Réforme de la justice | Décisions n°2023-855 et n°2023-856 DC du 16 novembre 2023
Saisi d’une loi organique et d’une loi ordinaire relatives à la justice, le Conseil constitutionnel censure des dispositions relatives à l’activation à distance d’appareils électroniques afin de capter des sons et des images, et censure ou encadre de réserves d’interprétation plusieurs dispositions prévoyant le recours à la visioconférence dans le cadre de diverses procédures juridictionnelles
Par sa décision n° 2023-855 DC du 16 novembre 2023, le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027, dont il avait été saisi par plus de soixante députés.
Par sa décision n° 2023-856 DC du même jour, il s’est en outre prononcé sur la loi organique relative à l’ouverture, à la modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire, dont la Première ministre l’avait saisi conformément au dernier alinéa de l’article 46 et au premier alinéa de l’article 61 de la Constitution.
* Étaient notamment contestées par les députés requérants des dispositions de l’article 6 de la loi ordinaire déférée visant à permettre, dans le cadre d’une enquête ou d’une instruction, l’activation à distance d’appareils électroniques à l’insu de leur propriétaire ou possesseur afin de procéder à sa localisation en temps réel et à la sonorisation et à la captation d’images.
En l’état du droit, l’article 230-32 du code de procédure pénale prévoit que le recours à la géolocalisation d’une personne, à l’insu de celle-ci, d’un véhicule ou de tout autre objet, peut avoir lieu notamment dans le cadre d’une enquête ou d’une instruction relative à un crime ou à un délit puni d’une peine d’au moins trois ans d’emprisonnement. L’article 706-96 du même code prévoit quant à lui qu’il peut être recouru, dans le cadre d’une enquête ou d’une instruction relative à l’une des infractions relevant de la délinquance ou de la criminalité organisées, à la mise en place d’un dispositif technique ayant pour objet, sans le consentement des intéressés, la sonorisation et la captation d’images dans des lieux ou véhicules privés ou publics.
L’objet des dispositions contestées est d’autoriser l’activation à distance d’appareils électroniques à l’insu de leur propriétaire ou possesseur afin de mettre en œuvre ces techniques d’investigation.
Par la première de ses deux décisions de ce jour, le Conseil constitutionnel rappelle que la liberté proclamée par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 implique le droit au respect de la vie privée.
À cette aune, le Conseil constitutionnel relève, en premier lieu, que les dispositions contestées ont pour objet de faciliter la mise en place ou la désinstallation des moyens techniques permettant, selon les cas, la géolocalisation ou la sonorisation et la captation d’images.
En deuxième lieu, il ne peut être recouru à l’activation à distance d’un appareil électronique, s’agissant de la géolocalisation, que lorsque les nécessités de l’enquête ou de l’instruction relative à un crime ou à un délit puni d’au moins cinq ans d’emprisonnement l’exigent et, s’agissant de la sonorisation et de la captation d’images, que si la nature et la gravité des faits le justifient.
En troisième lieu, d’une part, cette activation à distance ne peut être autorisée que par le juge des libertés et de la détention, à la requête du procureur de la République, ou par le juge d’instruction et aux seules fins de procéder à la localisation en temps réel ou à la sonorisation et à la captation d’images de la personne. La décision d’autorisation doit comporter tous les éléments permettant d’identifier l’appareil concerné. D’autre part, la durée de l’autorisation de procéder à la sonorisation et à la captation d’images, qui doit être strictement proportionnée à l’objectif recherché, ne peut excéder une durée de quinze jours renouvelable une fois, au cours d’une enquête, et de deux mois renouvelable sans que la durée totale des opérations puisse excéder six mois, au cours d’une information judiciaire.
En dernier lieu, d’une part, l’activation à distance d’un appareil électronique ne peut, à peine de nullité, concerner les appareils électroniques utilisés par un membre du Parlement, un magistrat, un avocat, un journaliste, un commissaire de justice ou un médecin. S’agissant de la sonorisation et de la captation d’images, il est en outre prévu, à peine de nullité, que ne peuvent être transcrites les données relatives aux échanges avec un avocat qui relèvent de l’exercice des droits de la défense et qui sont couvertes par le secret professionnel de la défense et du conseil, hors les cas prévus à l’article 56-1-2 du code de procédure pénale. Il en va de même des données relatives aux échanges avec un journaliste permettant d’identifier une source ou des données collectées à partir d’un appareil qui se trouvait dans l’un des lieux protégés au titre des articles 56-1, 56-2, 56-3 et 56-5 du même code. D’autre part, le juge compétent ordonne la destruction dans les meilleurs délais des données qui ne peuvent être transcrites, ainsi que des procès-verbaux et des données collectées lorsque les opérations ont été réalisées dans des conditions irrégulières.
De l’ensemble de ces motifs, le Conseil constitutionnel déduit que les dispositions contestées, en tant qu’elles autorisent l’activation à distance d’appareils électroniques à des fins de géolocalisation, ne méconnaissent pas le droit au respect de la vie privée.
Il juge que, en revanche, l’activation à distance d’appareils électroniques afin de capter des sons et des images sans même qu’il soit nécessaire pour les enquêteurs d’accéder physiquement à des lieux privés en vue de la mise en place de dispositifs de sonorisation et de captation est de nature à porter une atteinte particulièrement importante au droit au respect de la vie privée dans la mesure où elle permet l’enregistrement, dans tout lieu où l’appareil connecté détenue par une personne privée peut se trouver, y compris des lieux d’habitation, de paroles et d’images concernant aussi bien les personnes visées par les investigations que des tiers. Dès lors, en permettant de recourir à cette activation à distance non seulement pour les infractions les plus graves mais pour l’ensemble de celles relevant de la criminalité organisée, le législateur a permis qu’il soit porté au droit au respect de la vie privée une atteinte qui ne peut être regardée comme proportionnée au but poursuivi. Il censure en conséquence le 46 ° du paragraphe I de l’article 6 de la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027, ainsi que le 47 ° du même paragraphe I, qui en est inséparable.
* Le Conseil constitutionnel censure par ailleurs comme « cavalier législatif », après avoir soulevé cette question d’office, des dispositions introduites par amendement dans la loi ordinaire déférée, concernant les conditions dans lesquelles est assurée la confidentialité des consultations juridiques réalisées par un juriste d’entreprise.
Sans que sa décision ne préjuge de la conformité du contenu de ces dispositions aux autres exigences constitutionnelles, le Conseil constitutionnel les censure comme adoptées en méconnaissance de l’article 45 de la Constitution.
* Le Conseil constitutionnel censure partiellement et encadre de réserves d’interprétation des dispositions des deux lois soumises à son contrôle concernant le recours à la visioconférence dans le cadre de différentes procédures juridictionnelles.
- Par la première de ses deux décisions, le Conseil constitutionnel s’est notamment prononcé sur des dispositions de l’article 6 de la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 prévoyant que, lorsque la compétence de certaines juridictions pénales spécialisées s’exerce sur le ressort de juridictions situées en outre-mer, certains interrogatoires et débats peuvent être réalisés par un moyen de communication audiovisuelle. Selon ces dispositions, lorsque la compétence de l’une de ces juridictions spécialisées s’exerce sur le ressort de plusieurs cours d’appel ou tribunaux supérieurs d’appel situés en outre-mer, les interrogatoires de première comparution et les débats relatifs au placement en détention provisoire peuvent être réalisés par un moyen de communication audiovisuelle dans le cas où la personne se trouve dans le ressort d’une juridiction ultramarine autre que celle où siège la juridiction spécialisée.
Par la première de ses décisions de ce jour, le Conseil constitutionnel rappelle que les droits de la défense sont garantis par l’article 6 de la Déclaration de 1789.
À cette aune, il relève, en premier lieu, qu’il ressort des travaux préparatoires que, en adoptant ces dispositions, le législateur a souhaité, dans certaines circonstances ne permettant pas d’exécuter les mandats d’amener devant les juridictions spécialisées, autoriser le recours à un moyen de communication audiovisuelle. Il a ainsi entendu contribuer à la bonne administration de la justice.
En deuxième lieu, il ne peut être recouru à un moyen de communication audiovisuelle pour l’interrogatoire de première comparution et le débat relatif au placement en détention provisoire que si le magistrat en charge de la procédure ou le président de la juridiction spécialisée saisie l’estime justifié. Celui-ci peut donc toujours privilégier la présentation physique de l’intéressé s’il l’estime nécessaire.
Par une première réserve d’interprétation, le Conseil constitutionnel juge toutefois que, eu égard à l’importance de la garantie qui s’attache à la présentation physique de l’intéressé devant le magistrat ou la juridiction compétent, ces dispositions ne sauraient s’appliquer que dans des circonstances exceptionnelles. Elles doivent dès lors s’interpréter comme n’autorisant le recours à un tel moyen de communication que si est dûment caractérisée l’impossibilité de présenter physiquement la personne devant la juridiction spécialisée.
Il relève, en troisième lieu, que, dans le cas où il a été recouru à un moyen de communication audiovisuelle pour l’interrogatoire de première comparution ou le débat relatif au placement en détention provisoire, la personne mise en examen devra de nouveau être entendue par le juge d’instruction, sans recours à de tels moyens, avant l’expiration d’un délai de quatre mois à compter de son interrogatoire de première comparution.
En dernier lieu, le recours à un moyen de communication audiovisuelle doit respecter les modalités prévues au sixième alinéa de l’article 706-71 du code de procédure pénale, selon lequel notamment, lorsque la personne est assistée par un avocat ou par un interprète, ceux-ci peuvent se trouver auprès de la juridiction compétente ou auprès de l’intéressé. Dans le premier cas, l’avocat doit pouvoir s’entretenir avec ce dernier, de façon confidentielle, en utilisant le moyen de communication audiovisuelle. Dans le second cas, une copie de l’intégralité du dossier doit être mise à sa disposition. La communication doit se tenir dans des conditions qui garantissent le droit pour la personne à présenter elle-même ses observations.
Par une seconde réserve d’interprétation, le Conseil constitutionnel énonce en outre que le recours à un moyen de communication audiovisuelle devra être subordonné à la condition que soit assurée la confidentialité des échanges, ainsi que la sécurité et la qualité de la transmission.
Sous les deux réserves d’interprétation qui viennent d’être mentionnées, le Conseil constitutionnel juge que les dispositions contestées ne méconnaissent pas les droits de la défense.
- Par sa seconde décision de ce jour, le Conseil constitutionnel censure des dispositions de l’article 6 de la loi organique relative à l’ouverture, à la modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire prévoyant que, lorsque la venue dans une juridiction située en outre-mer ou en Corse d’un magistrat délégué n’est pas matériellement possible soit dans les délais prescrits par la loi ou le règlement, soit dans les délais exigés par la nature de l’affaire, ces magistrats peuvent participer à l’audience et au délibéré du tribunal depuis un point du territoire de la République relié, en direct, à la salle d’audience par un moyen de communication audiovisuelle.
À l’aune de l’article 6 de la Déclaration de 1789, le Conseil constitutionnel juge, en des termes inédits, que la présence physique des magistrats composant la formation de jugement durant l’audience et le délibéré est une garantie légale des droits de la défense et du droit à un procès équitable.
Il relève que, en prévoyant que, lorsque les dispositifs de délégation, de suppléance et de remplacement ne sont pas applicables ou lorsque leur application n’est pas de nature à assurer la continuité du service de la justice ni le renforcement temporaire et immédiat d’une juridiction située en outre-mer ou en Corse, le magistrat délégué ou remplaçant dont la venue est matériellement impossible participe à une audience et un délibéré par un moyen de communication audiovisuelle, le législateur organique a entendu poursuivre l’objectif de valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice.
Il juge que, toutefois, le champ d’application de ces dispositions s’étend à l’ensemble des juridictions civiles et pénales, y compris lorsqu’il est statué à juge unique. Elles permettent donc la tenue d’audiences et de délibérés hors la présence physique de magistrats dans un grand nombre de cas. Il en va notamment ainsi devant les juridictions criminelles, correctionnelles ou spécialisées compétentes pour juger les mineurs qui peuvent prononcer des peines privatives de liberté, sans qu’aucune exception ne soit prévue.
Le Conseil constitutionnel en déduit que, dès lors, en se bornant à autoriser le recours à de tels moyens de communication au seul motif qu’un magistrat délégué ou remplaçant est dans l’impossibilité de se rendre dans la juridiction concernée, sans déterminer précisément les circonstances exceptionnelles permettant d’y recourir, les procédures concernées et les conditions permettant d’assurer la confidentialité des échanges, ainsi que la sécurité et la qualité des communications, le législateur a privé de garanties légales les exigences constitutionnelles précitées.
* Soulevant ces questions d’office, le Conseil constitutionnel censure en outre comme « cavaliers législatifs », sur le fondement de l’article 45 de la Constitution, les articles 4, 5, 8, 10 et 20 de la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027.
Cette censure étant prononcée uniquement pour un motif de procédure, le Conseil constitutionnel ne préjuge pas de la conformité du contenu de ces dispositions aux autres exigences constitutionnelles.