Cérémonie de vœux du Président de la République au Conseil constitutionnel
Le 8 janvier 2024, les membres du Conseil constitutionnel ont été reçus à l'Élysée par le Président de la République à l'occasion de la cérémonie de vœux.
Vœux du Conseil constitutionnel au Président de la République
Paris, Palais de l’Elysée
Lundi 08 janvier 2024
Discours de M. Laurent Fabius,
Président du Conseil constitutionnel
Seul le prononcé fait foi
Monsieur le Président de la République,
Monsieur le Ministre,
Chers collègues,
Il est toujours présomptueux d’anticiper ce que l’Histoire, avec un grand H, retiendra des temps présents. Difficile cependant de ne pas penser que 2023 restera surtout comme « l’année des 2 guerres », celle que Vladimir Poutine a choisi de poursuivre contre l’Ukraine dans des conditions effroyables, celle qu’a déclenchée l’attaque terroriste du Hamas contre Israël avec sa sanglante réplique contre Gaza. En cette période de vœux, comment ne pas souhaiter que 2024 voie d’abord la fin de ces conflits atroces qui ne peuvent ni ne doivent nous laisser indifférents ou inactifs ?
Monsieur le Président de la République, merci d’accueillir en ce début d’année 2024 les membres du Conseil constitutionnel pour notre traditionnel échange de vœux. Ceux que nous formons pour vous-même, dans vos fonctions et à titre personnel, pour vos proches et pour la France sont multiples et profonds.
Monsieur le Président, le Conseil constitutionnel n’est pas une chambre d’écho des tendances de l’opinion publique, il n’est pas non plus une chambre d’appel des choix du Parlement, il est le juge de la constitutionnalité des lois. Cette définition claire, c’est probablement parce qu’elle n’est pas ou pas encore intégrée par tous que, à l’occasion des débats sur les lois concernant deux questions très sensibles, les retraites et l’immigration, le Conseil constitutionnel s’est retrouvé au milieu de passions contradictoires et momentanément tumultueuses. J’y reviendrai dans un instant mais auparavant un rapide tableau des activités du Conseil en 2023 et pour 2024.
Avec 525 décisions, 2023 a été, par le nombre total des décisions que nous avons prises, la deuxième année la plus chargée pour le Conseil constitutionnel depuis sa création. Nous avons tenu 25 audiences publiques de questions prioritaires de constitutionnalité, dont 2 hors de nos murs, à Bordeaux et à Douai, et siégé en séance plénière à 39 reprises pour prendre collégialement nos décisions. Si, quantitativement, la plus grande part du contentieux a concerné les élections législatives de 2022, que nous avons achevé de traiter dès mars 2023, puis le volumineux contentieux des comptes de campagne achevé début juillet, la marque jurisprudentielle de 2023 est principalement à rechercher dans notre contrôle de constitutionnalité des lois.
Je ne citerai ici que quelques exemples. Par une décision QPC du 10 février 2023, nous nous sommes prononcés sur la question du placement ou du maintien en détention provisoire des mineurs et des relevés signalétiques effectués sur eux sous contrainte. En matière de droit au logement, par une décision du 24 mars, si nous avons admis le pouvoir donné au préfet de faire évacuer par la force l’occupant irrégulier d’un domicile, nous avons précisé qu’il ne peut ordonner une telle mesure sans prendre en compte la situation personnelle ou familiale de l’occupant. Saisis de la loi relative aux jeux olympiques et paralympiques, nous avons, en mai, assorti de plusieurs réserves d’interprétation la déclaration de conformité des articles permettant le recours à des analyses génétiques dans le cadre des contrôles antidopage ainsi que le traitement algorithmique des images collectées par vidéoprotection ou drones. Le 9 juin, nous avons considéré que la possibilité qu’un tiers donneur puisse être contacté par la Commission d’accès aux données non identifiantes et à l’identité du tiers donneur pour les personnes nées d’une assistance médicale à la procréation n’était pas contraire au droit au respect de la vie privée, dans la mesure où la communication de ces informations était subordonnée à son consentement, et sous la réserve que, en cas de refus, l’intéressé ne soit pas soumis à des demandes répétées. Le 6 octobre 2023, nous nous sommes prononcés sur la question des conditions indignes de garde à vue. En cas d’atteinte à la dignité d’une personne résultant des conditions de sa garde à vue, le magistrat compétent doit immédiatement prendre toute mesure afin de mettre fin à cette atteinte ou, si aucune mesure ne le permet, ordonner sa remise en liberté. Enfin, dans une décision du 27 octobre 2023, nous avons jugé en des termes inédits, sur le fondement de la Charte de l’environnement, que le législateur, lorsqu’il adopte des mesures susceptibles de porter une atteinte grave et durable à l’environnement, doit « veiller à ce que les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne compromettent pas la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins, en préservant leur liberté de choix à cet égard ». Après avoir considéré il y a trois ans que l’exigence constitutionnelle de protection de l’environnement ne connaissait pas de frontière, nous avons ainsi marqué la dimension intertemporelle de cette exigence.
Ces décisions, même importantes, ont été largement éclipsées par les débats tempétueux qui ont entouré la décision du 14 avril 2023 par laquelle, saisi de la loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023, le Conseil a écarté les critiques tirées de l’irrégularité de la procédure suivie pour son adoption, mais censuré six séries de « cavaliers sociaux ». A la même date puis quelques semaines plus tard, nous avons par ailleurs statué à deux reprises sur des initiatives référendaires relatives au régime des retraites, portées devant nous dans le cadre de la procédure du référendum d’initiative partagée, pour constater qu’elles n’entraient pas dans le champ de l’article 11 de la Constitution. Quinze ans après son introduction dans notre Constitution, la procédure du RIP, censée favoriser une démocratie plus participative, reste donc à l’état de « pilote » inabouti, ce qui devrait pour le moins susciter la réflexion.
Au cours de cette même année 2023, le Conseil a poursuivi sa double démarche de juridictionnalisation et d’ouverture. Au titre de la juridictionnalisation, nous avons approfondi les avancées précédentes, notamment par une pratique nouvelle concernant l’information relative au traitement du déport et de la récusation d’un membre de notre collège, afin que la transparence sur ces sujets soit pleinement effective. Notre dialogue avec la doctrine s’est prolongé tant sous la forme de travaux communs pour la publication de notre revue numérique Titre VII que par l’organisation de colloques dans nos murs. S’agissant des QPC, le site d’information QPC 360 ° fonctionne depuis le 1er janvier 2023. Il est apprécié par ses utilisateurs, même si des progrès restent à accomplir dans les remontées d’information depuis les diverses juridictions. Une « Lettre de la QPC » a également vu le jour. Je me suis rendu moi-même à Bordeaux auprès de l’Ecole Nationale de la Magistrature pour détailler à l’intention des futurs magistrats les mécanismes de la QPC. Dans le même esprit, après avoir réuni à deux reprises l’Observatoire de la QPC qui rassemble de hauts représentants des deux ordres de juridiction, des avocats et de l’Université. J’ai désigné à mes côtés en qualité d’ambassadrice de la QPC Madame Patricia POMONTI, Conseillère honoraire à la Cour de cassation, que j’ai chargée de nous aider à remédier aux difficultés que peuvent rencontrer les praticiens de cette procédure. Puis je me suis adressé par lettre le mois dernier aux 74 000 avocats de France. Enfin, au titre de notre action pour la diffusion de la culture constitutionnelle, je souligne également l’ouverture du site « decouvronsnotreconstitution.fr » qui s’adresse, sous forme informative et ludique, aux élèves de différents niveaux.
L’année 2024 promet, elle aussi, d’être chargée. Sur le plan contentieux, nous la débuterons en nous prononçant le 25 janvier prochain sur 4 saisines concernant la loi immigration, dont la vôtre, Monsieur le Président. Nous poursuivrons tout au long de l’année nos activités contentieuses, ainsi que notre ouverture, nationale et internationale. Parmi les manifestations qui nous mobiliseront, je citerai, sans être là non plus exhaustif, en janvier un colloque sur « le contrôle de la constitutionnalité des lois financières », en février une réunion internationale de juges judiciaires, administratifs et constitutionnels consacrée à « la justice, l’environnement et les générations futures », en mars une audience délocalisée à Toulouse, en juin l’accueil du Congrès des Cours constitutionnelles francophones, en septembre la rencontre annuelle des Cours latines avec l’Espagne, l’Italie et le Portugal, en octobre le 50ème anniversaire de la saisine du Conseil par les parlementaires, une audience délocalisée à Rennes et une nouvelle édition de La Nuit du Droit. S’agissant du Conseil constitutionnel, en cette année où la moitié des citoyens du monde sont appelés à voter et quelques jours avant la cruciale présidentielle américaine, notre manifestation pourrait être consacrée au thème de « La démocratie et le droit ». Nous poursuivrons le travail de fond mené pour mieux former et informer à propos des QPC, procédure très utile mais qui fléchit en nombre. Nous veillerons à informer davantage le public spécialisé et le grand public sur le Conseil, sur la Constitution, sur nos institutions. Nous mettrons à disposition des jeunes, directement et s’il le juge utile avec le ministre de l’Education nationale, plusieurs modules favorisant l’éducation morale et civique, tant il nous apparaît indispensable de développer la culture civique, la culture du droit. Et nous nous réjouissons de la publication aux Editions Glénat, fin janvier, d’une bande dessinée intitulée « Dans les couloirs du Conseil constitutionnel ».
Monsieur le Président, je soulignais au début de mon propos que le Conseil constitutionnel n’était ni une chambre d’écho des tendances de l’opinion ni une chambre d’appel des choix du Parlement, mais le juge de la constitutionnalité des lois, et j’ajoutais que cette définition simple n’était probablement pas ou pas encore intégrée par tous. J’y reviens.
2023 nous a en effet frappés, mes collègues et moi, par une certaine confusion chez certains entre le droit et la politique. Je veux donc le redire ici avec netteté : on peut avoir des opinions diverses sur la pertinence d’une loi déférée, on peut l’estimer plus ou moins opportune, plus ou moins justifiée, mais tel n’est pas le rôle du Conseil constitutionnel. La tâche du Conseil est, quel que soit le texte dont il est saisi, de se prononcer en droit. Mon prédécesseur et ami Robert Badinter utilisait volontiers une formule : « une loi inconstitutionnelle est nécessairement mauvaise, mais une loi mauvaise n’est pas nécessairement inconstitutionnelle ». Cette formule, je la fais mienne car elle définit bien l’office impartial du Conseil et je forme le vœu que chacun garde cela à l’esprit en 2024.
Plus largement, en ce début d’année, il serait souhaitable, me semble-t-il, que l’on convienne de l’essentiel, c’est-à-dire de ce qu’exige notre Constitution, dont vous avez bien voulu célébrer dans les locaux du Conseil, le 4 octobre dernier, le soixante-cinquième anniversaire, à l’occasion duquel sa longévité a dépassé celle de toutes ses devancières. Sauf à prendre le risque d’exposer notre démocratie à de grands périls, ayons à l’esprit que, dans un régime démocratique avancé comme le nôtre, on peut toujours modifier l’état du droit mais que, pour ce faire, il faut toujours veiller à respecter l’État de droit, qui se définit par un ensemble de principes cardinaux comme la séparation des pouvoirs, le principe de légalité et l’indépendance des juges. Il y a bientôt cinquante ans que la jurisprudence du Conseil constitutionnel l’affirme en ces termes : c’est dans le respect de la Constitution que la loi exprime la volonté générale.
Faisons un pas de plus. Il est, bien sûr, tout à fait possible d’envisager de réviser la Constitution, mais il faut en ce cas impérativement respecter ce que la Constitution elle-même prescrit pour sa révision, à savoir la procédure prévue par son article 89, qui implique notamment de trouver d’abord un accord entre les deux assemblées parlementaires sur un même texte.
Ce débat trouve aussi sa résonance dans celui concernant la question de la relation du droit français avec le droit européen. N’oublions pas que la notion d’État de droit est le ciment même de l’approche européenne, que ce soit à l’échelle du continent, hors la Russie désormais, dans le cadre de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ou à l’échelle des 27 États membres qui forment l’Union européenne. Cette notion d’Etat de droit est aujourd’hui l’ultime marqueur de la réalité de l’adhésion des Etats membres aux valeurs de l’Union européenne, certains empruntant, comme c’est heureux, la voie de la Pologne pour y revenir tandis que d’autres s’en distancient en se revendiquant de pratiques cultivées ailleurs.
A cet égard, comment ne pas être frappé par la montée – et pas seulement en France - des contestations de ce qu’on appelle l’ordre juridique européen ? Celui-ci ne doit évidemment ni ignorer ni a fortiori chercher à effacer les souverainetés nationales. Dans le cas de la France, il résulte de notre Constitution – ainsi que des traités que nous avons ratifiés - une exigence de transposition loyale et fidèle des directives européennes, avec comme souplesse le recours à la précieuse notion juridique d’« identité nationale constitutionnelle », c’est-à-dire des dispositions nationales qui, sans être contraires aux règles européennes, reconnaissent la spécificité française. Plutôt que de nous engager dans une bataille délétère contre la législation européenne, il paraît souhaitable, tout en étant fermes sur nos compétences nationales et en favorisant le dialogue entre instances nationales et européennes - y compris le dialogue des juges -, de garder à l’esprit deux données de bon sens. D’une part, il ne peut exister d’Union Européenne efficace sans un ordre juridique européen, le droit de chaque Etat membre ne peut donc pas être « à la carte ». D’autre part, ne perdons pas de vue la stabilité, la crédibilité et l’influence qu’apporte à nos nations la dimension européenne. Qui peut croire par exemple que, sans une assise européenne commune, notre économie et notre monnaie présenteraient la même stabilité ?
Et pourtant, un sophisme se fait entendre selon lequel il faudrait se libérer de l’Etat de droit, soit au plan national, soit au plan européen, soit les deux, pour accomplir la volonté générale. Prenons garde. Beaucoup certes reste à faire pour répondre pleinement aux attentes des citoyens français et des citoyens européens dans le cadre démocratique qui est le nôtre ; mais prétendre qu’il faudrait sortir du cadre juridique que je viens de rappeler pour répondre à ces attentes n’est rien d’autre que mettre en cause notre pacte démocratique pour s’engager dans un pacte faustien. En d’autres termes, la prétendue solution à nos problèmes qui résiderait dans une sorte de « martingale des refus » - refus de la légitimité des juges, refus de plusieurs de nos engagements européens, refus de l’Etat de droit -, cette martingale non seulement ne garantirait rien, mais elle nous ferait rompre avec l’Europe et mettrait en cause notre démocratie elle-même.
Monsieur le Président, du respect des grands principes du droit dépendra largement dans les temps à venir la capacité de nos sociétés à rester unies. C’est ce à quoi s’attache le Conseil constitutionnel en servant quotidiennement la Constitution, celle-là même qui, étymologiquement, selon sa racine latine, nous « tient ensemble ». A travers nos vœux, soyez donc assuré, Monsieur le Président de la République, de notre détermination à veiller, au long d’une année 2024 qui offrira la France aux regards du monde, à ce que ne connaisse aucune éclipse le respect de la Constitution et de l’Etat de droit.