Décision n° 2020-845 QPC du 19 juin 2020 - Communiqué de presse
Le Conseil constitutionnel juge que le délit de recel d'apologie d'actes de terrorisme porte à la liberté d'expression et de communication une atteinte qui n'est pas nécessaire, adaptée et proportionnée
- L'objet de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC)
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 25 mars 2020 par la Cour de cassation (chambre criminelle) d'une question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit « des dispositions combinées » de l'article 321-1 du code pénal et de l'article 421-2-5 du même code.
Par arrêt du 7 janvier 2020 (chambre criminelle, n° 19-80.136) et par l'arrêt de renvoi, la Cour de cassation a jugé qu'entre dans les prévisions des articles 321-1 et 421-2-5 du code pénal le fait de détenir, en toute connaissance de cause, des fichiers ou des documents caractérisant l'apologie d'actes de terrorisme, lorsque cette détention s'accompagne d'une adhésion à l'idéologie exprimée dans ces fichiers ou documents. Elle a ainsi reconnu l'existence d'un délit de recel d'apologie d'actes de terrorisme.
Ce délit punit le fait de détenir des fichiers ou des documents caractérisant une telle apologie, en toute connaissance de cause et en adhésion avec l'idéologie ainsi exprimée, de cinq ans d'emprisonnement et de 375 000 euros d'amende. Conformément à l'article 321-4 du code pénal, cette peine est portée à sept ans d'emprisonnement et 100 000 euros d'amende lorsque le délit d'apologie qui fait l'objet du recel a été commis sous la circonstance aggravante du recours à un service de communication au public en ligne. En vertu de l'article 321-2 du même code, la peine encourue s'élève à dix ans d'emprisonnement et 750 000 euros d'amende lorsque le recel est commis de façon habituelle ou en bande organisée.
- Les critiques formulées contre ces dispositions, telles qu'interprétées par la Cour de cassation
Il était notamment reproché par le requérant et par l'association intervenante aux dispositions législatives faisant l'objet du renvoi, telles qu'interprétées par la Cour de cassation, de méconnaître la liberté d'expression et de communication et les principes de légalité, de nécessité et de proportionnalité des délits et des peines. Dans la mesure où il n'y aurait pas de différence substantielle et fondamentale entre la consultation d'un site internet terroriste et le téléchargement ou la détention sur un support informatique du contenu de tels sites, rien ne distinguerait ce délit de recel de celui de consultation habituelle de sites internet terroristes jugé contraire à la liberté de communication par le Conseil constitutionnel dans des décisions du 10 février 2017 et du 15 décembre 2017.
- Le cadre constitutionnel
Par sa décision de ce jour, le Conseil constitutionnel rappelle que, aux termes de l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».
Sur le fondement de l'article 34 de la Constitution, il est loisible au législateur d'édicter des règles de nature à concilier la poursuite de l'objectif de lutte contre l'incitation et la provocation au terrorisme, qui participe de l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et de prévention des infractions, avec l'exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, écrire et imprimer. Toutefois, la liberté d'expression et de communication est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés. Les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi.
- Le contrôle des dispositions législatives telles qu'interprétées par la Cour de cassation
Au regard des exigences constitutionnelles qui viennent d'être présentées, le Conseil constitutionnel relève que le délit de recel d'apologie du terrorisme a pour objet, d'une part, de prévenir la diffusion publique d'idées et de propos dangereux en lien avec le terrorisme et, d'autre part, de prévenir l'endoctrinement d'individus susceptibles de réitérer de tels propos ou de commettre des actes de terrorisme.
Quant à la nécessité des dispositions ainsi interprétées, le Conseil constitutionnel relève, comme il l'avait fait dans ses décisions des 10 février et 15 décembre 2017, que, d'une part, la législation comprend un ensemble d'infractions pénales autres que l'incrimination contestée et de dispositions procédurales pénales spécifiques ayant pour objet de prévenir la commission d'actes de terrorisme. D'autre part, le législateur a conféré à l'autorité administrative de nombreux pouvoirs afin de prévenir la commission d'actes de terrorisme. Ces dispositions sont rappelées par le Conseil constitutionnel dans sa décision de ce jour.
Le Conseil constitutionnel en déduit que les autorités administrative et judiciaire disposent, indépendamment du délit contesté, de nombreuses prérogatives, non seulement pour lutter contre la diffusion publique d'apologies d'actes de terrorisme et réprimer leurs auteurs, mais aussi pour surveiller une personne consultant ou collectant ces messages et pour l'interpeller et la sanctionner lorsque cette consultation ou cette collection s'accompagnent d'un comportement révélant une intention terroriste, avant même que ce projet soit entré dans sa phase d'exécution.
S'agissant des exigences d'adaptation et de proportionnalité requises en matière d'atteinte à la liberté d'expression et de communication, le Conseil constitutionnel juge, d'une part, que, si l'apologie publique d'actes de terrorisme favorise la large diffusion d'idées et de propos dangereux, la détention des fichiers ou documents apologétiques n'y participe qu'à la condition de donner lieu ensuite à une nouvelle diffusion publique. D'autre part, l'incrimination de recel d'apologie d'actes de terrorisme n'exige pas que l'auteur du recel ait la volonté de commettre des actes terroristes ou d'en faire l'apologie. Si, conformément à l'interprétation qu'en a retenue la Cour de cassation, la poursuite de cette infraction suppose d'établir l'adhésion du receleur à l'idéologie exprimée dans les fichiers ou documents apologétiques, ni cette adhésion ni la détention matérielle desdits fichiers ou documents ne sont susceptibles d'établir, à elles seules, l'existence d'une volonté de commettre des actes terroristes ou d'en faire l'apologie.
Le Conseil constitutionnel en déduit que le délit de recel d'apologie d'actes de terrorisme réprime d'une peine qui peut s'élever, selon les cas, à cinq, sept ou dix ans d'emprisonnement le seul fait de détenir des fichiers ou des documents faisant l'apologie d'actes de terrorisme sans que soit retenue l'intention terroriste ou apologétique du receleur comme élément constitutif de l'infraction.
De l'ensemble de ces motifs, le Conseil constitutionnel conclut que le délit de recel d'apologie d'actes de terrorisme porte à la liberté d'expression et de communication une atteinte qui n'est pas nécessaire, adaptée et proportionnée. Il formule par conséquent une réserve d'interprétation prohibant que les dispositions dont il a été saisi puissent être interprétées comme susceptibles de réprimer un tel délit.