Contenu associé

Décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004 - Observations du gouvernement

Loi pour la confiance dans l'économie numérique
Non conformité partielle

Le Conseil constitutionnel a été saisi, par plus de soixante députés et plus de soixante sénateurs, de deux recours dirigés contre la loi pour la confiance dans l'économie numérique, adoptée le 13 mai 2004.
Les auteurs des recours articulent à l'encontre des articles 1er et 6 de la loi différents griefs qui appellent, de la part du Gouvernement, les observations suivantes.
*
* *
I/ Sur l'article 1er
A/ L'article 1er de la loi déférée procède, notamment en modifiant la loi n°86-1067 du 30 septembre 1986, à la définition de plusieurs notions, en particulier celles de « communications électroniques », de la « communication au public par voie électronique » ou de la « communication audiovisuelle ». Le dernier alinéa du paragraphe IV de l'article 1er définit le « courrier électronique » comme étant « tout message, sous forme de texte, de voix, de son ou d'image, envoyé par un réseau public de communication, stocké sur un serveur du réseau ou dans l'équipement terminal du destinataire, jusqu'à ce que ce dernier le récupère ».
Les auteurs des recours reprochent à cette dernière définition de ne pas faire référence à la notion de correspondance privée. Ils en déduisent que le législateur n'aurait pas épuisé la compétence qu'il tient de l'article 34 de la Constitution et qu'il aurait, ce faisant, méconnu les termes des articles 2 et 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
B/ Le Conseil constitutionnel ne pourra faire sienne cette argumentation, qui apparaît inopérante.
En effet, la portée de la définition adoptée par le législateur n'est pas d'exclure, par principe, que des messages relevant de la notion de « courrier électronique » puissent présenter le caractère de correspondance privée. Elle ne revient pas non plus à assimiler systématiquement tout courrier électronique à de la correspondance privée.
La définition adoptée par le législateur se borne à décrire, au plan technique, un mode de transmission des messages caractérisé par l'utilisation d'un réseau public de communication, sans prendre parti sur le contenu de ces messages ni qualifier ces messages à raison de leur contenu. La définition retenue manifeste à cet égard une parfaite neutralité. Elle ne modifie ni les règles relatives à la correspondance privée, ni le champ d'application de cette dernière notion. On peut remarquer que la définition retenue par le législateur s'inspire directement de celle donnée par la directive 2002/58/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 juillet 2002 concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques. On doit également relever que le législateur n'a pas directement attaché de conséquences juridiques à la définition donnée par l'article 1er ; de telles conséquences résulteront, le cas échéant, d'autres dispositions, à l'image de l'article 22 de la loi déférée qui utilise le concept de courrier électronique pour préciser le régime qui s'attache aux prospections directes par courrier électronique (« spam »).
On doit souligner que le courrier électronique tel que défini par l'article 1er de la loi déférée pourra présenter le caractère d'une correspondance privée ou celui d'une communication au public, comme il en va déjà ainsi aujourd'hui. La distinction entre ces deux catégories continuera d'être opérée au cas par cas, au vu de critères qui ne résultent pas de la loi déférée et qui ne sont pas affectés par elle. Ces critères ont été dégagés par la jurisprudence. Ils ont été par exemple rappelés par la circulaire du 17 février 1988 prise dans le cadre de l'article 43 de la loi n°86-1067 du 30 septembre 1986 : selon les termes de cette circulaire, « il y a correspondance privée lorsque le message est exclusivement destiné à une (ou plusieurs) personne, physique ou morale, déterminée et individualisée ». A titre d'exemple, on peut estimer que la prospection directe par voie électronique ou la diffusion de journaux par courrier électronique entrent dans le champ de la définition du courrier électronique donnée par le dernier alinéa du IV de l'article 1er de la loi déférée, mais qu'elles ne présentent pas pour autant le caractère d'une correspondance privée.
Il faut, enfin, marquer que, dans le cas où un courrier électronique présente le caractère d'une correspondance privée, l'article 1er de la loi déférée n'a nullement pour objet ou pour effet de soustraire cette correspondance au régime du secret des correspondances, qui est protégé au titre des exigences constitutionnelles résultant de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et garantissant la liberté de communication des opinions et le respect de la vie privée. Demeurent notamment applicables les dispositions de l'article 226-15 du code pénal qui punit comme délit le fait « d'intercepter, de détourner, d'utiliser ou de divulguer des correspondances émises, transmises ou reçues par la voie des télécommunications » ou les dispositions de la loi n°91-646 du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des télécommunications.
Ainsi, eu égard à la portée réelle des dispositions critiquées, l'argumentation des parlementaires requérants ne pourra qu'être écartée comme inopérante.
II/ Sur l'article 6
A/ L'article 6 de la loi déférée précise, sur différents points, le régime applicable aux personnes dont l'activité est d'offrir un accès à des services de communication en ligne, aux personnes qui assurent le stockage de signaux, d'écrits, d'images, de sons ou de messages de toute nature pour mise à disposition du public par des services de communication en ligne ou aux services de communication en ligne.
Les recours critiquent, en particulier, certaines des dispositions du I de l'article 6 qui précisent les cas dans lesquels la responsabilité civile ou pénale des personnes qui assurent pour mise à disposition du public par des services de communication en ligne le stockage de signaux, d'écrits, d'images, de sons ou de messages de toute nature n'est pas susceptible d'être engagée.
A ce propos, les parlementaires requérants invoquent les termes de l'article 34 de la Constitution, des articles 8, 9 et 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, de l'article 66 de la Constitution, de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et du principe constitutionnel des droits de la défense.
En outre, les recours mettent aussi en cause la conformité à la Constitution des dispositions du V de l'article 6 qui aménagent, pour certains services de communication en ligne, le régime de la prescription de l'action publique et de l'action civile résultant de l'article 65 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
A cet égard, les auteurs des recours soutiennent que ces dispositions méconnaîtraient le principe d'égalité.
B/ Ces différents griefs appellent, de la part du Gouvernement, les réponses suivantes.
1/ Les critiques adressées aux dispositions relatives à la responsabilité civile et pénale des prestataires ne sauraient être retenues.
a) On doit rappeler, en premier lieu, le cadre juridique dans lequel s'insèrent les dispositions adoptées par le législateur.
Le droit commun de la responsabilité pénale conduit à considérer que la responsabilité des prestataires techniques est susceptible d'être engagée au titre de la complicité, sur le fondement des articles 121-7 et 121-8 du code pénal, s'ils acquièrent la connaissance du caractère illicite d'un site hébergé et ne prennent pas de mesures pour supprimer l'accès à ce site. Cette responsabilité ne peut être engagée qu'à la condition que soit rapportée la preuve que le prestataire avait connaissance de l'illicéité du site. La responsabilité civile de droit commun des prestataires peut également être recherchée.
Le législateur a toutefois entendu adopter des dispositions spécifiques limitant la mise en oeuvre de la responsabilité des prestataires techniques. C'est pourquoi il avait adopté, dans la loi du 1er août 2000, une disposition s'insérant à l'article 43-8 de la loi du 30 septembre 1986 et prévoyant que la responsabilité pénale et civile des hébergeurs ne pouvait être engagée du fait du contenu des services édités que dans deux cas : celui où « ayant été saisis par une autorité judiciaire, ils n'ont pas agi promptement pour empêcher l'accès à ce contenu » et celui où « ayant été saisis par un tiers estimant que le contenu qu'ils hébergent est illicite ou lui cause un préjudice, ils n'ont pas procédé aux diligences appropriées ». La disposition a été jugée contraire à la Constitution, pour incompétence négative, en ce qu'elle prévoyait le second cas d'engagement de la responsabilité (décision n°2000-433 DC du 27 juillet 2000). Il en résulte que le droit français ne prend en considération, pour l'heure, que l'hypothèse d'une intervention de l'autorité judiciaire.
Or, il incombe aux autorités nationales, en raison des engagements européens de la France, de procéder à la transposition des objectifs de la directive 2000/31/CE du 8 juin 2000 du Parlement européen et du Conseil relative à certains aspects juridiques des services de la société de l'information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur. L'article 14 de cette directive, au demeurant éclairé par les motifs qui précèdent ses différents articles, énonce qu'il appartient aux Etats membres de veiller à ce que les prestataires ne soient pas responsables des informations stockées à la condition qu'ils n'aient pas effectivement connaissance de l'activité ou de l'information illicites ou qu'ils agissent promptement pour retirer les informations ou rendre leur accès impossible dès le moment où ils acquièrent cette connaissance. Les objectifs de cet article sont clairs ; ils énoncent des prescriptions précises sans laisser aux Etats membres le choix entre plusieurs options. Au regard de la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes, les termes de cet article 14 présentent sans grand doute le caractère inconditionnel et précis qui justifierait qu'ils puissent être utilement invoqués après l'expiration du délai de transposition.
C'est afin de procéder à la transposition de l'article 14 de la directive du 8 juin 2000 que le législateur a adopté, à l'article 6 de la loi déférée, les dispositions critiquées par les recours. On doit observer, à cet égard, que le législateur a pris soin, pour satisfaire à l'exigence de transposition complète et fidèle de la directive, de retenir au cas présent un mode de raisonnement et un mode de rédaction qui sont très proches des partis qui ont été retenus par la directive.
b) Il faut, en deuxième lieu, souligner la teneur de la lettre des dispositions adoptées par le législateur.
L'article 6 ne définit pas des cas nouveaux d'engagement de la responsabilité civile ou pénale des prestataires. Au contraire, il détermine des cas dans lesquels les prestataires sont exonérés de toute responsabilité. Ainsi, le paragraphe 2 du I de l'article 6 dispose que les prestataires « ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée » du fait des activités ou des informations stockées s'ils n'avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou si, dès le moment où ils en ont eu connaissance, ils ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l'accès impossible. De même, le paragraphe 3 du I de l'article 6 prévoit des dispositions analogues pour exonérer les prestataires de leur responsabilité pénale.
La portée juridique de ces dispositions est celle qui découle de leur lettre même : définissant des hypothèses dans lesquelles la responsabilité civile ou pénale des prestataires n'est pas susceptible d'être engagée, ces dispositions n'ont ni pour objet, ni pour effet de déterminer a contrario des cas d'engagement de la responsabilité des prestataires. Dans l'hypothèse où un prestataire ne serait pas en mesure de justifier que les conditions prévues par l'article 6 pour l'exonérer de sa responsabilité sont réunies, sa responsabilité ne serait pas pour autant automatiquement engagée ; elle ne pourrait l'être qu'à la condition qu'il soit jugé que les conditions mises par le droit commun à l'engagement de la responsabilité soient remplies. Ainsi, en matière de responsabilité civile, il faudrait notamment que les informations en cause soient de nature à porter préjudice à un tiers et qu'il soit démontré qu'une faute a été commise. En matière de responsabilité pénale, il serait nécessaire qu'une infraction ait été commise par l'auteur du contenu - la responsabilité pénale de l'hébergeur n'étant susceptible d'être recherchée qu'au titre de la complicité dans le cadre des articles 121-7 et 121-8 du code pénal - et que la preuve de la connaissance des faits et celle de la connaissance de ce que ces faits sont constitutifs d'une infraction soient rapportées par le ministère public.
c) Dans ces conditions, eu égard à la teneur des dispositions adoptées par le législateur, les griefs adressés par les recours ne pourront conduire le Conseil constitutionnel à déclarer ces dispositions contraires à la Constitution.
En instituant ces exonérations de responsabilité par les dispositions contestées, le législateur n'est pas demeuré en deçà de sa compétence. Il a défini, de façon précise, le champ de ces exonérations. Il a aussi précisément déterminé le contenu de la notification permettant de présumer, sauf preuve contraire, la connaissance des faits par le prestataire. Pour le reste, la loi ne définit pas des cas d'engagement de la responsabilité des prestataires qui ne sera susceptible d'être retenue que si les conditions posées par le droit commun sont remplies. Ainsi, au vu de la teneur des dispositions des paragraphes 2 à 5 du I de l'article 6 de la loi déférée, le législateur doit être regardé comme ayant pleinement exercé la compétence qu'il tient de l'article 34 de la Constitution. Il n'a pas davantage méconnu les principes de légalité ou de nécessité des peines ou le principe de la présomption d'innocence, qui résultent des articles 8 et 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
On doit relever que les dispositions adoptées par le législateur n'ont nullement pour objet ou pour effet de mettre en place un mécanisme qui aurait des effets équivalents à un régime d'autorisation préalable en matière de communication. A cet égard, on peut notamment remarquer qu'en vertu de l'article 15 de la directive, aucune obligation de surveillance générale des informations stockées ou de recherche active des informations révélant des activités illicites ne peut être mise à la charge des prestataires. Aucune obligation de cet ordre n'a été imposée par le législateur. Les dispositions contestées n'ont pas pour effet d'instituer un contrôle préalable et systématique des informations mises à la disposition du public.
Il faut, enfin, indiquer qu'aucune règle de valeur constitutionnelle, notamment pas l'article 66 de la Constitution ou l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, n'impose de réserver l'engagement de la responsabilité d'une personne à raison de son action ou de son activité à la seule hypothèse où elle aurait contrevenu à une décision prise par l'autorité judiciaire. Il est loisible au législateur de ne pas limiter à ce seul cas les hypothèses d'engagement de la responsabilité. Au demeurant, ces hypothèses sont au cas présent celles du droit commun. On peut remarquer, d'ailleurs, que d'autres activités peuvent donner lieu à la mise en oeuvre de mécanismes analogues, par exemple en matière d'édition de publications.
2/ En ce qui concerne l'aménagement du régime de prescription de la loi du 29 juillet 1881, la critique tirée du principe d'égalité appelle les observations suivantes.
L'article 65 de la loi du 29 juillet 1881 prévoit que l'action publique et l'action civile sur les infractions de presse se prescrivent au terme d'un délai de trois mois courant à compter du jour où elles ont été commises. La Cour de cassation a jugé, sur le fondement de ces dispositions, que le point de départ du délai de prescription, dans le cas de poursuites engagées à raison de la diffusion d'un message sur le réseau Internet, est la date à laquelle le message a été, pour la première fois, mis à la disposition des utilisateurs du réseau (Cass. Crim., 30 janvier 2001, Bull. crim. n°28 p.75 ; Cass. Crim., 16 octobre 2001, Bull. crim. n°211 p.676 ; Cass. crim., 27 novembre 2001, Bull. crim. n°246 p.817). Cette solution s'inscrit dans la ligne générale de la jurisprudence mettant en oeuvre les dispositions de la loi du 29 juillet 1881.
Le législateur a entendu revenir sur cette interprétation en fixant au dernier jour de la diffusion des messages sur le réseau Internet la date de déclenchement du délai de la prescription prévue par l'article 65 de la loi du 29 juillet 1881. La loi a toutefois prévu de maintenir le point de départ du délai de prescription au premier jour de la diffusion pour les messages diffusés sur un service de communication au public en ligne qui se bornent à reproduire une publication qui a été faite sur support papier.
Les particularités de la mise à disposition du public d'informations par les services de communication en ligne, en termes d'accessibilité des messages et de permanence de leur diffusion, permettent de considérer que ces services ne sont pas placés dans la même situation que ceux qui mettent en uvre d'autres modes de diffusion d'informations. Cette différence de situation peut être regardée comme permettant de justifier l'adoption d'une solution spécifique.
On peut également considérer que le législateur a pu légitimement prendre en considération la situation particulière des organes de presse qui publient simultanément les mêmes informations sur un support papier et sur un support électronique accessible par le réseau Internet, pour prévoir, dans ce cas de double diffusion, un régime unique de prescription. Il serait paradoxal à cet égard que la même information se voie appliquer des modes différents de computation du délai de prescription selon que l'on prend en considération la diffusion sur support papier ou la diffusion sur support électronique.
*
* *
Pour ces raisons, le Gouvernement est d'avis qu'aucun des griefs articulés par les parlementaires requérants n'est de nature à conduire à la censure des dispositions de la loi pour la confiance dans l'économie numérique. Aussi estime-t-il que le Conseil constitutionnel devra rejeter les recours dont il est saisi.