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Décision n° 2004-491 DC du 12 février 2004 - Saisine par 60 députés

Loi complétant le statut d'autonomie de la Polynésie française
Conformité

1 L'article 16 alinéa 8 de loi prévoit d'insérer dans le code de justice administrative un article L.311-7, qui modifie les conditions de recours en matière de justice administrative.
Selon cet article, le Conseil d'Etat sera désormais compétent pour connaître en premier et dernier ressort :
1 °/ des recours formés contre le règlement intérieur de l'assemblée de la Polynésie française ;
3 °/ des recours dirigés contre les délibérations décidant l'organisation d'un référendum local prévues à l'article 158 de la loi organique.
Le 2 ° de cet article n'est pas discuté puisque le Constituant lui-même a décidé que, s'agissant des actes de l'article 139, ce serait désormais le Conseil d'Etat qui serait compétent.
Cette décision souligne, a contrario, que pour les autres délibérations, et notamment les alinéas 1 et 3, le Constituant n'a pas souhaité modifier l'organisation judiciaire de la Polynésie.
Ainsi que l'indiquait, en 1996, le Président de la commission des lois de l'Assemblée nationale : « L'un des principes fondamentaux, presque institutionnels de notre droit qui assure la garantie de nos libertés individuelles et de la défense de nos intérêts propres réside dans la possibilité de s'adresser d'abord à un premier juge - en matière administrative comme en droit commun - puis à un deuxième, voire à un troisième en cassation » (Assemblée nationale ; compte rendu intégral des débats ; 2ème séance du 1er février 1996 ; page 558)
Déjà par rapport aux habitants des îles, le tribunal administratif de Papeete est éloigné (les îles Marquises, par exemple, sont à 1500 Km de Tahiti).
A fortiori, le recours exclusif et immédiat au Conseil d'Etat constituerait une difficulté supplémentaire. Comme le disait, en 1996, le rapporteur du texte « on ne franchit pas les portes du Palais Royal comme celles du tribunal d'instance du quartier ou du conseil des prud'hommes dans laquelle on vit. Cette considération nous a paru essentielle. »
Ce recours au Conseil d'Etat, alors que les autres citoyens français ont accès au tribunal administratif pour les mêmes recours constitue une rupture d'égalité que le Conseil constitutionnel ne manquera pas de sanctionner, en ce qu'aucune différence de situation, au regard de l'objet de la loi, ne saurait la justifier.
2 L'article 25 bis (nouveau) de la loi étend la possibilité ouverte par l'article 24 de la loi organique d'autoriser « certains jeux de hasard » dans les casinos ainsi que l'ouverture de casinos ou de salles de jeux dans les navires de croisière basés en Polynésie.
Or, d'une part, si on lit l'article 24 de la loi organique à la lumière des dispositions prévues à son article 31 de la loi organique, on ne manquera de noter que l'Etat peut habiliter la Polynésie française à exercer certaines compétences pénales en matière de jeux. D'autre part, dans la mesure où l'ouverture sans autorisation de cercles de jeux est interdite sous peine de sanction pénale, la possibilité qui serait ouverte à la Polynésie d'autoriser ces ouvertures contreviendrait aux dispositions de l'article 73 alinéa 4 de la Constitution, auquel se réfère l'article 74, lequel ne permet pas à l'Etat de transférer ses compétences en matière de droit pénal.
A tous ces titres, les dispositions ainsi contestées ne manqueront pas d'être censurées.

Observations sur la loi organique
Le fait que la loi organique vous soit automatiquement soumise n'exclut pas que des observations puissent vous être présentées, compte tenu du lien entre ces deux textes. C'est l'objet des propos qui suivent.
1 Lors des débats à l'occasion de la révision constitutionnelle de 2003 relative à l'organisation décentralisée de la République, le Constituant n'a pas souhaité reprendre à l'article 74 de la Constitution - qui concerne l'ensemble des collectivités d'outre-mer, y compris la Polynésie française - l'appellation de « pays ». Il a délibérément choisi de maintenir celle de « collectivité ».
Cela permet de distinguer le statut fixant le cadre institutionnel des collectivités d'outre-mer (article 74 de la constitution) de celui, sui generis, de la Nouvelle Calédonie qui se trouve au titre XIII de la Constitution.
2 L'article 19 pose le principe d'une priorité accordée aux personnes nées en Polynésie française en matière de protection du patrimoine foncier. Dans son projet de loi organique, le Gouvernement n'avait retenu comme critère de la population locale qu'une durée suffisante de résidence en Polynésie française.
Bien que le dixième alinéa de l'article 74 de la Constitution permette à la loi organique de déterminer les conditions dans lesquelles des mesures, justifiées par les nécessités locales peuvent être prises par la collectivité en faveur de sa population, les modifications apportées à cet article par l'amendement sénatorial vont bien au-delà de l'objet poursuivi.
En effet, la population s'entend de tous ceux qui vivent sur un territoire (éventuellement sous condition de durée), par opposition au peuple, dans la définition duquel le lieu de naissance peut, parmi d'autres éléments, être pris en considération.
Admettre l'application de critères tirés du lieu de naissance reviendrait indirectement à reconnaître l'existence d'une citoyenneté polynésienne et, directement, à porter atteinte aux articles premiers et 3 de la Constitution, dans la mesure où, contrairement à ce que prévoit le quatrième alinéa de l'article 77 pour la seule Nouvelle-Calédonie, l'article 74 n'autorise ici aucune particularité relative à la citoyenneté.
3 Les dispositions de l'article 24 de la loi organique donnent compétence à l'assemblée de la Polynésie française de « déterminer les règles applicables aux casinos et cercles de jeux, aux loteries, tombolas et paris ».
Ainsi qu'il a déjà été souligné à propos de la loi ordinaire (supra), les dispositions combinées des articles 24 et 31 de la loi organique aboutiraient à transférer des compétences en matière de droit pénal, ce que la Constitution interdit formellement.
4 L'article 25 met en cause la liberté de communication audiovisuelle et le rôle reconnu par la loi au CSA de garantir cette liberté.
La convention (prévue au II) qui « associe » le gouvernement de la Polynésie à la politique de communication audiovisuelle n'étant pas autrement définie et précisée, l'exécutif local disposera d'un droit de regard sur les interventions du CSA.
La référence au statut de la Nouvelle Calédonie évoquée par le Gouvernement ne saurait être retenue, car pour ce pays, les accords de Nouméa faisaient de la communication audiovisuelle une compétence partagée, ce qui n'est pas le cas en Polynésie française.
En outre, le 2 ° du III prévoyant la « consultation » du gouvernement de Polynésie par le CSA sur « toute » décision réglementaire ou individuelle relevant de sa compétence concernant la Polynésie implique un droit de regard des autorités locales sur, par exemple, les contrats négociés avec les sociétés éditrices concernant tant la radiodiffusion que la télévision.
Dans tous les cas, cet article porte atteinte aux missions du CSA et, partant, aux garanties légales destinées à protéger la liberté de communication.
5 A nos yeux, l'article 30 de la loi organique appelle la censure pour deux motifs.
D'une part, parce que la rédaction de l'alinéa premier n'est ni claire ni précise. Or le juge constitutionnel exige de la précision dès lors qu'une loi apporte des limitations à la liberté d'entreprendre ; d'autre part, parce que les autorisations de participation au capital de sociétés privées relèvent de la compétence du conseil des ministres et non d'une délibération de l'assemblée de la Polynésie. (cf. article 91 - 23 °).
6 Les articles 31 et 32 donnent à la Polynésie française la possibilité d'intervenir dans le domaine législatif après que l'Etat lui en a donné l'autorisation par décret. Toute intervention dans le domaine législatif n'est possible qu'autant qu'elle a été prévue par la Constitution. Force est de constater que la capacité législative du Parlement ne peut être déléguée qu'au seul Gouvernement, sous la forme d'ordonnances, et non à une collectivité territoriale, ainsi que le Conseil l'a jugé dans une décision relative à la Corse.
7 Nous souhaitons par ailleurs attirer votre attention sur les atteintes multiples (article 52 à propos du FIP, article 49 pour les règles des marchés publics...) portées au principe constitutionnel selon lequel aucune collectivité ne peut exercer une tutelle, y compris financière, sur une autre.
8 L'article 54 de la loi organique dans son alinéa premier dispose que «...la Polynésie française peut apporter son concours financiers et techniques aux communes...» ; de plus, l'alinéa second précise que « La Polynésie française peut participer au fonctionnement des services municipaux par la mise à disposition de tout personnel de ses services, cabinets ministériels ou établissements publics.. »
Dans les faits, ces dispositions ne manqueront pas de rétablir une tutelle sur les communes.
Or, l'article 72 de la Constitution dispose, sans qu'il y ait la moindre équivoque, qu'« aucune collectivité territoriale ne peut exercer une tutelle sur une autre »
9 La Polynésie française demeurant une collectivité territoriale, on ne peut qu'être étonné par les dispositions figurant à l'article 69 de la loi organique concernant l'élection du Président de la Polynésie
En effet on ne peut manquer de s'interroger sur la compatibilité entre la rédaction de l'article 69 et la possibilité d'élire un président non issu de l'assemblée, d'autant que les pouvoirs du président seront sensiblement accrus. Ainsi, il peut nommer des ministres qui eux-mêmes ne seraient pas des élus de l'assemblée. Il en résulte que l'exécutif pourrait être composé entièrement de non élus.
Cet article est donc contraire au troisième alinéa de l'article 72 de la Constitution, applicable aux collectivités d'outre-mer régies par l'article 74, qui dispose que « les collectivités territoriales s'administrent librement par des conseils élus ».
10 Contrairement à ce qui se passe dans toute collectivité territoriale - et la Polynésie reste une collectivité -, le mode de scrutin est modifié selon des dispositions qui laissent perplexe puisqu'il n'y a plus que deux tours de scrutin (au lieu de trois pour toutes les autres collectivités) sans que ne soit rendu obligatoire la présence des deux candidats arrivés en tête au premier tour.
Il est évident que dans ce cas de figure, on ne peut qu'avoir des doutes sur la sincérité des retraits.
11 Les dispositions prévues à l'article 127 de la loi organique sont sans précédent dans les conditions d'exercice des mandats locaux. Ainsi la seconde phrase de l'alinéa premier dispose que « Cette indemnité est versée jusqu'à la première réunion de l'assemblée prévue au deuxième alinéa de l'article 119 », sans faire une exception en cas de dissolution.
Cette mesure est tout à fait contestable
a/ au regard du principe d'égalité et de la différence de traitement, sans raisons objectives, par rapport aux autres élus d'assemblées de collectivités territoriales
b/ au regard du principe de bonne utilisation des deniers publics tel qu'il ressort des articles 13 et 14 de la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyens de 1789
12 Aux articles 138 et 139 du texte adopté, la dénomination « lois du pays » est un abus de langage, puisqu'à la différence des lois du pays que le Congrès de nouvelle Calédonie peut prendre et qui ne peuvent être contestées que devant le Conseil constitutionnel avant leur publication, celles de la Polynésie française demeurent des actes administratifs, soumis comme tels au juge administratif.
Outre la confusion encore accrue par la suppression décidée au Sénat de la qualification « d'actes administratifs » qui caractérisaient ces actes, seuls peuvent être qualifiés « lois » les actes (référendaires selon l'article 11, parlementaire selon les articles 34, de pays selon l'accord explicitement visé aux articles 76 et 77) pour lesquels une disposition constitutionnelle l'a expressément prévu. Tel n'est pas le cas en l'espèce de sorte que, bien au-delà d'un abus de langage, l'on se trouve en présence d'une violation de la Constitution.
13 Le dernier alinéa de l'article 139 de la loi organique va, selon nous, à l'encontre de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. En effet, il y est précisé que « les actes pris sur le fondement du présent article peuvent être applicables, lorsque l'intérêt général le justifie, aux contrats en cours ».
On entre là dans le cadre des validations législatives et on peut craindre que ces dispositions permettent de valider des contrats litigieux (notamment les marchés publics annulés par le juge administratifs) d'autant plus que la loi organique ne fait nulle mention du respect de l'autorité de la chose jugée.
14 Concernant le referendum local (article 158), les modifications apportées lors du débat au Sénat qui laissent à l'exécutif le soin de l'organiser sont contraires aux dispositions de la loi du 1er août 2003, dont vous avez reconnu qu'elle s'applique à toutes les collectivités.
En dernier lieu, il nous est apparu opportun d'attirer l'attention de Conseil constitutionnel sur la question de la modification de la loi électorale.
15 Cette modification porte tant sur le découpage électoral que sur le mode de scrutin. Ces modifications substantielles résultent d'amendements déposés en séance au Sénat par le sénateur Flosse et sur lequel ni le conseil d'Etat ni l'assemblée de Polynésie n'ont pu donner leur avis.
Par ailleurs, la commission du Sénat a préféré ne pas examiner cet article dans l'attente de l'avis du Gouvernement.
Il en résulte qu'aucune conséquence chiffrée n'a été fournie aux sénateurs.
Celles qui ont été portées à la connaissance de l'Assemblée sont ou sommaires ou erronées.
L'improvisation de ces dispositions se manifeste par le niveau du seuil requis pour obtenir des élus. Relevé à 10 % des exprimés dans le projet de loi, il a été abaissé à 5 % des inscrits par un amendement déposé par un député de Polynésie, avant d'être fixé à 3 % des exprimés par la commission mixte paritaire.
En raison de l'importance de ces modifications et de l'absence de justifications nous considérons que ces dispositions excèdent les limites inhérentes à l'exercice du droit d'amendement et que, dès lors, elles ne pouvaient être introduites par voie d'amendement
16 S'agissant du nouveau découpage, il accroît les écarts démographiques par rapport à la situation présente, ainsi qu'il ressort du tableau ci-joint.
Pour les Iles du Vent et les Iles sous le Vent, l'écart à la moyenne est légèrement accru ; pour les Iles Marquises et les Iles Australes, cet écart est légèrement diminué. Par contre pour les nouvelles circonscriptions Tuamotu Ouest et Est-Gambier, cet écart est sensiblement aggravé.
Ce nouveau découpage aggrave les écarts de représentation entre les élus et la population.
Si l'aggravation de ces écarts est légère pour les quatre circonscriptions non modifiées (mais il y a toujours aggravation), par contre le nouveau découpage donne aux deux nouvelles circonscriptions 10,5 % des sièges au lieu de 8,2 % précédemment alors que la population représente 6,5 % de la Polynésie.
Enfin, si l'on considère les évolutions démographiques entre les deux recensements et l'évolution des sièges attribués, on constate que dans les Iles de Vent un siège supplémentaire correspond à 4307 habitants nouveaux, chiffre qui passe à 3383 habitants pour les Iles sous le Vent.
Concernant les Tuamotu-Gambier, où sont créés deux nouveaux sièges, il existe deux modes d'analyse :
soit dans le cadre de l'ancienne circonscription : dans ce cas, un siège nouveau correspond à 302 habitants
soit dans le cadre des deux nouvelles circonscriptions : dans les Tuamotu Ouest un siège nouveau correspond à 1304 habitants ; dans la circonscription de Tuamotu Est Gambier, il y a un siège nouveau alors que la population diminue de 701 habitants ;
Le nouveau découpage ne repose donc pas essentiellement sur des bases démographiques mais sur des considérations de nature plus électoraliste.
Nous vous prions, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Conseillers, d'agréer l'expression de notre haute considération.