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Actualité

Conférence des chefs des cours suprêmes des États membres de l’Union européenne le lundi 21 février 2022 - Rapport de restitution de l’atelier organisé au Conseil constitutionnel, présenté par Corinne Luquiens

« Les juges face aux nouveaux défis sanitaires, technologiques et environnementaux »

L’atelier organisé au début de cet après-midi au Conseil constitutionnel avait pour objet des échanges, sous forme de partage d’expériences, entre les membres des hautes juridictions participant à notre conférence sur les réponses qu’elles peuvent contribuer à apporter à des défis, de grande ampleur, auxquels sont confrontés tous les États membres de l’Union européenne.

Le rôle des juges dans la consolidation de l’État de droit en Europe, qui est l’objet même de cette conférence, soulève une question d’une particulière acuité aujourd’hui, en partie parce que différentes crises de grande ampleur conduisent les États de l’Union européenne à prendre des mesures restreignant les droits et libertés fondamentaux. Il en est ainsi des crises terroristes ou sanitaires. Indépendamment des crises elles-mêmes, les évolutions technologiques renouvellent les termes de la conciliation entre liberté et sécurité. Le défi environnemental semble devoir soulever, lui aussi, de plus en plus la question d’éventuels encadrements ou restrictions de certaines libertés.

Les juridictions internes, comme la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne se sont déjà prononcées, à de multiples reprises, sur la compatibilité de telles restrictions avec les exigences constitutionnelles ou conventionnelles. Mais, dans le même temps, des voix s’élèvent pour prôner un abaissement du niveau des garanties qu’assure l’État de droit, au prétexte que la protection des droits fondamentaux pourrait affaiblir la réponse à ces nouveaux défis.

Les participants à l’atelier qui vient de se tenir au Conseil constitutionnel étaient ainsi invités à échanger leurs expériences afin d’identifier les questions et, éventuellement les réponses communes ou, au contraire, les différences d’approches, face aux nouveaux défis sanitaires, technologiques et environnementaux. Nous avions pour ambition de le faire sous trois aspects, en particulier : la question de l’expertise sur laquelle peut s’appuyer le juge ; la question de la prise en compte de la dimension spatiale et temporelle des phénomènes sanitaires, technologiques et environnementaux ; la question de la place du juge dans la réponse qui peut être apportée à ces défis, eu égard notamment aux difficultés que les autorités publiques peuvent avoir à les maîtriser.

La difficile tâche me revient ici de restituer, en quelques minutes à peine, des échanges qui, sous la présidence de mon collègue Michel Pinault, ont été riches et vivants. Je voudrais en remercier les participants et les prier de m’excuser de ne pouvoir faire une synthèse de nos débats sans les schématiser excessivement.

Je voudrais reprendre à titre liminaire le propos qui figurait dans la contribution écrite qu’avait bien voulu nous adresser Mme Danute Jociene, présidente de la Cour constitutionnelle de la République de Lituanie, qui indiquait que « quoique personne ne puisse sous-estimer les défis technologiques et surtout environnementaux, il faut admettre que les menaces sanitaires des derniers temps attirent toute l’attention ». Très logiquement, la comparaison de nos expériences face à l’actuelle crise sanitaire a occupé une bonne partie de nos débats.

Les défis sanitaires

Mme la présidente Danute Jociène a souligné que, du point de vue de la cour constitutionnelle de Lituanie, « en exerçant ses fonctions constitutionnelles de la protection de la santé des personnes comme de l’intérêt public, c’est-à-dire les obligations imposées par la Constitution, l’État doit continuer à respecter les droits et libertés individuelles. Car les exigences de l’État de droit ne peuvent pas être écartées, même si le monde et les sociétés sont toujours paralysés par la pandémie menaçant les valeurs fondamentales universelles pour toutes les nations. La question qui se pose pour les cours constitutionnelles est de savoir si la doctrine classique sur l’imposition des restrictions des droits et libertés est suffisante ou bien s’il faudra trouver de nouveaux critères pour évaluer la régulation pandémique ».

Mme la Présidente Danute Jociène a souhaité évoquer plus particulièrement la décision par laquelle la Cour constitutionnelle a abrogé une réglementation sur une forme de passe sanitaire applicable durant six mois aux grands rassemblements, aux manifestations sportives, mais aussi à l’accès à l’Université. Les parlementaires contestaient le caractère discriminatoire de la mesure et son caractère d’obligation vaccinale de facto. Une telle réglementation prenait la forme d’un acte du seul Gouvernement, alors qu’elle relevait du domaine de la loi. S’est posée la question des limites du pouvoir exécutif au regard de la Constitution.

Mme la présidente Danute Jociène a tenu enfin à rappeler que la protection de la santé est inséparable de la protection de la dignité humaine.

Monsieur Matej Accetto, Président de la Cour constitutionnelle de Slovénie, qui a mentionné que la cour avait été saisie de près d’un millier de requêtes, a ouvertement posé la question de savoir si les mécanismes de l’État de droit devaient être regardés comme outils de réponse à la pandémie ou un obstacle à cette réponse.

Il a souligné la difficulté qui pouvait naître de l’urgence dans laquelle plusieurs questions ont dû être traitées, dans un contexte où les législations et réglementations se sont succédé à un rythme soutenu, avec des durées d’application brèves et des formes d’intermittence. Il a fait état des critiques émises par certains à l’égard des juges, à qui il a pu être reproché de faire prévaloir systématiquement le droit à la santé et à la vie sur d’autres droits.

Mais la réponse que Monsieur le Président Matej Accetto a souhaité apporter pour sa part aux questionnements sur l’État de droit face aux crises est que « c’est en adhérant aux exigences de l’État de droit que des mesures peuvent être correctement prises » et il a insisté sur le fait que « ces exigences comprennent le plein respect de tous les droits fondamentaux et la conciliation équilibrée entre eux ». Il a souligné une corrélation positive entre l’État de droit et l’état de santé de la population. L’État de droit a été, selon lui, un outil efficace dans la réponse à la pandémie.

Puis, toujours concernant la jurisprudence des cours slovènes, Monsieur Blaz Mozina, chef de la division des analyses et de la recherche à la Cour suprême de Slovénie, a rapporté le cas d’une personne poursuivie pour défaut de port du masque. La Cour n’a pas vu dans cette obligation une restriction à la liberté de circulation, mais à la « liberté d’action générale ». Elle a constaté que, faute de base légale à cette réglementation, ce comportement devait être considéré comme une infraction mineure.

La Cour suprême a été confrontée à des débats intenses au cours de deux dernières années, mais a fait prévaloir largement le droit à la vie.

En présentant elle aussi une activité juridictionnelle très soutenue dans cette crise sanitaire, puisque 80 décisions ont déjà été rendues au 17 janvier 2022, **Madame Snjezana Bagic, vice-présidente de la Cour constitutionnelle de Croatie** a insisté sur le fait que, si une large marge d’appréciation était laissée par la cour au Parlement pour recourir, le cas échéant, au mécanisme de l’état d’urgence prévu par l’article 17 de la Constitution croate, sous réserve que soit réunie une majorité des deux tiers des parlementaires, les mesures prises dans ce cadre ont été, cependant, soumises à un strict contrôle d’adéquation, de nécessité et de proportionnalité par la Cour constitutionnelle.

Il en a été ainsi pour des décisions de la Direction de la protection civile, qui ont été jugées au regard du respect du principe de proportionnalité. La Cour s’est assurée que les mesures prises étaient non seulement adéquates, mais aussi qu’une protection aussi efficace n’aurait pu être obtenue par des mesures moins restrictives.

Il s’en est suivi un échange sur la question des états d’urgence.

À cette occasion, Mme la présidente Danute Jociène a souligné la difficulté pour les cours d’aller très loin en ces périodes de crise, en termes d’expertise, dans le contrôle de proportionnalité. Des différences d’approche se sont exprimées quant au recours aux états d’urgence. En Lituanie, deux régimes restrictifs des libertés ont pu coexister durant toute la période. En outre, si l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme donne aux États contractants la possibilité, en cas de circonstances exceptionnelles, de déroger, de manière limitée et supervisée, à leur obligation de garantir certains droits et libertés protégés par la Convention, les régimes d’état d’urgence varient significativement d’un État à l’autre.

Peut-être y aurait-il matière à rechercher dans les années qui viennent des convergences en ces domaines entre nos pays, même les sensibilités nationales varient beaucoup d’un État à l’autre.

Les défis sanitaires posés par la pandémie de covid-19 ont pu être regardés comme un test de résistance permettant d’évaluer la résilience de l’État de droit et des institutions étatiques.

La situation d’urgence liée à la pandémie a pu exiger constitutionnellement d’activer, avec l’approbation des Parlements, des mécanismes de fonctionnement en cas de crise.

Ces situations montrent l’importance d’un autre dialogue que celui entre les juges : le dialogue entre les Gouvernements et les Parlements nationaux ; dialogue dont le résultat doit souvent être contrôlé par le juge constitutionnel au regard de la compatibilité avec les droits et libertés constitutionnellement garantis, mais aussi avec l’équilibre des pouvoirs propre à chaque ordonnancement juridique.

La crise sanitaire a montré également comment les juges constitutionnels, ont dû et doivent encore trouver un équilibre entre la protection de la santé publique, d’une part, et la protection des droits et libertés individuels, d’autre part.

Afin de trouver cet équilibre, il apparaît que le contrôle de la proportionnalité fait partie désormais du socle commun des méthodes pour concilier des exigences constitutionnelles contradictoires. Nos débats ont fait ressortir que toutes nos juridictions y avaient recours.

Les défis environnementaux

Élargissant le champ de nos débats, Monsieur Luc Lavrysen, Président de la Cour constitutionnelle de Belgique, a souhaité dégager des lignes de force du contentieux environnemental porté devant la Cour constitutionnelle de Belgique.

Il a, en particulier, évoqué la clause de stand still (ou principe de non-régression) découlant de l’article 23 de la Constitution belge, mais a souligné qu’elle était interprétée de manière souple par la Cour constitutionnelle.

S’agissant des limitations que la prise en compte des enjeux environnementaux peut apporter au droit de propriété ou à la liberté d’entreprendre, il a relevé que la Cour constitutionnelle les avait dans la plupart des cas jugées justifiées.

Il a également souligné que, en matière de charge de la preuve, le principe présidant aux travaux de la cour est la libre administration, la charge de la preuve appartenant à la partie requérante. Si la Cour est confrontée à l’incertitude scientifique, elle se réfère au principe de précaution pour admettre une marge de manœuvre élargie pour le législateur.

Il a, enfin, mentionné l’article 7 bis de la Constitution belge qui impose à l’État fédéral, aux communautés et aux régions de prendre en compte, dans leurs décisions de nature sociale, économique et environnementale, la solidarité entre les générations. Il a relevé que, même si cette disposition ne fait pas partie des dispositions constitutionnelles relevant du contrôle de la Cour constitutionnelle, celle-ci en fait néanmoins application par référence à d’autres dispositions de la Constitution. Ainsi, même s’il dispose d’une large marge d’appréciation en matière de protection de l’environnement, le législateur belge doit tenir compte de la protection des générations futures.

Un échange s’en est suivi sur la protection des générations futures dans les différentes constitutions des États membres.

Il a été relevé que la question du stand still n’est pas dénuée de lien avec celle de la protection des générations futures.

La question a également été posée de l’éventuelle hiérarchie entre les normes constitutionnelles.

Monsieur le procureur général de la Cour de cassation de Belgique M. André HENKES a souligné combien il est difficile dans l’absolu d’établir une telle hiérarchie, sauf l’inaliénabilité de la personne humaine, la protection de chacun dans son humanité.

Au-delà, dans l’absolu, pourrait-on véritablement établir une hiérarchie entre droit de la santé et droit du travail ? Il n’y a de réponse que dans des situations déterminées. Ceci nous renvoie à la question de savoir qui, des politiques ou du juge, est habilité à faire ces choix. Et, sans verser dans le relativisme, il a souligné combien les traditions constitutionnelles nationales différaient.

Monsieur le Président de la Cour constitutionnelle allemande Stephan HARBARTH a lui aussi souligné qu’il n’y a pas, dans le système allemand, pas de hiérarchie entre les différents droits et libertés garantis par la Constitution, à l’exception de la dignité humaine, dont la protection est absolue.

Dans les autres cas, étant donné qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les différents droits constitutionnels, il s’agit de trouver un équilibre entre ceux-ci. À cet égard, c’est au législateur ou au Gouvernement de faire le choix de savoir quels droits faire primer, au regard des connaissances scientifiques disponibles.

L’absence de certitude scientifique pèse dans nombre de ces choix, que ce soit en matière sanitaire, sur le virus lui-même ou sur l’impact des mesures susceptibles d’être prises. Le juge ne peut ignorer que, dans une situation de vie ou de mort, l’exécutif et le législatif sont bel et bien tenus de prendre des décisions. Il est clair que les connaissances scientifiques seront toujours en voie de perfectionnement, au-delà du temps de la décision des autorités compétentes, qu’elles soient exécutives, législatives ou juridictionnelles. Le tribunal constitutionnel est régulièrement confronté à la situation dans laquelle les données issues de l’Institut conseillant le Gouvernement divergent de celles d’autres sources.

J’ai souligné qu’il en va de même **pour le Conseil constitutionnel**, qui a été très fréquemment amené à rappeler dans ses décisions, qu’il ne dispose pas du même pouvoir d’appréciation et de décision que le législateur. En particulier, dès lors qu’une disposition législative n’apporte pas à un droit ou une liberté une atteinte qui ne serait pas nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif poursuivi, le Conseil ne s’autorise pas à rechercher si une autre solution aurait été meilleure.

Le Conseil constitutionnel ne s’est donc pas interrogé pour savoir si les différentes mesures qui se sont succédé étaient les seules qui auraient pu être mises en œuvre pour lutter contre la pandémie. Il a simplement contrôlé qu’elles répondaient aux principes définis par sa jurisprudence.

**M. le président de la Cour constitutionnelle slovène Matej Accetto** a souligné son accord avec l’absence de hiérarchie entre les différents droits constitutionnellement garantis et a ensuite souligné les difficultés qu’il peut y avoir dans le cas où l’avis des experts et de la communauté scientifique est contraire à l’adoption de mesures restrictives pour la protection d’un droit, notamment le droit à la santé, alors que le Gouvernement souhaite, en tout état de cause, les mettre en place au nom du principe de précaution.

Mme la Conseillère Brigitte KONZ a souligné à son tour combien la crise sanitaire a confronté la Cour constitutionnelle du Luxembourg, comme toutes les cours, à des difficultés à concilier les différentes sources d’expertise.

Mon collègue Alain JUPPÉ a dit sa surprise d’avoir dû constater combien les épidémiologistes se sont opposés en France depuis deux ans. Plus largement, il a souligné que les juges constitutionnels sont en quelque sorte condamnés à une forme de pragmatisme, en prenant en particulier en compte la durée d’application des mesures.

Le juge à la Cour européenne des droits de l’homme Mattias GUYOMAR a souligné le renouvellement des enjeux du respect des droits fondamentaux à l’échelle de l’ensemble du Conseil de l’Europe.

Il a dit être frappé de la multiplication des interventions devant la Cour sur ces questions, par exemple de la part des ONG.

Devant la Cour, l’afflux des affaires sur ces questions est massif. Par exemple, s’agissant seulement de la France, la Cour a été saisie de 25 000 affaires types sur le passe sanitaire, alors même la Cour a une jurisprudence bien établie sur l’obligation vaccinale, qui met en avant la notion de « solidarité sociale ».

Pour la Cour, il n’y a pas de hiérarchie des droits, mais une interdépendance de ces droits. Il n’y a pas de droit hors-sol, mais seulement des droits situés.

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