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Décision n° 2001-452 DC du 6 décembre 2001 - Saisine par 60 députés

Loi portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier
Non conformité partielle

Conformément à l'article 61 alinéa 2 de la Constitution, les députés soussignés défèrent au Conseil constitutionnel les articles 12, 24 et 27 de la loi portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier, et lui demandent de les déclarer non conformes à la Constitution pour les raisons suivantes :
I.- L'ARTICLE 12 DE LA LOI VIOLE LE PRINCIPE D'EGALITE ET EST PAR AILLEURS ENTACHE D'INCOMPETENCE NEGATIVE
L'article 12 du projet de loi portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier prévoit que lorsque les marchés visés par le code des marchés publics font l'objet d'un allotissement et portent, en tout ou partie, sur des prestations susceptibles d'être exécutées par des sociétés coopératives ou des associations visant à promouvoir l'emploi de personnes rencontrant des difficultés particulières d'insertion, ou l'esprit d'entreprise indépendante et collective, à lutter contre le chômage ou à protéger l'environnement, un quart des lots fait l'objet d'une mise en concurrence de ces structures coopératives et associatives.
Cette disposition est contraire au principe d'égalité devant la loi, garanti par l'article 6 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
En effet, elle crée manifestement une rupture d'égalité entre les prestataires susceptibles d'intervenir sur le marché public en cause. Cette rupture est l'objet même de l'article 12 qui tend à favoriser un type de prestataire, en l'occurrence de type coopératif ou associatif, par rapport aux autres en lui accordant d'office un quart du marché en cause.
Or, il est de jurisprudence constante que les ruptures d'égalité ne peuvent être justifiées que par des situations différentes (décision n° 78-101 DC du 17 janvier 1978) ou pour des raisons d'intérêt général à condition que la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi (décision n° 87-232 du 7 janvier 1988).
En l'espèce, les règles de droit différentes ne sauraient être justifiées par des situations différentes. En effet, en dehors de la situation juridique particulière de ces associations et sociétés coopératives, il n'existe pas de différence entre elles et les autres entreprises susceptibles de participer à un marché public : l'ensemble des organismes susceptibles de répondre à l'appel d'offre lancé par une personne publique se trouve dans la même situation en tant que prestataire de service et est soumis aux mêmes obligations et à la même législation en matière de marché public.
En outre, la différence de traitement au bénéfice des associations et sociétés coopératives ne saurait être justifiée par un motif d'intérêt général en rapport avec l'objet de la loi. En effet, la différence de situation intervient au moment de la passation du marché. Or, à ce moment, seules comptent les caractéristiques des offres et non d'introduire une discrimination entre les offres selon leurs auteurs. Il s'agit en effet de trouver le prestataire susceptible de remplir pleinement le marché au moindre coût, selon la règle dite du « mieux disant ».
S'il ne s'agit pas de nier au législateur la possibilité d'encourager certaines structures dont l'utilité sociale et le rôle d'insertion ne peuvent qu'être reconnus, il ne peut le faire que par des moyens appropriés. C'est d'ailleurs ainsi qu'il a pu, sans méconnaître le principe d'égalité, attribuer à de telles structures des avantages en matière fiscale ou sociale. En revanche, l'objet de la législation sur les marchés publics est de définir la procédure susceptible de permettre aux personnes publiques de se prononcer sur la qualité respective des diverses offres afin de désigner l'attributaire du marché, sans que puissent intervenir des éléments extérieurs à l'objet propre du marché lui-même et aux conditions d'exécution des prestations qu'il prévoit. Tous les autres éléments sont alors non pertinents, comme l'a déjà indiqué le Conseil constitutionnel (décision n° 92-316 DC considérants 47 et 50). Ils risquent en outre de porter atteinte à la liberté du commerce et de l'industrie, et à la libre concurrence sur laquelle repose l'attribution des marchés publics.
Ainsi, la rupture d'égalité introduite par l'article 12 de la loi portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier n'est justifiée par aucun motif d'intérêt général en rapport avec l'objet de la loi, qui a vocation à déterminer le meilleur prestataire au moindre coût.
Le présent dispositif doit à ce titre être déclaré contraire à la Constitution.
Par ailleurs, l'article 12 est manifestement entaché d'incompétence négative, le législateur n'ayant pas épuisé en l'espèce la compétence qui est la sienne sur le fondement de l'article 34 de la Constitution selon une jurisprudence constante depuis la décision n° 93-322 DC du 28 juillet 1993. En effet, la définition retenue pour désigner les organismes bénéficiaires du quart réservataire est très imprécise. A l'exception des sociétés coopératives dont la définition juridique est connue, les autres organismes visés n'ont qu'une définition floue voire inexistante : « des associations visant à promouvoir l'emploi de personnes contractant des difficultés particulières d'insertion ou l'esprit d'entreprise indépendante et collective, à lutter contre le chômage ou à protéger l'environnement ». Les critères ainsi indiqués ne permettent pas de choisir les organismes de façon objective, d'autant que ces critères sont sans rapport avec l'objet de la loi.
Aussi, pour toutes ces raisons, les députés soussignés demandent au Conseil de déclarer l'article 12 non conforme à la Constitution.
II.- L'ARTICLE 24 DE LA LOI PORTE ATTEINTE À PLUSIEURS PRINCIPES CONSITUTIONNELLEMENT PROTEGES
L'article 24 de la loi déférée tend à rétablir le deuxième volet du système de sanction à l'égard des communes visées par l'article 55 de la loi n° 2000-1208 relative à la solidarité et au renouvellement urbains. Il s'agit d'instaurer une pénalité supplémentaire à l'égard des collectivités territoriales qui n'auraient pas respecté l'objectif triennal figurant dans le programme local de l'habitat ou, à défaut de programme local de l'habitat, qui n'auraient pas atteint le nombre de logements locatifs sociaux à réaliser en application du dernier alinéa de l'article L.302-8 du code de la construction et de l'habitation. Le précédent dispositif de sanctions avait en effet été censuré par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2000-436 DC du 7 décembre 2000.
Si le nouveau dispositif proposé tend à prendre en compte certaines critiques émises par le juge constitutionnel dans sa décision précitée, il n'en est pas moins contraire à la Constitution pour plusieurs raisons :
A - En ne définissant pas suffisamment les critères selon lesquels une commune peut échapper ou non à l'arrêté de carence, l'article 24 viole le principe d'égalité devant la loi.
L'article 24 de la loi portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier ne respecte pas le principe d'égalité devant la loi, dans la mesure où il conduit à conférer au préfet un pouvoir discrétionnaire de sanction.
En effet, il résulte des dispositions de cet article que « En tenant compte de l'écart entre les objectifs et les réalisations constatées au cours de la période triennale échue, de difficultés rencontrées le cas échéant par la commune et des projets de logements sociaux en cours de réalisation, le préfet peut, [...], prononcer la carence de la commune ». « Par le même arrêté, il fixe [...] la majoration du prélèvement défini à l'article L. 302-7 ». Il en résulte un pouvoir d'appréciation manifestement discrétionnaire du préfet qui peut évaluer comme bon lui semble les difficultés rencontrées par la commune et la majoration du prélèvement fiscal qu'il souhaite lui appliquer. Or l'application de toute sanction fiscale doit être justifiée par des éléments objectifs.
De ce pouvoir discrétionnaire résulte tout d'abord une violation du principe d'égalité devant la loi. En effet, à situations égales, les préfets pourront décider de prononcer ou non la carence de la commune et déterminer les sanctions qui en résultent. Ainsi l'article 24 aboutit-il à faire attribuer des règles différentes à des situations semblables. Or il est de jurisprudence constante que « si le principe d'égalité ne fait pas obstacle à ce qu'une loi établisse des règles non identiques à l'égard de personnes se trouvant dans des situations différentes, il n'en est ainsi que lorsque cette non identité est justifiée par la différence de situation et n'est pas incompatible avec la finalité de cette loi » (décision n° 78-101 DC du 17 janvier 1978). Dans le cas de deux communes dans une situation semblable, il y aura donc rupture du principe d'égalité. Celle-ci ne pouvant être justifiée par aucun principe d'intérêt général en rapport avec l'objet de la loi, il y aura bien violation du principe d'égalité tel qu'il résulte de l'article 6 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.
B- L'imprécision des conditions d'application de la disposition déférée conduit à une atteinte à l'article 72 et révèle une violation de l'article 34 de la Constitution
En ne précisant pas suffisamment ce que peuvent être les « difficultés rencontrées le cas échéant par la commune », le texte déféré conduit à une violation du principe de libre administration des collectivités locales garanti par l'article 72 de la Constitution.
En effet, l'article 24 confère au préfet, dans des conditions imprécises, un pouvoir de substitution au maire. Ainsi « Lorsqu'il a constaté la carence d'une commune en application du présent article, le préfet peut conclure une convention avec un organisme en vue de la construction ou l'acquisition des logements sociaux nécessaires [...] ». Pour rester conformes aux principes de l'article 72 de la Constitution selon lequel " [Les] collectivités [territoriales] s'administrent librement par des conseils élus et dans les conditions prévues par la loi. ", ces pouvoirs de substitution doivent être strictement encadrés, s'appliquer dans des conditions précises, ce qui n'est manifestement pas le cas puisque le préfet constate de façon discrétionnaire la carence de la commune qui ouvre pour lui le droit de substitution au maire dans la signature de conventions en vue de l'acquisition ou de la construction des logements sociaux nécessaires.
L'atteinte au principe de libre administration des collectivités locales est d'autant plus avérée que les dispositions en cause permettent au préfet de fixer le taux de majoration du prélèvement sur les ressources fiscales des communes, alors même que ces ressources ne seront pas toujours entièrement attribuées au bénéfice de la collectivité territoriale qui les aura versées. En effet, il résulte des dispositions de l'article L.302-7 du code de la construction et de l'habitation que " Lorsque la commune appartient à une communauté urbaine, à une communauté d'agglomération, une communauté d'agglomération nouvelle, une communauté de communes ou à un syndicat d'agglomération nouvelle compétents pour effectuer des réserves foncières en vue de la réalisation de logements sociaux et lorsque cet établissement public est coté d'un programme local de l'habitat, la somme correspondante est versée à l'établissement public de coopération intercommunale ; [...]
A défaut, et hors Ile-de-France, elle est versée à l'établissement public foncier créé en application de l'article L.324-1 du code de l'urbanisme, si la commune appartient à un tel établissement.
A défaut, elle est versée à un fonds d'aménagement urbain destiné aux communes et aux établissements publics de coopération intercommunale pour des actions foncières et immobilières en faveur du logement social. "
Il résulte de ces dispositions que rien ne garantit que les fonds prélevés sur les recettes d'une collectivité territoriale seront entièrement reversés à cette même collectivité or, selon la jurisprudence constitutionnelle, « le prélèvement sur les ressources fiscales d'une collectivité territoriale dans le but d'accroître les ressources d'autres collectivités territoriales doit être défini avec précision quant à son objet et sa portée et il ne saurait avoir pour conséquence d'entraver la libre administration des collectivités territoriales concernées » (décision n° 91-291 du 6 mai 1991). Dans cette décision, le Conseil constitutionnel valide le prélèvement sur ressources fiscales au bénéfice d'autres communes en précisant que « les communes assujetties à ce prélèvement sont déterminées en fonction de critères objectifs », ce qui n'est manifestement pas le cas dans l'article 24 de la loi portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier, puisque c'est au préfet de déterminer quelles sont la nature et l'ampleur des difficultés rencontrées par la commune susceptibles de majorer de façon plus ou moins importante le prélèvement sur les ressources fiscales des collectivités territoriales.
Ainsi, par leur imprécision, les dispositions de l'article 24 n'encadrent pas suffisamment les pouvoirs conférés au préfet, et portent ainsi atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales. S'agissant d'un prélèvement à la source sur la fiscalité locale, la loi aurait dû définir de façon très précise les critères permettant de désigner les communes concernées et le taux de prélèvement qui leur est applicable.
Par ailleurs, dans la mesure où selon l'article 34 de la Constitution, « la loi détermine les principes fondamentaux de la libre administration des collectivités locales, de leurs compétences et de leurs ressources », ce manque de clarté de l'article 24 traduit une incompétence négative du législateur et donc une violation de l'article 34 de la Constitution.
Pour toutes ces raisons, les députés soussignés demandent au Conseil constitutionnel de déclarer l'article 24 de la loi portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier contraire à la Constitution.
III.- L'ARTICLE 27 DE LA LOI PORTANT MESURES URGENTES DE REFORME A CARACTERE ECONOMIQUE ET FINANCIER VIOLE L'ARTICLE 2 DE LA CONSITUTION
L'article 27 ici déféré tend à modifier le code monétaire et financier et notamment son article L.412-1 dont le premier alinéa dispose que « Sans préjudice des autres dispositions qui leur sont applicables, les personnes qui procèdent à une opération par appel public à l'épargne doivent, au préalable, publier et tenir à la disposition de toute personne intéressée un document destiné à l'information du public, portant sur le contenu et les modalités de l'opération qui en fait l'objet, ainsi que sur l'organisation, la situation financière et l'évolution de l'activité de l'émetteur, dans des conditions prévues par un règlement de la commission des opérations de bourse ». L'article 27 ajoute à ce dispositif que « Ce document est rédigé en français ou, dans les cas définis par le règlement mentionné ci-dessus, dans une autre langue usuelle en matière financière. Il doit alors être accompagné d'un résumé rédigé en français, dans les conditions déterminées par le même règlement. »
Ces dispositions violent manifestement l'article 2 de la Constitution selon lequel « La langue de la République est le français ». En effet, elles permettent à des personnes privées d'utiliser une autre langue que le français dans leurs relations avec une autorité administrative, laquelle sera par ailleurs amenée à délivrer un visa sur un document rédigé en anglais, ce qui rend le contrôle de son contenu beaucoup plus difficile.
Or, il résulte de la jurisprudence constitutionnelle que « L'usage du français s'impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l'exercice d'une mission de service public ; que les particuliers ne peuvent se prévaloir, dans leurs relations avec les administrations et les services publics, d'un droit à l'usage d'une langue autre que le français, ni être contraints à un tel usage » (décision n° 99-412 du 15 juin 1999 et, dans le même sens, décisions n° 94-345 du 29 juillet 1994 et 96-373 du 9 avril 1996).
Les dispositions de l'article 27 permettant l'usage d'une autre langue que le français dans les relations entre des personnes de droit privé et la commission des opérations de bourse sont donc contraires à la Constitution et doivent à ce titre être censurées.
Par ces motifs, les députés soussignés demandent au Conseil constitutionnel de bien vouloir déclarer contraires à la Constitution les articles 12, 24 et 27 de la loi portant diverses mesures urgentes de réforme à caractère économique et financier.