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Vœux du Conseil constitutionnel au Président de la République

Paris, Palais de l’Elysée
Jeudi 6 janvier 2022
Discours de M. Laurent Fabius,
Président du Conseil constitutionnel

Seul le prononcé fait foi

Monsieur le Président de la République, Monsieur le Premier ministre, Monsieur le Garde des sceaux, Chers collègues,

En dressant devant vous, à l’occasion des vœux il y a un an, le bilan de 2020, je soulignais que, dans les temps d’épreuves, les institutions doivent garder comme boussole le sens profond de leurs missions et qu’à ce titre il revenait plus que jamais au Conseil constitutionnel de veiller à ce que les droits fondamentaux ne connaissent pas d’éclipses, c’est-à-dire de garantir, en toutes circonstances, le respect de la Constitution et de l’Etat de droit.

Pour certaines, les crises que j’évoquais il y a un an ont connu des évolutions autorisant des espoirs, cependant que d’autres ont enregistré de nouveaux développements inquiétants. S’y est ajoutée, non pas seulement à l’Est de l’Europe ou aux marches du Capitole mais au sein même de notre pays, l’accumulation de signaux préoccupants quant à l’adhésion aux mécanismes essentiels de l’Etat de droit. Il est clair que, face à ces dérives, notre détermination à défendre cet Etat de droit demeure, elle, intacte.

* Avec 149 décisions contre 81 l’année précédente, le bilan statistique 2021 du Conseil constitutionnel se situe à un étiage élevé pour une période sans élections nationales.

L’intensification de notre activité juridictionnelle, maîtrisée grâce à la grande qualité du travail de nos équipes que je veux saluer, s’est vérifiée d’abord dans notre contrôle a priori des lois. Nos travaux ne se sont jamais interrompus. Nous avons été amenés à rendre des décisions sur des lois importantes : la loi « bioéthique », la loi relative à la prévention des actes de terrorisme et au renseignement, une loi sanitaire, la loi confortant le respect des principes de la République, communément appelée loi « séparatisme ». Dans un nombre significatif de cas, nous avons dû statuer dans de brefs délais comme, à plusieurs reprises, sur les lois sanitaires.

Peut-être faut-il voir dans cet accroissement du nombre de nos saisines le signe que, quand bien même d’aucuns affirment souhaiter la remise en cause du Conseil constitutionnel ou de ses décisions, d’autres, voire les mêmes, ne négligent pas l’intérêt qu’il peut y avoir à nous voir trancher des débats de constitutionnalité...

En tout cas, le rythme de transmissions des QPC par le Conseil d’Etat et la Cour de cassation s’est nettement accentué. Avec 75 décisions QPC, l’année 2021 est la troisième par le nombre d’affaires traitées depuis la mise en place il y a onze ans de cette procédure à succès.

* Significatif est aussi le bilan de cette année de jurisprudence. Parmi les éléments saillants, je veux signaler :

- s’agissant de la crise covid-19, le contrôle exercé par le Conseil en août dernier sur les dispositions d’extension du « passe sanitaire ». Nous avons été à ma connaissance la première cour constitutionnelle au monde à examiner la conformité aux grands principes du droit. Nous avons admis cette extension pour une période déterminée dans la mesure où le législateur a opéré alors une conciliation équilibrée entre les exigences constitutionnelles en jeu, l’objectif de protection de la santé de tous et le respect des droits de chacun. En revanche, nous avons censuré les dispositions organisant la rupture anticipée de certains contrats de travail en l’absence de présentation du passe sanitaire, ainsi que le placement « automatique » à l’isolement, faute que cette mesure privative de liberté ait été subordonnée à un examen de la situation de chaque personne concernée.

- s’agissant de la conciliation entre les libertés publiques et l’objectif de valeur constitutionnelle de l’ordre public, notre décision sur la loi dite « sécurité globale » a été relevée en raison du nombre important de dispositions qu’elle a censurées. Il a moins été souligné - et c’est dommage - que cette décision n’affecte nullement la capacité de l’État à prévenir les désordres et à y répondre. Quant à l’utilisation des drones de surveillance par les forces de l’ordre, nous ne sous-estimons pas qu’elle puisse contribuer à la prévention des atteintes à l’ordre public ou à la recherche des auteurs d’infraction, mais nous avons invité le législateur à en encadrer la mise en œuvre dans des conditions respectueuses du droit au respect de la vie privée. Nous venons d’ailleurs d’être saisis du texte par lequel le Parlement est revenu sur ces questions, que nous examinerons prochainement.

- enfin, s’agissant de l’articulation entre l’ordre juridique européen et l’ordre juridique national, nous avons pour la première fois, par notre décision du 15 octobre 2021, identifié un point d’application précis de la notion d’identité constitutionnelle de la France que notre Conseil avait dégagée en 2006. Tout en réaffirmant que la Constitution est la norme juridique suprême de notre ordre interne, notre décision montre que cette notion d’identité constitutionnelle de la France n’est pas nécessairement un obstacle à l’application du droit de l’Union européenne. Le Conseil se garde ainsi, à dessein, de solutions qui lui apparaissent moins respectueuses de la bonne articulation entre l’ordre juridique européen et les ordres juridiques nationaux et qui sont apparues dans la jurisprudence d’autres cours constitutionnelles de notre continent.

* L’année nouvelle, 2022, sera marquée, en particulier, par les élections présidentielle et législatives et par l’évolution des multiples crises et mutations qui secouent notre monde.

S’agissant du Conseil, au moins trois faits marquants jalonneront notre activité.

L’organisation et le contrôle de l’élection présidentielle : parrainages, candidatures, opérations électorales, proclamation des résultats, décisions sur les contentieux éventuels, nous prenons les dispositions nécessaires pour remplir notre office. De même pour les élections législatives, en intégrant dans les deux cas la situation sanitaire.

Un peu avant ces échéances, prendra fin le mandat de trois de nos collègues, Claire Bazy Malaurie, Nicole Maestracci et Dominique Lottin. Je veux leur rendre un chaleureux et très amical hommage. Avec indépendance et sagesse, elles ont remarquablement servi la justice et la République.

Une troisième évolution interviendra, fin 2022, de nature technique mais importante elle aussi. La QPC occupe désormais une place de choix dans l’équilibre institutionnel et le fonctionnement du Conseil. Or, autant notre connaissance est complète concernant les QPC qui parviennent jusqu’au filtre du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation, autant il n’existe aucun recensement des QPC qui ne parviennent pas dans l’ordre judiciaire jusqu’à la juridiction filtre. En clair, on connaît le somment de la pyramide des QPC, pas sa base. C’est une lacune pour les justiciables, pour les professionnels du droit et pour l’œuvre de justice. C’est pourquoi, grâce à un travail considérable, un portail numérique sera mis en place avant la fin 2022 sur le site du Conseil qui recensera désormais le flux et le sort de toutes les QPC déposées. A quoi nous ajouterons une autre réforme, l’adoption, avec effet au 1er juillet 2022, d’un règlement interne de procédure encadrant les saisines a priori du Conseil, comme il en existe déjà un pour les QPC. Nous ferons ainsi des pas supplémentaires dans la juridictionnalisation du Conseil constitutionnel qui est, avec une plus grande ouverture nationale et internationale, un des axes de travail que j’ai assignés à mon propre mandat.

* Monsieur le Président de la République, le cours de l’année chargée que nous venons de vivre a été émaillé pour mes collègues comme pour moi-même par des motifs d’étonnement, voire d’inquiétude quant au tour pris par le débat public sur la notion d’Etat de droit.

Il n’est plus rare désormais que, en France comme dans d’autres démocraties considérées comme avancées, des doutes et des critiques s’expriment sur l’Etat de droit.

Il arrive que des principes cardinaux de cet Etat de droit, tels que la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice ou le principe de légalité, dont dépend l’effectivité des principes fondamentaux du droit, soient présentés comme des obstacles à l’action publique ou à la volonté des peuples.

Hors de nos frontières, pareilles attaques verbales ont été suivies, au cours de l’année écoulée, d’initiatives brutales à l’encontre d’institutions républicaines et, en particulier, des cours constitutionnelles et de leurs membres. Au sein même de nos frontières, des « responsables » laissent planer le doute sur la vocation de l’ensemble des pouvoirs publics et des autorités administratives et juridictionnelles à respecter, comme le commande pourtant l’article 62 de notre Constitution les décisions du Conseil constitutionnel, voire l’existence de celui-ci.

Dans ces débats, une confusion semble parfois entretenue à dessein entre l’état du droit, qu’il est parfaitement possible en démocratie de modifier dans le respect des procédures constitutionnelles applicables, et l’Etat de droit, dont la remise en cause serait une entreprise d’une toute autre nature.

J’y insiste donc à nouveau ici et maintenant. Par construction, il revient en permanence au Conseil constitutionnel de rechercher dans nos lois si les exigences constitutionnelles sont respectées et se concilient entre elles. Le Conseil respecte bien sûr totalement le rôle essentiel des élus, à l’égard desquels je veux souligner combien les violences sont scandaleuses. Le Conseil n’ignore pas que le constituant est susceptible d’intervenir pour faire évoluer ce corpus d’exigences constitutionnelles. Mais il importe que chacun mesure que l’intervention du constituant doit elle-même être conçue dans le respect des règles inscrites dans la Constitution, sauf à priver celle-ci de sa force.

On ne peut donc qu’inviter chacune et chacun, au seuil d’échéances électorales majeures, à bien mesurer ce qu’est véritablement l’Etat de droit que, fin 2020, l’Union européenne a heureusement replacé au centre de son fonctionnement dans le cadre de son accord sur le plan de relance.

L’Etat de droit est l’idée qu’il existe un ensemble de droits et libertés fondamentaux qui ne peuvent souffrir aucune éclipse et qu’il revient en permanence aux pouvoirs publics de chercher à concilier, sous le contrôle des juges compétents. Ces juges n’ont eux-mêmes évidemment aucune vocation à empêcher les pouvoirs publics de poursuivre des objectifs de valeur constitutionnelle ou d’intérêt général. Mais, à manquer d’attention pour leurs décisions ou carrément à les attaquer, à manifester au minimum ce que j’appellerai « une indifférence au droit », c’est ultimement le principe même de l’Etat de droit et la démocratie qu’on affaiblit en nourrissant les crises par une autre crise qui pourrait finir par être encore plus profonde que les autres.

Tels sont, Monsieur le Président, outre les souhaits personnels que mes collègues et moi-même formons pour vous et pour vos proches, le vœu que j’exprime pour l’année 2022, aussi difficile puisse-t-elle être par d’autres aspects : le vœu que le débat public dans notre pays ne perde pas de vue les exigences de l’Etat de droit et, plutôt que d’inciter les esprits à sa remise en cause, qu’on s’inscrive dans l’optique de son légitime perfectionnement.