise l'ensemble des organisations de magistrat et qui pose la question de savoir si ces juges non professionnels sont en situation d'assumer un élargissement de leurs compétences, avec ce que cela implique en technicité judiciaire et de maîtrise du prétoire.
A cet instant, cette question ne relève pas seulement du pouvoir d'appréciation souveraine du Parlement mais bien d'exigences constitutionnelles. Car, il faut ici rappeler que dans votre décision n° 2003-466 DC relative à la loi organique précisant le statut de ces juges de proximité, vous aviez repris une réserve d'interprétation qui figurait déjà dans un précédent relatif à un recrutement latéral de magistrats judiciaires (n° 98-396 DC du 19 février 1998, cons. 9 à 12, Rec. p. 153) : la compétence juridique et l'aptitude à juger des candidats aux fonctions de juge de proximité devront être strictement appréciées et les places prévues chaque année non nécessairement pourvues en totalité. Car, cela implique évidemment la manière dont la justice est rendue et, chose très importante, le sentiment qu'elle a été bien rendue.
Il faut noter également que la décision n° 2003-466 DC fait reposer les exigences d'impartialité et d'indépendance du juge sur l'article 16 de la Déclaration de 1789. L'intérêt de cette référence tient à ce que l'article 16 DDHC porte, en droit interne, les exigences du « procès équitable » énoncées, en droit européen, par l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Plus généralement, cette référence à l'article 16 DDHC permet d'ancrer dans le droit positif constitutionnel beaucoup des composantes de la notion de « sécurité juridique ».
Or, il faut se demander comment l'on peut décemment accroître les compétences d'une juridiction à l'office nécessairement « limité » en raison des exigences constitutionnelles applicables en matière de justice, alors pourtant que le législateur ignore totalement, au moment où il vote la loi, le bilan objectif et rationnel de l'activité de cette juridiction, créée depuis à peine quelques mois. Une telle précipitation sans justification tirée de la bonne administration de la justice ou du besoin de continuité du service public de la justice, ne peut qu'aboutir à une violation des principes constitutionnels applicables en matière judiciaire.
Dès lors qu'aucune nécessité impérieuse n'a été avancée, ni par les auteurs de la proposition de loi ni par le gouvernement, les violations du Titre VIII de la Constitution et l'erreur manifeste d'appréciation doivent être sanctionnées par l'invalidation de l'article critiqué.
De ces chefs, la censure est certaine.
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II. Sur l'article 5 de la loi critiquée
Pour écarter le grief tiré de l'article 66 de la Constitution, le gouvernement se retranche derrière le précédent des magistrats dits temporaires qui peuvent siéger dans une formation collégiale de tribunal correctionnel, solution que vous n'avez pas censuré dans votre décision du 10 janvier 1995.
Quant au principe d'égalité devant la justice, il serait respecté, toujours selon le gouvernement, dès lors que ces juges de proximité seront désignés selon l'ordonnance de répartition prévue à l'article L. 710-1 du code de l'organisation judiciaire.
Ces arguments ne pourront sérieusement prospérer.
D'autant plus que l'enchevêtrement des différents textes sur les magistrats temporaires et non professionnels aboutirait à ce qu'un tribunal correctionnel puisse désormais être composé, contrairement aux exigences de l'article 66 de la Constitution et du principe d'égalité devant la justice, d'une majorité de magistrats non professionnels. C'est ce que l'on verra en dernier lieu.
En premier lieu, et s'agissant de la comparaison avec les magistrats dits temporaires et donc du parallèle avec votre décision du 10 janvier 1995, on observera que la comparaison n'est en rien valable.
Il apparaît, en effet, que les règles de recrutement et de formation des magistrats temporaires sont substantiellement différentes de celles applicables aux juges de proximité et les garanties entourant leurs missions sont donc radicalement distinctes au regard du principe d'égalité devant la loi, notamment de la loi pénale.
Ainsi, s'agissant des magistrats temporaires, l'article 41-12 du statut de la magistrature dispose que :
" Les magistrats recrutés dans le cadre du présent chapitre sont nommés pour une durée de sept ans non renouvelable dans les formes prévues pour les magistrats du siège.
Les nominations interviennent, après avis conforme de la commission prévue à l'article 34 [du statut de la magistrature], parmi les candidats proposés par les assemblées générales des magistrats du siège des cours d'appel. L'article 27-1 ne leur est pas applicable.
Les magistrats nommés suivent une formation organisée par l'Ecole nationale de la magistrature et comportant un stage en juridiction effectué selon les modalités prévues à l'article 19. "
Il s'en évince que ces magistrats sont nommés selon une procédure qui fait intervenir le mécanisme de l'article 34 du statut de la magistrature et que, autre différence fondamentale, ils suivent tous et obligatoirement une même formation telle que prévue par ce même statut.
Il convient de relever que dans votre décision du 10 janvier 1995 (considérant12), vous aviez pris soin de mettre en avant au titre des exigences constitutionnelles, ces garanties de l'article 41-12 précité.
En terme de garanties de nomination et de formation, on ne saurait donc décemment assimilés les magistrats temporaires aux juges de proximité. Car, il faut rappeler que les juges de proximité, déjà nommés selon une procédure différente, ne reçoivent pas tous la même formation, et ne suivent pas tous un stage probatoire.
Du point de vue des garanties imposées par l'article 66 de la Constitution et par le principe d'égalité devant la loi, cette situation est constitutionnellement impossible.
En second lieu, cette situation de moindre garantie viole le principe d'égalité devant la loi et donc devant la justice dans la mesure où les modalités de la participation des juges de proximité à la justice correctionnelle n'est pas rationnellement définie.
La nomination de ces juges de proximité relève d'un pouvoir discrétionnaire du président de la juridiction, hypothèse que rejette expressément votre décision du 23 juillet 1975. On en voudra pour preuve que le gouvernement est totalement muet sur le reproche tiré de l'emploi du mot « susceptible » qui démontre, si les mots ont encore un sens, que seuls certains juges de proximité seront désignés pour siéger dans certaines formations collégiales correctionnelles. La question est alors posée au regard du principe d'égalité, de savoir pourquoi certains de ces juges et pas d'autres. Le silence total règne sur les critères de choix de ces magistrats, critères qui pourront varier d'un président à l'autre.
La référence à l'article L. 710-1 du code de l'organisation judiciaire ne peut alors suffire dès lors qu'il ne s'agit pas de prévoir le roulement des juges de proximité pour animer cette juridiction d'exception, mais de les mêler aux magistrats professionnels et éventuellement à ceux temporaires. Or, cet article est rédigé de telle sorte qu'il prévoit un roulement de tous les magistrats de la juridiction après avis de l'assemblée générale des magistrats du siège, assemblée dont les juges de proximité ne font pas partie, et non pas une désignation discrétionnaire de tel ou tel juge.
En dernier lieu, on ajoutera que le caractère précipité et la malfaçon de cette nouvelle loi rend désormais possible l'existence d'un tribunal correctionnel où le magistrat professionnel sera minoritaire au milieu de deux juges non professionnels.
L'hypothèse est simple à concevoir. Elle est tirée du chevauchement des statuts des juges non professionnels.
Concrètement, on pourrait très bien avoir une juridiction correctionnelle composée d'un magistrat professionnel, d'un magistrat temporaire et d'un juge de proximité. En effet, l'accumulation de textes modifiant le statut de la magistrature, ce fameux « hoquet législatif », interdit qu'il y ait plus d'un magistrat temporaire au sein d'une formation collégiale. Mais, il n'interdit pas que s'y ajoute un juge de proximité. A l'inverse, la loi aujourd'hui critiquée interdit qu'il y ait plus d'un juge de proximité par formation correctionnelle collégiale. Mais, elle est muette sur le fait qu'il puisse y avoir dans la même formation un magistrat temporaire à ses côtés.
Autrement dit, il se pourrait qu'une formation correctionnelle collégiale soit composée avec un seul magistrat professionnel pour deux juges non professionnels.
La loi déférée à votre examen étant totalement silencieuse sur ce point, et la difficulté étant liée à un autre texte législatif de nature organique - l'article 41-11 du statut de la magistrature - aucune réserve d'interprétation respectant la souveraineté du Parlement, car elle devrait alors ajouter à une loi ordinaire et à une loi organique, ne peut venir sauver une disposition qui rend l'ensemble de l'article violemment inconstitutionnel.
L'article 66 de la Constitution et le principe d'égalité devant la justice sont radicalement méconnus et la censure encourue.
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Par ces motifs, et tous autres à suppléer même d'office, les saisissants persistent de plus fort dans tous leurs griefs et moyens.
Nous vous prions de croire, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil Constitutionnel à l'expression de notre haute considération.