Contenu associé

Décision n° 2004-499 DC du 29 juillet 2004 - Réplique par 60 députés

Loi relative à la protection des personnes physiques à l'égard des traitements de données à caractère personnel et modifiant la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés
Non conformité partielle

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil Constitutionnel, les observations du gouvernement sur la saisine critiquant la loi relative à la protection des personnes physiques à l'égard des traitements de données à caractère personnel et modifiant la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, appellent la brève réplique suivante.
* * *
Les observations en défense du gouvernement marquent sa gêne à l'égard des griefs avancés à l'encontre de plusieurs dispositions de la loi déférée. Sentiment qui culmine à propos de l'article 9 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 modifiée par l'article 2 de la loi attaquée concernant les fichiers privés portant traitement d'infractions, de condamnations et de mesures de sûretés.
1. Le gouvernement tente d'abord d'expliquer que cette disposition est prévue par l'article 8 de la Directive du 24 octobre 1995, manière habile de vous appeler à faire usage de votre jurisprudence du 10 juin 2004.
Or, précisément, l'article 8 de la directive ne prévoit, à cet égard, qu'une option. La France n'est donc pas tenue de transposer cette simple faculté ouverte aux Etats membres. En sorte que les dispositions législatives critiquées ne peuvent s'abriter derrière aucune exigence communautaire ou constitutionnelle de transposition en droit interne. L'article 9 de la loi critiquée ne résultant d'aucune disposition claire, précise, et surtout pas inconditionnelle de la directive dont s'agit, ne pouvait s'affranchir des normes et principes constitutionnels, exprès ou non, applicables à la protection de la vie privée et de la liberté individuelle.
2. Or, la violation des articles 2 et 9 de la Déclaration de 1789, et 66 de la Constitution est patente. D'ailleurs, le gouvernement ne répond à aucun moment sur les griefs constitutionnels précis articulés contre l'article 9 de la loi. Il se contente d'indiquer des motifs de fait qui justifieraient une telle privatisation de l'ordre public et des garanties accordées aux libertés individuelles et publiques.
3. Le fait que l'entrée en vigueur du 3 ° de l'article 9 soit subordonnée à l'adoption d'une loi ultérieure n'enlève rien au fait qu'il méconnaît plusieurs normes constitutionnelles. Il doit donc être censuré en tant que tel, sauf à laisser subsister un risque si la loi annoncée pour le futur n'était pas soumise à votre appréciation.
Il demeure que cet argumentation d'évitement démontre la pertinence des griefs développés.
4. S'agissant du 4 ° de cet article 9, le gouvernement commence par se contredire. Il tente de nier, implicitement, le caractère de traitement de données personnelles de ces fichiers (page 11, 1er
des observations du gouvernement). Pourtant, ces fichiers doivent faire l'objet d'une autorisation de la CNIL. C'est dire qu'il s'agit bien de données directement ou indirectement nominatives, ainsi que la CNIL l'avait considéré en 2001 (cf. saisine), mais aussi le Groupe de l'article 29 institué au titre de la directive (novembre 2000) et le Groupe international sur la protection des données dans les télécommunications (31ème réunion, 26 et 27 mars 2002, Auckland).
5. Quant à l'avis donné par le Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique, en date du 2 mars 2004, son évocation par le gouvernement est pour le moins cocasse. En effet, celui-ci semble oublier que le CSPLA, organe consultatif, est composé quasi-exclusivement de représentants des ayant droits - musique, cinéma, logiciels, bases de données, artistes-interprètes, « majors du disque »,... - et que les SPRD en forment la majorité ! Ainsi donc cet avis émanant des bénéficiaires de la mesure critiquée validerait constitutionnellement une atteinte à la vie privée et aux libertés individuelles... Ce n'est pas sérieux.
6. Le parallèle avec les agents assermentés prévus par les articles L. 331-2 et suivants du code de la propriété intellectuelle n'est pas davantage fondé. D'abord, ceux-ci ne procèdent qu'à des constatations dans des lieux publics (discothèques, bar d'ambiance, magasins,...) et non au domicile privé des personnes. Ensuite, ils ne constituent aucun fichier d'infractions, de constatation ou mesures de sûretés. Enfin, et surtout, ces agents ont fait l'objet de critiques quant au manque d'encadrement des conditions de nomination et d'exercice de leurs pouvoirs, critiques aussi constitutionnelles, par le Conseil d'Etat (Internet et les Réseaux numériques, 1998) et dans un Rapport de l'Inspection générale de l'administration des affaires culturelles (La lutte contre la contrefaçon des droits de propriété littéraire et artistique dans l'environnement numérique, M. P. Chantepie, 1er octobre 2002, p. 95 et s.).
7. Il convient, en outre, de s'interroger sur les modalités d'exercice du droit d'accès à ces fichiers, ces « casiers judiciaires privés », par les personnes concernées. Eu égard à leur définition et à leur destination, on éprouve quelques difficultés à comprendre comment les citoyens pourront bénéficier des garanties prévues par les articles 38 et suivants de la loi de 1978 modifiée par la loi ici critiquée.
8. Les auteurs de la saisine sont évidemment sensibles au besoin de protection de la propriété intellectuelle et des droits d'auteurs, critères d'une société de culture, et ils ont largement agit en sens comme ils continueront de le faire avec force dans le futur. Il reste que la mesure critiquée n'est pas strictement nécessaire au but poursuivi et que l'atteinte aux droits et libertés constitutionnels est disproportionnée. De nombreuses dispositions existent, certaines récentes et d'autres à venir comme celles figurant dans le projet de loi sur les droits d'auteurs, pour protéger ces droits contre le piratage. Les services de police, de gendarmerie, et l'autorité judiciaire sont armés pour lutter en ce sens.
Dans ces conditions, de tels fichiers ne sont pas strictement nécessaires. Et s'il s'agit seulement de constituer des preuves pour ester en justice, il n'est nul besoin de constituer des fichiers de cette nature.
A tout bien considérer, et c'est un paradoxe supplémentaire, on ne voit pas très bien pourquoi seules les SPRD auraient le droit de protéger ainsi leurs prérogatives. Il s'ensuit qu'en admettant que soient constitués de tels fichiers, c'est une brèche pour des revendications futures de même nature qu'émettraient d'autres personnes morales victimes d'infractions. D'ailleurs, telle que rédigée, cette disposition permettra à des éditeurs de logiciels, de bases de données de constituer de tels fichiers. On est alors bien loin de la culture et de la protection des créations musicales et cinématographiques.
Autrement dit, une telle mesure, alors qu'existent des procédures adaptées pour protéger les droits d'auteurs et que la constitution d'un tel fichier privé ne permet pas de prévenir les infractions de cette nature, est manifestement disproportionnée au regard des droits et libertés constitutionnels que le législateur doit garantir.
* * *
Par ces motifs, et tous autres à déduire ou suppléer même d'office, les auteurs de la saisine persistent de plus fort dans leurs conclusions.
Nous vous prions de croire, Monsieur le Président, mesdames et messieurs les membres du Conseil Constitutionnel, à l'expression de notre haute considération.